23- Trevor

Par Aylyn

Pour la cinquième fois, on relança la prise. Je n’étais clairement pas dedans. L’équipe d’enregistrement gardait une patience toute professionnelle mais je me doutais qu’intérieurement l’agacement devait les titiller. La piste audio retentit de nouveau à mes oreilles, la batterie de Link donnant le rythme, aiguillonnée par les guitares de Mike et Seth. J’ouvris les lèvres, prêt à entamer mon couplet. Ma voix refusa de sortir. Mes cordes vocales semblaient comprimées dans un étau. Je me raclai la gorge avant de secouer la tête et lever le poing. Le signal de la pose. Ça ne servait à rien de forcer. Le technicien éteignit l’enregistrement et enjoignit tout le monde à aller se détendre. Je soupirai avant de me délester du casque. Devant moi, le micro me narguait.

J’encaissai encore le contre-coup de l’agression de Zoey. La seconde partie de notre prestation ce soir-là s’était déroulé dans un flou artistique. J’avais fait le job, Dieu sait comment, porté par une rage noire. Les fans, survoltés, avaient acclamé l’interprétation. D’après Link. Pour ma part, j’avais tout occulté, mon esprit focalisé sur l’après, l’instant où je pourrais la rejoindre.

A présent, assuré sur son état, mes pensées ne cessaient de revenir sur cette révélation qui s’était imposée à moi. Impossible de me voiler la face sur cette vérité. Je tenais à elle. Je m’étais évertué à ne pas creuser ce sujet depuis plusieurs semaines, cette attirance sur laquelle je ne voulais pas mettre de nom. Pour la première fois depuis Morgane, je m’étais attaché à quelqu’un. Doucement, Zoey s’était glissée dans mon âme, y avait tracé son chemin avec sa sensibilité si semblable à celle de ma meilleure amie. Mais, alors qu’avec Morgane nous partagions une amitié fraternelle, avec cette fée aux cheveux de neige, des sentiments plus complexes se dessinaient. D’avoir cru la perdre m’avait fait prendre conscience de son importance pour moi.  De quoi être perturbé et déconnecté des répétitions.

Quand j’entrai à mon tour dans la pièce de repos, j’interceptai les regards entendus de Link et Seth. J’attendais les remarques sur mon absence de concentration et le temps perdu pour la maquette. Contre toute attente, aucun des membres du groupe n’aborda ce point.

— Tu nous la présentes quand ? s’enquit le batteur sans préambule.

Apparemment, ma vie sentimentale les intéressait plus. 

— Link, ne commence pas, intervint Mike.

Je ne lui avais encore rien raconté sur Zoey mais il me connaissait.  Je me confierai quand je serai prêt.  En attendant, il jouait son rôle de grand frère protecteur.

— Je ne vois pas de quoi tu parles, éludai-je.

— Allez, mec. On sait tous pourquoi tu as l’esprit ailleurs en ce moment. Depuis qu’on attend qu’une fille te fasse tourner la tête, on veut la rencontrer.

Je haussai les épaules et me servis une bière bien fraîche.

— Quand vous vous comporterez normalement et comme ce n’est pas près d’arriver…

Link s’approcha et m’enserra le cou dans une étreinte amicale.

— C’est pas sympa de parler ainsi de tes potes. Allez, on fera un effort. N’est-ce pas, Seth ?

Un grognement indéfini constitua la réponse du bassiste. Je lui jetai un regard en coin. C’est justement lui, l’électron libre, dont je me méfiais. Je me dégageai du bras du batteur d’un mouvement d’épaule.

— Quand je serai prêt, finis-je par déclarer.

Je me laissai tomber dans le canapé.  Les deux compères se dirigèrent vers l’extérieur pour s’en griller une.  Je passai mon tour. J’avais eu ma dose d’allusions et de taquineries.  Resté seul avec mon frère, je finis la bouteille, le regard dans le vague. Sur le fauteuil en face, Mike sirotait son café, un magazine de musique ouvert devant lui.

— j’ai hâte que tu la rencontres. Les autres un peu moins. Zoey est assez timide. Je n’aimerais pas qu’ils la fassent fuir avec leur humour à la con.

Mon frère posa sa tasse et m’observa avec attention.

— Tu tiens déjà beaucoup à elle. Elle va bien au fait ?

— Oui, elle est sortie hier. On discute pas mal par textos. Avec elle, j’arrive à être moi-même.

— Tu parais plus apaisé, Trev. Ça fait plaisir de te voir ainsi.

Je hochai la tête. Oui, depuis cette rencontre, mes idées noires avaient disparu.

— Prend ton temps, frangin, reprit Mike. Va à ton rythme. Tu sais qu’une fois entrée dans notre monde, elle sera en partie exposée.

C’est bien ce qui m’inquiétait et son agression en représentait l’exemple marquant.

— J’en ai conscience. Pour autant, je ne veux pas me cacher. Elle ne mérite pas de rester dans l’ombre.

— Alors on fera notre possible pour la protéger ;

Je plongeai mon regard dans le sien, ému par sa déclaration.

— Merci, Michael.

— Bon, fit-il en se levant. Prêt à reprendre l’enregistrement ?

— Cette fois, la première prise sera la bonne, déclarai-je avec assurance.

 

Une simple discussion avec lui et mon esprit redevenait clair, mes idées limpides. Je proposerai à Zoey que l’on se voit avec le groupe, qu’elle fasse leur connaissance. Un geste symbolique pour marquer son importance dans ma vie.

 

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