Le fameux rendez-vous parental arriva bien trop vite au goût de Jérôme. Il faisait des efforts pour me le cacher, mais son anxiété croissante le trahissait.
Henry m’avait fait promettre d’assister à l’entrevue pour le soutenir, mais plus l’échéance arrivait, plus je doutais.
Ai-je réellement ma place dans un conseil familial si délicat ?
Je frissonnai.
Dans la nuit, un épais manteau neigeux avait recouvert la ville et quelques flocons s'attardaient encore dans les airs, saupoudrant les rares promeneurs dominicaux sur son passage.
Jérôme se planta subrepticement derrière moi, comme si lui aussi voulait profiter de la vue.
— Il a neigé ? me demanda-t-il, posant son menton sur mon épaule.
— Comment tu le sais ?
— Le fond de l'air s'est rafraîchi depuis hier soir.
Décidément, sa clairvoyance ne cesserait jamais de m’impressionner.
— Il neige toujours, avouai-je.
— Beaucoup ?
— Non. Mais il y a une bonne couche au sol.
— Dommage. Ça ne suffira pas à dissuader mes parents de venir cet après-midi.
Il se laissa tomber lourdement sur le canapé. Découragé.
— Tu es toujours inquiet à cause de cette réunion de famille ?
— À ma place tu ne le serais pas ?
Touché !
À sa place, je serais littéralement déconfite, alors j’imaginais très bien ce qu’il ressentait.
— Je sais que c’est compliqué, mais c’est nécessaire pour avancer, affirmai-je avec douceur.
Je m’assis à côté de lui.
— Et c’est très courageux d’avoir accepté.
— C’est grâce à toi. Tu restes avec moi n’est-ce pas ?
— Je ne suis pas certaine que tes parents apprécient. C’est une histoire très… personnelle.
— Je m’en moque. J’ai besoin de savoir que…
Il s’interrompit, la voix rauque ; je cédai.
— Tu peux compter sur moi. Henry m’a aussi fait promettre d’être là pour toi.
Je passai ma main dans ses cheveux et comme à chaque fois que nous parlions à cœur ouvert, je lui retirai délicatement son bandeau. Il sourit timidement, se laissant faire comme toujours.
— Tu sais, si tu aimes tellement que ça mes bandeaux je peux t’en donner un, plaisanta-t-il sans grande conviction. Ça t’évitera de venir me le piquer insidieusement quand je ne m’y attends pas.
Intéressante manière de dévier la conversation pour éviter de parler d’Henry.
Je rigolai.
Quelle tête de mule.
— Menteur. Tu t’y attends toujours.
— Va savoir.
Je déposai un léger baiser sur sa joue.
— J’aime voir tes yeux, lui avouai-je. Même s’ils sont tous couturés de cicatrices, ils expriment toujours tellement de choses.
Joignant le geste à la parole, je caressai amoureusement son visage. D’abord le front, puis les cicatrices, la joue, la pulpe de ses lèvres. Il passa ses mains autour de ma taille et m’amena contre lui.
— Et puis, je ne sais pas ce qu’en pense ton ophtalmo, mais si tu masques tes yeux avec un bandeau, ça t’oblige à les garder fermés en permanence. À terme, je suppose que ça risque de te rendre plus sensible non seulement à la luminosité ambiante, mais aussi à la poussière et la sécheresse.
Je profitai de mon explication pour remettre un peu de distance entre nous, sans trop lui montrer ma gêne.
— La sécheresse ? s’étonna-t-il, ayant la délicatesse de feindre de ne pas avoir remarqué mon manège.
— Quand la paupière glisse sur l'œil, elle l'humidifie et le nettoie, donc, si tu fermes toujours les yeux, les muscles des paupières s’atrophient et les glandes lacrymales s’assèchent. Et n’oublions pas également que l'œil intervient dans le contrôle de l'équilibre. Donc, tu risques de ne plus marcher droit.
— Ça ne me dérange pas. J'ai appris à vivre avec.
— Admettons, mais ça ne change pas ce qui se passe au niveau physiologique.
Un léger rire secoua ses épaules osseuses.
— Mon ophtalmo est d'accord avec toi.
— Mais tu ne l'écoutes pas.
— Le bandeau, c'est une habitude que j'ai prise avant de sortir de l'hôpital et je l'ai gardée parce que c'était plus confortable de cacher mes cicatrices. Ma cécité apitoie déjà les gens, inutile d'en rajouter.
Je souris tristement, comprenant que c’était pour lui une forme de fuite. Un moyen de se cacher.
Des autres ou de lui-même ?
— Tu sais, tu ne pourras jamais te débarrasser des aprioris des autres, alors tu devrais faire ce qui est le mieux pour toi. En l’occurrence, réhabituer tes yeux à ton environnement.
— Comme toi tu t'habitues à moi petit à petit ?
Aie ! Il est aussi implacable que moi quand il s’y met, le bougre.
Ce faisant, il promena sa main vers les zones les plus intimes de mon anatomie.
Je tressaillis.
— Exactement, soufflai-je.
Il se pencha jusqu’à ce que nos visages se touchent presque et murmura :
— Et que faut-il que je fasse pour t'aider à t’affranchir de tes complexes comme tu t'échines à me libérer des miens ?
Mon cœur bondit dans ma poitrine. Une vague de chaleur inconnue se propagea dans mon corps. Je me crispai, le souffle court. Une envie primale m’incitait à aller vers lui, à l'embrasser fougueusement, à m’accrocher à lui jusqu’à ne plus former qu’une seule et même personne. Mais mon mental, lui, paniquait complètement. Et pour être certain de me convaincre, dans le centième de seconde qu’il me fallut pour hésiter, il passa en revue toutes les pires images que j’avais de moi-même.
Comme s’il avait suivi la montée de mes angoisses, Jérôme recula légèrement tout en déclarant :
— Je ferai un effort pour ne plus le porter, au moins à la maison. À l'extérieur... on verra au fur et à mesure.
Il repositionna sa main au niveau de ma taille.
Je frissonnai et m'écartai de lui pour calmer la crispation involontaire de mon corps.
Je me sentais honteuse et sale de lui opposer un nouveau refus silencieux, alors qu’il faisait tant d’efforts pour m’aider. Malgré son sourire, je sentais la pointe de déception qu’il tentait de me cacher à chaque fois.
Que se passera-t-il quand sa patience atteindra ses limites ?
Il fallait que je trouve une solution avant qu’on en arrive là. Je devais rééduquer mon mental. L’entraîner à accepter le contact comme d’autres entraînaient leur corps pour une compétition sportive.
Finalement tout se résumait à cela.
Me rééduquer à faire confiance, comme Jérôme devait rééduquer ses yeux à l’extérieur.
Cela demanderait du temps, mais chaque pas comptait.
♪ - ♪ - ♪
Quand Henry sonna en début d’après-midi, Jérôme lui réserva un accueil glacial.
Sans surprise.
Pourtant, l’intéressé ne s’en formalisa pas.
— T’as de la chance que Sasha ait insisté pour que je te parle alors que tu t’emploies à la mettre dehors, grommela Jérôme.
— J’ai bien conscience d’avoir dépassé les bornes, seulement, mets-toi à ma place ! Tu réalises dans quel état je vous ai retrouvés tous les deux ? Qu’est-ce que j’étais sensé faire ? Vous féliciter ?
— Donc selon toi, avoir un moment de faiblesse est un motif suffisant pour mettre les gens à la rue ?
— Tu exagères.
Jérôme se crispa.
Henry soupira.
— Il n’a jamais été dans mes intentions de jeter qui que ce soit dehors. J’ai simplement parlé trop vite et vous vous êtes enflammés sans me laisser l’occasion de m’en repentir. Je pense que toi mieux que personne, tu peux comprendre cela.
— Dans ce cas, toi, mieux que personne, tu peux comprendre la nécessité de toujours se montrer modéré et rationnel dans ses propos, répliqua Jérôme, implacable.
— Ne retourne pas mes paroles contre moi.
— Pourquoi ? Parce que c’est trop désagréable à entendre ? Ou peut-être que les leçons ne sont valables que quand c’est toi qui les donnes ?
Je posai ma main sur l’épaule de Jérôme, lui murmurant :
— S’il te plaît.
Il se calma immédiatement.
— Très bien. On passe l’éponge, mais me refais jamais un coup pareil.
Les sourcils d’Henry se levèrent très haut sur son front, lissant quasiment toutes ses rides ; il sourit.
— Je te le promets. À condition que de ton côté, tu t’engages à ne plus nous mettre à l’écart de tes décisions importantes.
— Je n’ai pas à me justifier.
— Ce n’est pas ce que j’attends, mais comprends-nous, cette histoire d’opération… pourquoi tu nous as mis devant le fait accompli comme ça ? Qu’est-ce qui t’es passé par la tête ?
Jérôme se tourna vers moi pour chercher du soutien, mais la sonnette nous interrompit.
— Ce doit être tes parents.
— Merveilleux, grinça mon aveugle.
Je m’approchai de lui en tapinois, tandis qu’Henry ouvrait la porte. Une vieille habitude.
Qui, pour cette fois, m’arrangeait bien.
— Non, ne dis rien, maugréa Jérôme quand je posai ma main sur la sienne.
— Je n’en avais pas l’intention. Je suis juste un peu nerveuse aussi. Mais quoi qu’il se passe, ce soir tout ça sera derrière nous.
— Je… et merde !
Jérôme recula vivement. Les voix étouffées qui nous parvenaient depuis l’entrée avaient eu raison de son adresse coutumière. Gagné par le stress, il avait renversé son verre d’eau sur son pantalon.
— Dépêche-toi d’aller te changer, je m’occupe de les accueillir.
Jérôme grimaça.
Si l’idée ne l’emballait pas, la perspective de recevoir ses parents avec un pantalon mouillé comme un enfant oublieux l’enchantait encore moins.
Aussi vite et maladroitement qu’il le put, il monta s’enfermer dans sa chambre.
J’inspirai un grand coup.
Aujourd’hui, je dois être forte pour lui. Il en a besoin.
Je me redressai, carrant les épaules pour adopter une position de confiance. Pourtant, à la seconde où j’aperçus dans l’entrée, ce grand homme d’âge mûr aux traits proches de ceux de Jérôme, un poids me tomba dessus.
Il me tendit la main avec une décontraction toute professionnelle.
— Arthur Reeves, se présenta-t-il.
De prime abord, le père de Jérôme semblait aussi cordial qu'Henry. Mais il ne dégageait pas cette aura de bienveillance qui caractérisait l'oncle.
— Et voici mon épouse, Martha.
Derrière lui, une femme beaucoup plus petite, aux longs cheveux bruns méchés d’argent, me salua avec sobriété. Elle restait en retrait, la mine aussi renfrognée que celle de son fils quelques instants avant son arrivée.
Peut-être qu’elle est simplement aussi nerveuse que Jérôme.
— Ravie de vous rencontrer.
— Nous également. Depuis le temps que nous entendons parler de vous, je dois bien reconnaître que nous avions hâte de faire votre connaissance.
Un troisième homme les accompagnait, plus petit, plus jeune, aussi blond que mon aveugle était brun, les traits aussi fins que ceux de mon aveugle étaient rudes.
Thomas.
Physiquement, Jérôme et son frère ne se ressemblaient clairement pas. Pourtant, leur physionomie dégageait la même impression de douceur et de crispation mélangée.
— Et moi c’est Thomas. Vous savez, le frère de Jérôme. On s’est parlé au téléphone.
— Oui ! Je me souviens. Contente de vous voir en chair et en os.
Il se gratta le haut du front, avec ce même petit sourire gêné qu’affichait Jérôme quand mes paroles le touchaient plus qu’il voulait l’admettre.
— Installez-vous, leur proposai-je désignant le canapé.
— Où se cache notre fils ? me demanda abruptement Arthur. Il essaie déjà de nous éviter ?
Je réprimai un sourire. Cette fois, la similitude entre Jérôme et son père me sauta aux yeux.
Comme quoi, les ressemblances familiales ne se résument pas aux seuls liens du sang.
— Il est monté se changer.
— Ce n'était pas nécessaire.
— Il a renversé son verre juste avant votre arrivée. Votre visite le rend… très nerveux.
— Il sait de quoi nous allons parler ? s'alarma Henry.
— Je ne lui ai rien dit, mais je pense qu’il s’en doute. C’est pour ça qu’il est aussi tendu.
Henry approuva d’un léger signe de tête.
— Je pense qu’il serait préférable que vous vous teniez à l’écart de tout cela, me conseilla vivement le père de Jérôme. Peut-être devriez-vous sortir faire un tour.
— Arthur ! s’indigna sa femme. Ce ne sont pas des manières !
— C’est moi qui lui ai proposé de rester, avoua Henry.
— Jérôme m’a fait la même demande. Et je me voyais mal la refuser.
— Vous risquez de le regretter.
— Peut-être mais sans cela, il aurait refusé cette rencontre.
— C’est parce qu’il vous fait confiance, intervint Thomas. Je dois vous avouer que quand vous m’avez promis de le convaincre de me rappeler, je n’y croyais pas une seconde, pourtant vous avez su trouver les mots. Je suppose que c’est pour ça qu’il arrive à vous parler de son accident.
— Il vous parle vraiment de… chuchota la mère de Jérôme, sidérée.
— Il vous donne les détails ou il ne fait que l'évoquer ? surenchérit Arthur.
— Fous lui la paix, grogna Jérôme depuis le haut de l'escalier. Je lui raconte ce que je veux, ça te pose un problème ?
Il descendit maladroitement, salua sa mère et s’installa à côté de moi.
Comme il me l’avait promis dans la matinée, il avait retiré son bandeau. En le voyant ainsi, un voile de tristesse se peignit sur les traits d’Henry.
Mon cœur se serra.
Jérôme avait raison. Les gens n’aimaient pas voir ses cicatrices.
— Elle, au moins, elle m’écoute, ajouta-t-il, contrairement à toi.
— Ça suffit ! s’énerva Martha. Vous n’êtes pas dans la même pièce depuis deux minutes que vous vous chicanez déjà ! Alors vous allez tout de suite vous calmer et vous comporter comme les adultes que vous prétendez être.
Jérôme et son père détournèrent les yeux, aussi crispés l’un que l’autre.
Sacrée brochette de tête de mule.
Je souris faiblement et posai ma main toujours bandée sur celle de mon aveugle dans un geste d’apaisement. Au contact de mon pansement, Jérôme lâcha prise.
— Je suis désolé, grogna-t-il du bout des lèvres.
Martha se tourna vers son mari.
— Arthur…
— Très bien, je vais essayer.
Je me détendis légèrement.
Finalement, cette attitude revêche semblait être leur manière habituelle de communiquer. La marque des hommes de la famille Reeves en quelque sorte.
Un silence tendu s’installa au salon.
N’osant pas le briser, j’envisageai de m’esquiver à la cuisine sous prétexte de leur servir à boire quand Thomas se lança.
— Est-ce qu’enfin quelqu’un va se décider à m’expliquer les raisons de ce conseil familial ?
Arthur soupira nerveusement. Martha et Henry grimacèrent.
— Ça a rapport avec… l’accident, articula douloureusement Jérôme.
— Tant mieux, soupira Thomas.
Le soulagement dans sa voix me surprit.
— J’avais peur que tu sois malade ou que tu aies fait… bref, oublie… si ce n’est que l’accident, c’est… ça ira.
Jérôme haussa les sourcils, lui aussi déconcerté par l’attitude de son frère.
— Non, j’suis pas désespéré au point de faire une connerie si c’est à ça que tu penses. Mais il semblerait qu’il reste des… comment dire…
Jérôme se tourna vers moi pour chercher du soutien.
— Des zones d’ombre.
— Oui voilà, des zones d’ombre dans mes souvenirs de cette nuit-là. Et Sasha semble penser qu’Henry nous cache quelque chose sur le sujet.
Mon cœur s’arrêta de battre quand tous les regards convergèrent dans ma direction.
Je ne pouvais pas en vouloir à mon aveugle de mettre les pieds dans le plat, mais j’aurais préféré qu’il évite de me balancer sur le devant de la scène comme ça.
— Je… disons que… je pense… enfin l’intervention de Muriel ce soir-là…
Henry pâlit.
— Nous en avons effectivement discuté la dernière fois et…
— C’est au sujet de l’adoption, le coupa Martha abruptement.
Thomas se raidit. Les mâchoires d’Henry se contractèrent. Les yeux d’Arthur se détournèrent. Le visage de Jérôme se ferma complètement.
Une nouvelle strate de tension tomba sur le salon.
— Il y a quelque chose que vous ignorez tous les deux, continua-t-elle. Nous avons découvert… nous avons…
La voix de Martha se brisa.
Arthur se redressa, plantant ses coudes dans ses cuisses avec lenteur, comme si chaque geste lui coûtait un effort de volonté. Puis, il poursuivit à la place de sa femme, s’adressant directement à Thomas.
— Inutile de tourner autour du pot, Muriel était ta mère biologique.
Stupeur générale.
Thomas vacilla, choqué par l’aveu de son père. Henry se précipita pour le retenir, immédiatement aidé par Arthur. Martha couvrit sa bouche avec un petit gémissement de douleur.
Jérôme quant à lui était littéralement figé sur son siège. Impassible.
Sous couvert d’aller chercher un verre d’eau pour Thomas, je l’entraînai dans la cuisine. Il me suivit sans résistance.
Soudain, il s’agrippa à moi.
Il était aussi bouleversé que son frère, seulement il intériorisait ses sentiments.
— J’y arriverais pas, articula-t-il dans un murmure tellement rauque que j’eus du mal à le comprendre.
Je le serrai dans mes bras pour lui donner du courage. Il était tellement contracté que les nœuds à ses épaules en étaient eux-mêmes noués.
— Tu as été trop loin pour abandonner maintenant, lui soufflai-je en retour. Tu dois aller jusqu’au bout. Mais quoi qu’il arrive, je suis avec toi.
Face à sa détresse, la promesse de mon soutien semblait bien peu de choses, mais je n’avais rien de mieux à lui offrir.
Quoi qu’il arrive, ne pas flancher.
Il me serra plus fort.
C’est alors que je remarquai le regard embué de Martha fixé sur nous. Je repris immédiatement mes distances me raclant nerveusement la gorge.
— Tu devrais rejoindre les autres, chuchotai-je. Je m’occupe du verre de Thomas.
— D’accord.
Quelques minutes et une paire de boissons chaudes plus tard, Thomas et Jérôme s’étaient à peu près remis de leurs émotions. Mais le silence régnait à nouveau dans le salon.
Cette fois, je n’attendis pas pour lancer le pavé dans la mare. Si cette conversation s’éternisait, la tension aurait raison de mon aveugle.
— Comment avez-vous découvert que Muriel était la mère de Thomas ?
L’intéressé me remercia du regard. Henry se frotta les mains nerveusement et contre toutes attentes, ce fut lui qui prit la parole.
— Elle me l’a dit, confessa-t-il.
— Comme ça ? Genre elle s’est levée un matin et elle a tout déballé d’un bloc ?
— Les choses sont un peu plus complexes. Quand j’ai rencontré Muriel, j’ignorai qui elle était. Je suis tombé amoureux d’elle et réciproquement. Après notre mariage, elle a noué un lien privilégié avec les enfants.
— Ça aurait pu te mettre la puce à l’oreille, bougonna Martha.
— Elle m’avait confié avoir perdu un nouveau-né. Je n’imaginais pas à cette époque qu’elle l’avait abandonné.
— Pourquoi n’est-elle jamais venu vous parler directement ? demandai-je aux parents de Jérôme.
Martha me dévisagea longuement de la colère plein les yeux. Mais, c’est Arthur qui finalement me répondit.
— Il est probable qu’elle ait eu peur de notre réaction. Elle devait craindre qu’en apprenant la vérité nous lui interdisions purement et simplement de voir les garçons.
— Et elle aurait eu raison ! s’énerva Martha.
Henry lui tapota la main dans un geste d’apaisement, puis il continua :
— Muriel était très jeune quand elle a eu Thomas. Elle a fait un déni de grossesse et l’a abandonné. Mais plus tard, elle a regretté son geste. Dès lors, elle a fait son possible pour retrouver son enfant.
— Ce n’est pas son enfant ! cria Martha. C’est le nôtre ! C’est nous qui avons changé ses couches, qui l’avons nourri, aimé, élevé. Elle n’était rien !
Une colère, plus sourde et profonde à chaque mot, animait encore la mère de Jérôme à l’évocation de la femme d’Henry.
— Malgré ça, elle avait le culot de vouloir te voler à nous !
— Nous n’en savons rien, tempéra Arthur. Légalement parlant, elle n’avait de toute façon aucun droit.
— Indépendamment de toutes considérations légales, intervins-je, si elle avait parlé à Thomas directement les conséquences auraient pu être terribles.
Martha me fusilla du regard. Je comprenais sa colère. Celle d’une mère blessée.
Je n’osais même pas imaginer les souffrances qu’elle avait enduré pour en arriver là aujourd’hui. Seulement, maintenant que le passé était remué, il fallait bien aller au bout de la démarche. Son mari semblait d’accord avec moi puisqu’il répondit sobrement :
— Effectivement. Néanmoins, elle n’a rien fait, ce qui nous laisse dans le flou quant à ses réelles intentions.
— Si, avoua Thomas, baissant les yeux. Quand elle a compris que j’avais découvert mon adoption, elle m’a conseillé de retrouver ma mère biologique. Mais, j’étais trop en colère pour l’écouter, alors elle m’a fait promettre d’y réfléchir.
Martha perdit instantanément toutes couleurs.
— Je comprends mieux pourquoi elle insistait tellement.
— Donc c’est pour ça que Muriel s’est finalement décidé de vous en parler ? supposai-je me tournant vers Henry.
— Oui. Elle m’a tout avoué le soir de Noël, juste avant de m’annoncer qu’elle était enceinte et qu’elle demandait le divorce.
Cette fois, ce fut à mon tour de vaciller légèrement.
C’est pour ça qu’il se tait depuis tout ce temps !
C’était maladroit, mais ils n’avaient trouvé que cette solution pour amortir l’impact.
— Quand Henry a compris qui était réellement sa femme, il nous a tout de suite averti. Et là, tout est devenu clair, confessa Arthur à son fils. Ton mal-être. Ta mauvaise humeur. Toutes ces choses que nous mettions sur le compte d’une crise d’adolescence à retardement… il était clair que tu savais. Dès lors, nous n’avions plus d’autre choix que de tout vous avouer à tous les deux. Mais d’abord, nous devions trouver un terrain d’entente avec Muriel.
— C’est pour ça que vous m’avez obligé à aller à cette fête alors que je ne voulais pas ! s’indigna Thomas.
— Nous pensions agir dans votre intérêt.
Thomas se leva, électrisé par sa colère.
— Tout est de votre faute ! Si vous ne m’aviez pas forcé la main, rien de tout cela ne serait arrivé.
Jérôme changea calmement de position. Il n’avait pas décroché un mot depuis plusieurs minutes, écoutant en silence, comme anesthésié par le choc. Pourtant, quand il ouvrit la bouche, tout le monde se tut.
— C’est ma faute, déclara-t-il. Si je ne t’avais pas provoqué, on ne se serait pas battus et Muriel serait toujours en vie. Elle a peut-être fait des choses discutables, mais elle est morte à cause de ma stupidité.
Thomas et Henry blêmirent.
Arthur serra les mâchoires si fort qu’une large ride s’imprima sur son front. À tout instant, je m’attendais à ce qu’il explose. Pourtant, quand explosion il y eut, elle ne vint pas de là où je l’aurais imaginé.
— Arrête de dire ça ! s'énerva Martha.
Elle se leva d'un bloc, tapant du poing sur la table.
— C’est elle, la seule responsable ! Elle a détruit mon frère ! Elle a essayé de me voler mon fils et elle a brisé la vie de l’autre ! Tout ça pour quoi ? Pour se prouver qu’elle était la génitrice de mon fils ?
Avant que sa femme ne perde totalement le contrôle de ses nerfs, Arthur la força à se rassoir.
— Donc c’est pour ça qu’elle est partie sans prévenir personne, soufflai-je.
— Nous n’avons plus aucun moyen de le savoir, concéda Arthur, mais c’est effectivement l’hypothèse la plus probable.
— C’était une égoïste et une manipulatrice !
— Mais… elle était enceinte, bégaya Jérôme. À cause de moi… Henry… je… je t’ai privé…
Henry se rapprocha de son neveu et lui avoua à mi-voix :
— Jérôme, cet enfant n’était pas le mien.
Jérôme se contracta plus que je l’en aurais cru capable. Martha baissa les yeux et son mari demeura parfaitement inflexible.
— Muriel me trompait depuis des mois, continua Henry. C’est en partie ma faute. Je me suis laissé emporter par mon travail, je n’ai pas vu qu’elle s’éloignait. Si j'avais été plus attentif à notre couple, peut-être que les choses auraient été différentes.
— Tu vas pas recommencer à lui trouver des excuses, cracha Martha. Personne l’a forcé à aller voir ailleurs ! Encore moins à demander le divorce quand elle a enfin compris que Thomas allait la chercher !
L’intéressé se ratatina sur son siège. Jérôme, lui, se cramponnait au sien si fort qu’il en avait les mains toutes blanches. C’était la première fois que je le voyais décontenancé à ce point.
— Mais… bafouilla Jérôme.
— Y a pas de mais qui tienne ! Elle était lâche ! vociféra Martha. Elle t’a quasiment tué ! Elle… elle a détruit tout ce que nous avons construit… notre famille. Elle… nous a… brisés… tous les cinq.
À bout de souffle, Martha fondit en larmes. Malgré toutes ces années passées, sa douleur était toujours aussi vivace.
— Alors, je t’interdis, ajouta-t-elle attrapant la main de Jérôme, je t’interdis… de te sentir responsable de sa mort. Je t’interdis de te punir encore et encore pour ça !
Arthur la prit dans ses bras pour la calmer. Une fois de plus, la ressemblance avec Jérôme me frappa. Il agissait avec la même douceur et la même prévenance que celles que me destinait son fils.
— Jérôme, tu n’as pas l’air de réaliser, insista Henry doucement. Cette nuit-là, à travers la trahison et l’humiliation qu’elle m’a infligée, j’ai souhaité qu’elle sorte définitivement de ma vie. Je l’ai souhaité si fort. Si profondément. Et, à peine quelques heures plus tard, elle était morte et toi, dans un état critique.
Henry se leva et fit les cent pas dans la pièce.
— Nous avons tous commis des erreurs dans cette histoire. Moi le premier. Et la pire de toute a probablement été de ne pas avoir le courage de regarder en face la trahison de Muriel. Chaque jour tu sombrais davantage et rejetais tous les gens qui essayaient de t’aider. Tous sauf moi. Et plutôt que de me demander pourquoi, j’ai préféré me cacher derrière ma culpabilité pour t’obliger à avancer, comme si cela réparerait mes torts. Je me suis menti à moi-même jusqu’à ne plus réaliser que si tu me tolérais, c’était aussi par culpabilité.
Henry marqua une pause.
— Non, c’est pire que ça. J’avais besoin de me raccrocher à toi pour ne pas sombrer définitivement alors j’ai ignoré ta souffrance. Puis, tu as commencé à te reconstruire à travers la musique. Tu t’es relevé peu à peu. Et là…
Là, j’étais entrée dans leur vie et tout avait changé. Jérôme avait grandi. Il s’était affirmé en tant qu’homme. Il avait éloigné son oncle. Et Henry le vivait mal parce que ça le remettait face à cette trahison qu’il fuyait avec application.
Après notre dernière conversation, je m’étais demandé ce qu’il restait de lui sous les gravats de cet accident, désormais, je savais : des espoirs brisés, une haine profonde, une culpabilité destructrice.
Les ruines d’une famille à la dérive.
— Dans ce cas, pourquoi vous n’avez rien dit au lieu de tout garder pour vous ! explosa Jérôme.
— Tu étais trop fragile pour supporter la vérité, asséna son père, implacablement.
Jérôme se leva sans se soucier de la chaise qu’il renversa au passage.
— Calme-toi ! lui ordonna sèchement son père.
— Non ! Vous m’avez toujours menti ! Vous vous foutez de ma gueule depuis qu’on était petits Thomas et moi, et je dois gober vos inepties et dire merci à la fin ? J’en ai ma claque de tout ça, tu comprends ! Est-ce qu’une seule fois dans ma vie vous avez été honnêtes avec nous ?
— Jérôme, s’il te plaît, le supplia Martha. Comprends-nous…
— Non ! C’est trop facile ça ! Ça fait plus de dix ans que je traîne cette culpabilité ! Dix ans ! Et ça ne vous est jamais venu à l’esprit de cracher le morceau avant que je vous mette au pied du mur !
— Jérôme… glapit sa mère.
Il dégagea la main compatissante qu’elle tendait vers lui et se tourna vers son oncle.
— Franchement Henry, tu es celui qui me déçoit le plus. Que le monde entier me mente passe encore, mais toi ! Toi, tu sais mieux que personne tout ce que m’a coûté cet accident, et pourtant tu m’as laissé… toutes ces années, tu…
Il secoua la tête, l’air abattu.
— Je suis vraiment navré que tu n’aies pas eu suffisamment confiance en moi pour m’en parler avant.
Il se dirigea vers l’escalier, mais avant de monter, il ajouta :
— Et après ça tu as le culot d’accuser Sasha de me faire du mal et d’essayer de l’évincer pour ça…
Je me levai à mon tour. Je voulais dire quelque chose. Intervenir en faveur d’Henry. Le défendre. L’aider. Mais les mots se dérobèrent sous ma langue.
Son constat était cruel, mais d’une certaine manière, il avait raison.
Malheureusement, je comprenais tout aussi bien le silence de ses parents. Ils essayaient juste de les protéger comme faire se peut. Et je respectais ça. Dans une telle situation, il n’y avait aucune bonne solution. Juste l’alternative du moindre mal.
Jérôme le comprendrait aussi. Plus tard. Quand sa colère se serait apaisée.
Pour l’instant, il réalisait douloureusement qu’il n’était que le dommage collatéral d’un engrenage qui le dépassait.
Il s’enferma dans son bureau pour mieux digérer sa colère. Ou peut-être simplement pour fuir le regard de ses proches.
Mais Arthur ne l’entendait pas de cette oreille. Il monta à la suite de son fils et tambourina à la porte.
En bas, c’était la consternation générale. Martha enveloppa la main de Thomas dans la sienne.
— Tu sais que ça n'a jamais rien changé pour ton père et moi. Nous t'aimons autant que ton frère.
Des larmes roulèrent sur ses joues.
— Dis-moi que tu comprends, chuchota-t-elle la voix chevrotante d’émotion. Nous n’avions pas l’intention de vous faire du mal.
Il la prit dans ses bras avec tendresse.
— J’en ai conscience, mais moi aussi, j'avais besoin de savoir.
En quelques mots émus, tout était dit. Thomas avait beau montrer aux yeux du monde un caractère beaucoup plus doux, il se battait contre les mêmes démons que son frère.
Martha, elle, était complètement dévastée.
Henry avait raison. Cette vérité est destructrice.
— Toujours convaincue qu’il était nécessaire de détruire leurs certitudes ? me demanda amèrement l’intéressé.
— Oui. Ça va être compliqué à digérer, mais…
Je m’interrompis, réalisant soudain que je tremblais.
— Même s’il ne peut pas le comprendre aujourd’hui, il devait de l’entendre de votre bouche. Quoi que vous ayez dit ou pensé cette nuit-là, aucun d’entre vous n’a mérité ce qui s’est passé. Mais, tous les regrets du monde n’y changeront rien.
Je me tournai vers Martha et j’ajoutai :
— Je doute que votre mari obtienne le moindre résultat à s’échiner comme ça sur cette porte. Hormis peut-être le braquer davantage.
Elle sourit faiblement avant de hausser les épaules dans un soupir.
— Vous ne m’apprenez rien. Malheureusement, Arthur est aussi retors que son fils.
Les chats ne font pas des chiens.
Je jetai un coup d’œil inquiet vers l’étage.
Même si j’étais curieuse de savoir lequel des deux gagnerait cette guerre d’usure, je craignais vraiment la réaction de Jérôme. Emporté par sa colère, il risquait de blesser ses proches et s’en vouloir après. Et il était déjà suffisamment ébranlé pour aujourd’hui.
Au bout de cinq minutes de cette insistance horripilante, la porte s’ouvrit avec fracas. Jérôme sortit étrangement calme. Trop calme pour être honnête.
Il suivit son père en silence.
Ce dernier semblait satisfait. Mais un coup d’œil rapide à Henry me confirma que cette apparente docilité cachait quelque chose.
Tandis qu’Arthur reprenait sa place, Jérôme se dirigea vers l’entrée.
— Où tu vas encore ? s’énerva son père.
— Je vais prendre l’air, répondit sèchement Jérôme.
Son père l’attrapa fermement par le bras.
— Tu ne vas nulle part !
Martha l’incita au calme. Mais Arthur Reeves n’était visiblement pas homme à apaiser les conflits. Avec son fils tout du moins.
— Lâche-moi ! s’énerva Jérôme.
Il se dégagea et le repoussa, puis sortit, se cognant partout. Arthur s’apprêtait à le suivre, mais je l’en empêchai.
— Je m’en occupe.
— Ce ne sont pas vos affaires !
— Je ne vous demandais pas votre avis. Vu l’état dans lequel vous êtes tous les deux, il ne vous écoutera pas ! À part empirer les choses, je ne vois pas ce que vous y gagnerez.
— Arthur écoute là, s’il te plaît, l’implora Martha.
Comme pour afficher son accord tacite avec sa mère, Thomas se posta en travers du chemin de son père.
J'attrapai ma veste et celle de Jérôme, mais sur le palier, Henry me retint.
— Vous avez bien conscience qu’il pourrait de s’en prendre à vous comme le soir de son retour.
Je plantai mon regard dans le sien.
— C’est un risque que j’assume.
Sans lui laisser le temps d'objecter quoi que ce soit, je sortis.
Tout le calme et l’assurance dont j'avais fait preuve face à eux n'était que de la poudre aux yeux.
Intérieurement, c’était une fois de plus l’anarchie.
J'appelai l'ascenseur, mais sa lenteur m'horripila alors j’optai pour l'escalier.
Je devais rattraper Jérôme au plus vite.
Je devais l’aider.
Mais qu'est-ce qui lui est passé par la tête à la fin ? Pourquoi il est sorti comme ça ? Et tout seul en prime !
Ma panique grandit à mesure que je dégringolais les marches.
Et s'il tombe ? Ou s'il se fait agresser dans la rue ? Ou pire renverser par une voiture ? L’énervement le rend tellement maladroit ! Et...
Dans le hall, je croisai Marilou qui astiquait énergiquement la porte vitrée donnant accès au garage. Mais de mon aveugle, il n'y avait pas la moindre trace.
— Bonjour Marilou, l'interpelai-je. Vous n'auriez pas vu Jérôme ?
— Oh si. Il vient de passer il y a un instant.
— Eh merde, grommelai-je.
L'espace d'une seconde, j'avais espéré qu'il trouverait un petit coin où bouder à l'intérieur. Peut-être que la présence de la concierge l'en avait dissuadé.
— Tout va bien ? Il n'a pas arrêté de se cogner partout et en plus il est sorti en chemise. Avec ce temps ! Ce n'est pas raisonnable !
— C'est compliqué, éludai-je. Vous avez vu par où il est allé ?
— Il a traversé la rue vers le petit square.
— Rha sérieux ! pestai-je.
J’abandonnai la pauvre concierge à sa perplexité, lui lançant un vague merci par-dessus mon épaule.
Au dehors, l'épais manteau neigeux recouvrait toujours la ville, à l'exception des trottoirs que la voirie avait déblayés de bon matin. Je traversai la rue clopin clopan.
Tellement occupée à chercher la trace de mon aveugle, j’en oubliai toute forme de précautions. Certes j’étais sur le passage piéton, mais cela ne me protégerait pas du livreur à mobylette qui jaillit soudain devant moi.
Je l’aperçus à la dernière seconde. Il freina aussi brutalement que possible, klaxonnant énergiquement pour me faire dégager. Mais avec la route glissante de neige fondue, il dérapa et me percuta. Je roulai au sol essayant tant bien que mal de protéger ma main blessée.