23. Accords saccadés

Par Shaoran
Notes de l’auteur : Bonjour lecteur(rice),
honte à moi, je viens de m'apercevoir que j'avais loupé la publication d'un chapitre en plein milieu de l'histoire.
Le 12è chapitre, anciennement Traquenard a donc repris sa place de chapitre 11, et le chapitre manquant "Le Bureau" le remplace en 12è position.
Bonne lecture ^^

Ce matin-là, le réveil sonna bien trop tôt. Je me levai comme une automate, encore groggy. J’aurais aimé me persuader que mon corps manquait simplement de sommeil, mais, c’était surtout mon esprit qui ne se reposait pas.

Heureusement, mon corps connaissait par cœur notre routine matinale. 

Allumer la cafetière. Sortir les bols.  Toaster le pain… 

Jérôme descendait avec son tee-shirt froissé, les cheveux en désordre, taiseux et maladroit. 

Comme tous les matins. 

Nous prenions notre petit déjeuner dans un silence quasi religieux. Puis il montait se préparer pendant que je me postais à la fenêtre pour terminer mon café et observer la rue. 

 Comme tous les matins.  

Madame 6h50 passait de son pas énergique sous la fenêtre. Monsieur ligne C12 République attendait son bus, la tête dans le journal. Tic et Tac, les ados bruyants qui n'allaient jamais l'un sans l'autre, se chahutaient de bon cœur à l'entrée du parc. 

Comme tous les matins. 

Pourtant aujourd'hui, alors que j’observai Jérôme, cette routine avait une saveur légèrement différente. Depuis qu’il s’était officiellement déclaré, il portait de moins en moins son bandeau devant moi. Et sans ce filtre inconscient que cela mettait entre nous, toutes mes perspectives changeaient. 

Sa carrure, ses cicatrices, ses cheveux en bataille, son attitude d’ours renfrogné, sa présence… 

Tout me semblait plus intense. Et comme teinté d’une touche de mélancolie. 

Jérôme m’aimait. 

Et à cause de ça, non seulement il s’était brouillé avec son oncle, mais en prime… 

En prime quoi ? Il a refusé une opération qui pourrait changer sa vie ? Lui rendre la vue ? Le débarrasser de ses complexes ? De sa culpabilité ? 

Il prétendait assumer sa décision, mais il mentait. Son attitude le trahissait. Et il n’était pas dans ses habitudes d’être en décalage avec ses propres émotions.

Alors pourquoi ? Est-ce que ça a quelque chose à voir avec moi ?

Henry semblait penser que oui.

Henry

C’était le prétexte idéal pour mettre les pendules à l’heure une bonne fois pour toutes avec lui et avancer. 

— Qu’est-ce qui ne va pas ? me demanda Jérôme de sa voix rauque du matin. 

Je sursautai, brusquement tirée de mes pensées. 

— Hein ? Quoi ? Tout va bien. Pourquoi ça n’irait pas ? 

Il sourit avec douceur, débarrassant machinalement son bol. Pour une fois, il semblait particulièrement détendu. D’ordinaire, il n’émergeait réellement qu’à sa sortie de la salle de bains. Mais ce matin, il paraissait plus alerte. Se serait-il réveillé plus tôt lui aussi ? 

— Je commence à te connaître. Je sens quand quelque chose te préoccupe. 

— Je suis fatiguée, c’est tout. 

— Je vois. 

Il déposa un tendre baiser sur mon front et s’éloigna.

— Arrête de t’en faire pour moi, ajouta-t-il arrivant au pied de l’escalier. Je vais bien. 

Je restai figée, le dévisageant de toute sa hauteur tandis qu’il montait. Lorsqu’il arriva en haut, je souris. Même si je ne lui disais rien, il lisait au travers de mes silences comme je devinais ses émotions dans ses gestes maladroits. 

Depuis quand étions-nous devenus si intimement familiers ?

Je l’ignorais. Ou plutôt, je prétendais l’ignorer.

En vérité, j’avais juste préféré me voiler la face et étouffer mes sentiments pour lui, parce que leur profondeur m’avait effrayée.

Elle m’effrayait toujours et m’effrayerait probablement pour un moment encore. Mais je ne l’échangerais pour rien au monde. Sans le réaliser, j’avais fait de Jérôme un pilier de ma vie. Son affection me maintenait entière. Elle ranimait mon cœur figé par une trop longue solitude.

Jamais jusqu’à présent je n’avais ressenti ça pour quelqu’un.

Que se passerait-il s’il changeait d’avis et que d’un coup toute cette douceur, cette chaleur m’était brutalement retirée ?

Ne me resterait que ce désert de solitude bien trop vaste dans lequel je m’étais perdue pendant si longtemps.

Et cette idée m’était réellement insupportable. Voilà pourquoi j’avais choisi de nier mes sentiments, même si, par la même occasion, je reniais ouvertement les siens.

Je grimaçai.

C’est ça ! Ces souffrances qu’Henry m’accuse de lui infliger par mes actions maladroites !

Cette peur de la solitude m’avait servi de prétexte pour ériger des barrières entre nous. Pourtant Jérôme les avait franchies, pas parce qu’il s’ennuyait ou pour se prouver quoi que ce soit, mais parce qu’il m’aimait moi.

Il m’avait choisie. Aujourd’hui comme hier.

Et réciproquement. Alors, il est temps d’agir pour son bien et l’aider à se débarrasser de ses regrets. Même si cela implique d’affronter Henry.

Forte de cette résolution, je l’appelai.

À la troisième sonnerie, je tombai sur son répondeur avec un mélange de soulagement et de déception.

Est-ce qu’il est occupé ou alors il m’ignore délibérément ?

Incapable de répondre à cette question, je bafouillai sur son répondeur :

— Henry… je sais bien que vous m'en voulez pour… bah, tout ce qui s’est passé ces derniers jours, mais, s'il vous plaît, j'ai besoin de votre aide. 

Je soupirai, ajoutant, la voix étranglée par l’émotion :

— Je commence à comprendre ce que vous essayiez si maladroitement de me dire l'autre jour sur Jérôme, et sur… tout le reste... S'il vous plaît, rappelez-moi. Il faut vraiment qu’on parle. 

Je raccrochai après une vague formule de politesse.

En fin d'après-midi, après des heures passées à guetter son appel, je n’y croyais plus. Quelle ne fut donc pas ma surprise de le découvrir sur le seuil, raide comme la justice.

En lui ouvrant, mon cœur descendit de plusieurs étages.

Certes, je lui avais proposé de discuter, mais, je ne m'attendais pas à voir débarquer comme ça. 

Comme s'il avait suivi le cours de mes pensées, il déclara simplement : 

— Si je tombe mal, je peux repasser. 

— Non ! Pas du tout. J'avais peur que vous ne vouliez plus me parler après ce qui s’est passé... 

Il entra en silence, me laissant dans le doute sur ses réelles intentions. À la douleur qui électrisa ma main blessée, je réalisai que sa réaction me crispait. 

Sous couvert d'un besoin urgent, je m’esquivai aux toilettes, le temps de me calmer. 

J'inspirai profondément.

Oui, j’espérais ses conseils, mais après notre dernier entretien, je m’attendais à tout de sa part. 

Ne pas paniquer. Après tout, Henry est juste un peu rude.  

Comme un hérisson. 

Il n'est pas foncièrement méchant comme certains membres de ma famille. Et ça, ça fait une grande différence.  

Je rassemblai donc mon courage et sortis de ma cachette improvisée. 

Je retrouvai Henry, au salon, toujours aussi raide, la mine renfrognée. 

— Vous souhaitiez parler de Jérôme, résuma-t-il d’une voix bien plus chaleureuse que ne le suggérait son attitude. 

Je m’installai face à lui, triturant nerveusement mon pansement. 

— Oui. Il est temps de crever l’abcès. Dans son intérêt. Vous vous voulez me virer, soit, mais j'aimerais vraiment savoir pourquoi vous n’arrivez pas à me faire confiance. 

D’abord, ses sourcils se soulevèrent dans une mimique de perplexité, puis, son visage se referma. 

— Ce n’est pas un problème de confiance, soupira-t-il. Simplement, la dernière fois… disons que mes mots ont dépassé ma pensée. Je n’imaginais pas que vous vous plaindriez… enfin… je ne m’attendais pas à ce que les choses prennent des proportions pareilles. 

— Moi non plus, avouai-je piteusement. Je sais que vous avez du mal à voir Jérôme s’éloigner, mais, même si c’est pour de mauvaises raisons, vous m’avez toujours soutenue et j’espérais que vous en feriez autant cette fois-ci. Je ne m’attendais pas à une intransigeance si abrupte de votre part. Du mécontentement, de la colère, oui, mais… ça. J’ai été prise de cours et je me suis tournée vers la seule personne qui pouvait m’aider à y voir plus clair, Lilie. D’ordinaire, elle ne parle pas à ma place, mais là, ces dernières semaines ont été émotionnellement… chargées. Du coup, elle a réagi au quart de tour.

Henry se leva avec lenteur pour se servir un café. Il inséra une dosette dans la cafetière et l’alluma. Puis, il se tourna vers moi, l’air chagriné. 

— Je suis sincèrement désolé si je vous donne l’impression de ne pas vous apprécier à votre juste valeur. Ce n’est réellement pas mon intention.

J’haussai les sourcils, perplexe.

— Je ne suis pas très fier de mon comportement, mais…

Son regard se perdit un instant au loin. Seuls les gargouillis de la cafetière rompaient le silence. Puis, après ce qui me sembla une éternité, il termina dans un soupir :

— Vous n’avez rien à vous reprocher. Le problème est toujours venu de moi. Je suis le premier à vouloir que Jérôme trouve son équilibre et j’ai bien conscience d’être parfois trop intrusif dans sa vie, mais, c’est plus fort que moi. Vous n’avez pas vu ce que nous avons vu avec ses parents. L’état dans lequel il était après son accident. Cette souffrance… Nous n’avons pas su le protéger à l’époque. Je refuse que ça se reproduise. Alors, le voir dans cet état après votre altercation… ça m’a mis hors de moi. Et je…

t’as pété un plomb ?

Comme quoi, t’es finalement un être humain comme tous les autres. Avec des faiblesses et des failles.

— Je comprends, avouai-je, mais, vous ne pouvez pas le préserver de toutes les difficultés sur sa route.

Et, j’ai pas les épaules pour devenir le dommage collatéral de l’histoire.

Il se retourna et sortit deux tasses.

— On croirait entendre Jean. Vous n’allez pas me dire que vous aussi vous considérez tout ça comme une bonne chose pour Jérôme.

— Je pense que le docteur Lanteigne est plus objectif que vous ne voulez le reconnaître.

Il appuya sur le bouton de la machine et son café commença à couler doucement. Henry le récupéra et tandis qu’il renouvelait l’opération pour me servir, il affirma d’une voix légèrement enrouée :

— Personne ne peut comprendre. J’ai besoin de le protéger. Besoin de m’inquiéter pour lui. De lui éviter toutes les difficultés. Je…

Henry s’interrompit comme s’il craignait d’en avoir trop dit.

— Vous vous sentez coupable de ce qui lui est arrivé ?

— De quoi parlez-vous ?

— De son accident.

Henry blêmit.

— Que vous a-t-il dit à ce sujet ?

— Il m’a raconté tout ce dont il se souvient. Et, ça a été un moment éprouvant pour nous deux, mais il… comment dire…

Je me mordis la lèvre. J’hésitais.

Henry éteignit la machine à café et s’installa face à moi, l’air profondément contrarié.

— Allez-y ! Livrez-moi donc le fond de votre pensée.

— Eh bien, lui aussi se sent incroyablement coupable de ce qui est arrivé. Et comme vous, il ressent le besoin d’entretenir cette culpabilité pour ne pas faire face à la réalité.

— Quelle réalité ?

— Qu’il lui manque une pièce du puzzle. Et vu votre propension à vous rendre responsable de ce qui s’est passé, je suppose que cette pièce, vous l’avez en main et vous la lui cachez désespérément depuis tout ce temps.

— Comment pouvez-vous dire ça ? De quoi est-ce que vous m’accusez au juste ?

— Je ne vous accuse de rien. Ce que je dis, c’est que la situation ne se réduit pas à votre seule culpabilité. Vous n’étiez pas au volant de cette voiture. Par contre, Jérôme, lui, était aux premières loges et à cause de ça, il est convaincu d’avoir détruit votre vie et celle de sa famille. Pourtant, de mon point de vue, il est plutôt la victime des choix désastreux de votre femme.

Henry pâlit encore plus, mais il était trop tard pour regretter mes paroles. Maintenant, il fallait que j’aille jusqu’au bout, quitte à égratigner un peu son égo au passage.

— Comment osez-vous ?

— Ouvrez les yeux Henry ! Pourquoi Muriel a-t-elle pris votre voiture cette nuit-là plutôt que de prévenir les secours et solliciter votre aide ? D’après Jérôme, vous étiez avec ses parents et votre femme, alors pourquoi l’auriez-vous laissé partir seule si elle n’avait pas agi en douce ? Et d’ailleurs, pourquoi agir seule bon sang ? Comment une personne adulte peut-elle faire quelque chose d’aussi inconséquent ?

Henry me regarda fixement. Une colère froide et intense brillait dans ses prunelles. Mais pour une fois, je ne me laissai pas déstabiliser.

— Vous ne savez rien !

— Certes ! Mais ce que j’en vois, c’est que vous vous torturez tous les jours pour des erreurs qu’elle n’aura jamais à payer elle-même ! Comment voulez-vous que Jérôme passe à autre chose tant qu’il ne se pardonnera pas de vous avoir privé de votre femme et votre enfant ! Vous réalisez le poids que vous reposez sur ses épaules à travers votre silence ?

Peu à peu, le visage d’Henry se décomposait. Le sentant prêt à cracher le morceau, j’enfonçai le clou, aussi implacable que lui quelques jours plus tôt.

— Vous m’accusez de le faire souffrir par ma maladresse affective… je peux le concevoir. Mais vous êtes pareil.

Il ferma les yeux durant une seconde où je le soupçonnai de retenir quelques larmes. Strate après strate, le si solide monsieur Langler se morcelait sur son siège. Puis, il craqua pour de bon.

— Ce n’était pas mon enfant.

Sa voix se résumait à un murmure, pourtant, elle résonna à mes oreilles comme un véritable coup de tonnerre.

Si je m’attendais à ça !

Nous restâmes ainsi face à face en silence. Le temps s’étira. Le regard d’Henry était perdu dans le vague. Comme tourné vers l’intérieur de lui-même.

Je n’osais plus rien ajouter. Je ne savais plus quoi ajouter.

De toute façon, tout était dit.

Cette histoire est sordide. Quel que soit l’angle sous lequel on regarde.

Depuis longtemps je me doutais qu’il portait seul un fardeau trop lourd. Maintenant, je me demandais plutôt ce qui restait de lui sous les gravats.

Ah ça pour crever l’abcès, il est crevé !

Maintenant, il allait falloir ramasser les morceaux et panser les plaies des uns et des autres.

Si tant est que ce soit possible.

J’observai attentivement Henry, toujours immobile. Comme vidé de toutes émotions.

À quoi pouvait-il bien penser ?

Cette femme qu’il aimait lui avait fait un enfant dans le dos avant de se tuer en voiture, laissant son neveu handicapé à vie. Tu m’étonnes qu’il n’arrive plus à faire confiance aux gens. Cela dit, ça n’explique toujours pas le comportement de cette Muriel.

Pourtant, face à l’abattement d’Henry, je n’osais pas le lui faire remarquer. Même s’il était moins expansif que Jérôme, sa souffrance était aussi vive.

Cet accident les avait détruits tous les deux.

Jérôme avait fait le vide autour de lui, tolérant Henry parce qu’il se sentait coupable de le priver de sa famille. De son côté, Henry avait soutenu Jérôme parce qu’il se sentait responsable de sa cécité. Au final, Henry avait fui son deuil exactement comme Jérôme avait fui ses parents.

Mais, aujourd’hui, sa béquille s’émancipait le plaçant devant cette boîte où il avait cadenassé son passé.

Une boîte qu’il devait maintenant ouvrir pour libérer Jérôme, avec le risque que ça les détruise une seconde fois au passage.

— Écoutez Henry, j’ai bien conscience que tout ceci est affreux. Mais, c’est justement pour cette raison que vous devez en parler avec lui.

Il se leva pour faire les cent pas dans la pièce et se posta à la fenêtre.

Je souris à la pensée que j’avais cette même habitude pour me défiler quand les conversations devenaient trop personnelles.

— Vous ne savez pas ce que c’est de le voir se détruire chaque jour à petit feu.

— Justement ! Raison de plus pour l’aider à alléger son fardeau !

— Non ! Si je lui explique tout maintenant, il ne s’en remettra jamais !

— Faites-lui confiance.

Le comportement de Jérôme le soir de notre dispute me revint en mémoire. Henry le pensait fragile ; il se trompait.

— Il est bien plus fort que vous l’imaginez. Mais tant que cette culpabilité vous aliénera tous les deux, vous ne pourrez pas tourner la page.

— Non ! Remuer le passé ne nous apportera rien de bon.

Il y avait dans sa voix, la même fêlure que dans celle de Jérôme quand il m’avait parlé de son accident. La même vulnérabilité dans son expression. La même fuite désespérée dans son énergie.

Je ne pouvais pas le laisser se torturer ainsi. Je devais le faire réagir. Le sortir de son marécage émotionnel.

—De quoi avez-vous peur au juste ? Que cet aveu détruise sa famille ? Qu’il arrête de parler à son frère ? Qu’il fuie ses parents ? Qu’il s’éloigne de vous ? Qu’il s’enferme dans la solitude ? Le mal est déjà fait ! Ça ne sera pas pire que maintenant !

— Tais-toi !

— Non ! Vous prétendez agir dans l’intérêt de Jérôme, mais soyons lucides, ce qui le ronge, ce n’est pas sa cécité ! Ça, il l’accepte !

— Parce qu’il n’a pas le choix !

— Mais c’est dingue ça ! Vous êtes plus borné qu’un vieil âne ! Sa cécité est lourde à porter au quotidien, mais il a appris à composer avec. Sa culpabilité par contre, elle est en train de l’écraser, lentement mais sûrement. Et tout ça à cause de votre silence !

Mes derniers mots résonnèrent dans le vide de l’appartement. Sans m’en rendre compte, à mesure que ma voix s’élevait, je m’étais aussi levée de ma chaise. Henry m’observait sans broncher. Livide de stupeur.

Ah ça pour le faire réagir, il avait réagi. Mais moi aussi.

Jamais je n’aurais imaginé m’enflammer de la sorte. Mais il fallait que ça sorte. Il fallait qu’Henry comprenne. Qu’il accepte enfin de parler pour libérer Jérôme des chaînes de son passé.

Je me rassis, détournant les yeux.

— Il a besoin de vous, marmonnai-je.

Je lui laissai un moment pour reprendre ses esprits avant de me rapprocher de lui.

— Je sais que je n’ai ni l’expérience, ni la légitimité pour vous dire ça Henry, mais… arrêtez d’endosser le rôle de la victime. Ça n’aide personne. Ni vous, ni Jérôme, ni Thomas. Pas même leurs parents. J’ai bien compris que vous ne vouliez pas les heurter, mais vous taire plus longtemps serait une erreur.

Il me dévisageait, toujours aussi obstinément silencieux. De ce même silence que le mien. Celui du chaos. Du vide intérieur.

— Au point où en sont les choses, continuai-je, quel que soit votre choix, il sera douloureux. Il n’y a aucune bonne façon de lui déballer ce que vous savez. Malgré tout, il a besoin que vous le fassiez pour pouvoir envisager les choses sous un angle différent.

Je posai mon bras sur le sien.

— Et puis, à vous aussi, ça vous fera du bien. Après tout, il n’est pas trop tard pour refaire votre vie.

Il soupira comme si sa lassitude menaçait soudain de le terrasser et articula calmement :

— Je ne suis pas certain d’en avoir le droit.

— Bien sûr que si. Lâchez prise. Vous êtes si prévenant, si attentionné, si rusé, vous devriez être en mesure de faire craquer ces dames. Et puis, Olivia...

Il se fendit d’un petit rictus amer.

— Donc, vous savez.

— Je ne dis pas que vous devez forcément construire une relation passionnée comme des lycéens en chaleur, mais ne ruminez pas seul dans votre coin. Et puis, chaque jour, vous épaulez Jérôme alors que vous-même vous portez un lourd deuil et ça, même s’il oublie de vous le dire, il vous en est très reconnaissant.

— Alors pourquoi me tient-il à l’écart de ses décisions importantes exactement comme il le fait avec ses parents ?

— Le problème, c’est que votre sollicitude l’atteint dans sa virilité et, il a beaucoup de mal à le supporter, surtout maintenant que je suis entrée dans sa vie. Seulement à cause de cette culpabilité, il n’arrive pas à vous le dire de peur de vous blesser. Et même si pour l’instant, il est encore en colère, ça l’affecte beaucoup de vous savoir si malheureux. Vous êtes comme son père par procuration après tout. Il n’attend qu’un geste de vous pour faire la paix.

— J’ai bien peur de ne pas être aussi optimiste que vous.

— Je ne dis pas que ce sera facile, mais si vous n’essayez pas, la partie sera inévitablement perdue. Alors, faites-lui confiance. Expliquez-lui pourquoi vous avez réagi ainsi, même si c’est dur. Il est en âge de comprendre et en droit de savoir. Et puis, quitte à le perdre de toute façon, autant aller au bout des choses. De mon côté, je vous promets de le raisonner.

Henry reprit la contemplation du paysage par-delà la fenêtre.

Un lourd silence s’étira entre nous. Malgré la tentation, je n’osais pas le rompre préférant lui laisser digérer tout ce que nous venions de nous dire.

Même pour moi, ça avait été éprouvant, alors pour lui, je n’imaginais même pas. Pourtant, il avait fait front sans faiblir.

Sacrée force de caractère quand même. Je crois bien qu’à sa place, je me serais effondrée.

Après ce qui me sembla une éternité, il revint s’installer face à moi les traits légèrement chiffonnés.

— Je m’occupe de Jérôme depuis plus de dix ans, m’avoua-t-il, la voix rauque. Et pendant tout ce temps, j’étais persuadé qu’il nous en voulait à Muriel et à moi pour son accident. Je n’avais jamais mesuré à quel point il se sentait coupable de ce qui s’est passé.

Il s’avachit sur sa chaise d’une manière qui lui ressemblait bien peu.

— Non en réalité, c’est pire que ça. Je le sais depuis longtemps, mais j’ai refusé de le voir parce que…

— Parce que tant que vous n’en parliez pas, vous pouviez vous mentir à vous même ? Vous persuader que tout n’était qu’interprétation biaisée de votre part ? Parce qu’un mensonge, même sordide, était moins douloureux que cette vérité-là ?

Il me dévisagea avec un air incrédule qui semblait me demander comment je pouvais le savoir.

Je lui souris tristement.

— Moi aussi je suis douée pour me voiler la face, lui concédai-je un peu plus émue que je l’aurais voulu. Seulement comme vous, j’ai découvert à mes dépends que quelle que soit la supercherie, un jour les masques tombent et là, c’est comme si le monde s’ouvrait sous vos pieds pour vous engloutir.

Je détournai le visage pour lui cacher combien cet aveu me remuait.

— Malgré tout, il continue de tourner. Pire, il tourne rond dans l’indifférence générale pendant que vous continuez à souffrir. Et c’est tellement injuste parce qu’aucun de vous n’a mérité ça. Mais, c’est comme ça. Vous ne pourrez rien y changer. Par contre, vous pouvez modifier votre perspective et décider si vous voulez rester à terre et donner raison à ces circonstances qui vous ont giflées, ou leur faire un pied de nez en reconstruisant ce qu’elles ont brisé.

Enfin, un léger sourire se dessina sur les lèvres d’Henry.

Il vida sa tasse d’une traite avant de me demander.

— Pourquoi faites-vous tout ça après tout ce qui s’est passé entre nous ?

Je touillai mornement mon café.

— À cause de cette opération qu’il a refusée.

Henry se figea, plantant son regard acéré dans le mien.

— Donc vous êtes au courant de cela aussi, souffla-t-il presque douloureusement.

— Oui. Il m’en a parlé hier soir. C’est pour ça que je vous ai appelé.

— Donc vous savez de quelle forme de stupidité je vous parlais la dernière fois.

— Personnellement, je ne trouve pas sa décision stupide. Au contraire, c’est un choix très courageux.

— Il restera dépendant de quelqu’un toute sa vie et vous, vous trouvez cela simplement courageux ?

— Henry, concrètement, pouvez-vous garantir que cette procédure sera un succès ?

— Je ne vois pas le rapport.

— Votre neveu commence à peine à trouver son équilibre et vous voulez le replonger dans les affres du monde médical sans la moindre garantie que cette procédure puisse lui apporter davantage que des espoirs brisés. Ça vous parait peut-être difficilement concevable, mais pour ma part, je comprends ses motivations. C’est une décision lourde de conséquences qu’il devra porter seul toute sa vie. Il est donc normal qu’il la prenne en son âme et conscience sans se plier à notre opinion. D’autant que son refus n’est pas définitif. Si leurs essais sont concluants, cette opération sera accessible à un plus large public et il pourra alors reconsidérer la question.

Il soupira et se resservit un café.

— Rha décidément, vous parlez vraiment comme Jean !

— C’est un reproche ?

— Non. Mais puisque vous semblez si convaincue, pourquoi m’avoir appelé en disant que vous compreniez mon point de vue ?

— Parce que j’ai peur qu’il fasse son choix pour de mauvaises raisons et qu’il finisse par le regretter, lui confessai-je à mi-voix.

Je débarrassai ma tasse, faisant un gros effort pour qu’il ne remarque pas mes mains tremblotantes.

— Il a pris cette décision pour lui, et c’était la bonne chose à faire, mais même s’il refuse de me l’avouer, je sens qu’il en doute à cause de moi. De nous. Et ça m’embête.

Je me raclai la gorge mal à l’aise et face à son expression presque incrédule, je précisai :

— Après tout ce qui s’est passé ces derniers jours, je ne peux plus nier que Jérôme et moi partageons plus qu’une simple affection.

— Vous voulez dire qu’il a finalement trouvé le courage de se déclarer. Et ce malgré le fait que vous ne soyez pas disponible ?

Je ricanai nerveusement.

— Les choses sont un peu plus compliquées que ça.

— Pourquoi ? Vous lui avez tendu la perche ?

— D’une certaine manière.

— C’est-à-dire ?

— Eh ben, disons que j’ai viré Alexis avec pertes et fracas le soir du retour de Jérôme, juste quelques minutes avant votre retour de la gare. C’est pour cela que vous l’avez croisé dans le couloir.

— Je vois. Est-ce à cause de ce dont nous avons parlé après Nouvel An ?

— Non. Même si ça a pesé dans la balance. Mais la vérité, c’est que je n’ai jamais réussi à m’attacher à lui. Seulement, il s’intéressait à moi, alors… j’ai voulu lui donner une chance quand même. Pourtant, malgré mes efforts et mes avertissements, il ne respectait pas ma zone d’intimité. Alors quand il s’est pointé ici ce soir-là, ça a été la goutte d’eau et j’ai mis un terme à notre relation de manière un peu sèche.

— Voilà qui explique l’incorrection désolante dont il a fait preuve quand nous nous sommes croisés.

— C’est fort probable.

Sentant quelques larmes remonter dans le fond de ma gorge au souvenir de l’altercation qui avait suivi, je caressai tristement mon bandage.

— Au début, je n’ai rien dit à personne. Mais quand vous vous êtes disputés avec Jérôme, il était tellement mal. J’ai été le voir pour le consoler et il m’a demandé si j’envisageai vraiment de partir. Alors, je lui ai avoué ma rupture et là, il a tout de suite vidé son sac. En même temps, si vous aviez vu sa tête à ce moment-là…

Henry me sourit, même s’il semblait plutôt circonspect.

— Et puis-je vous demander si vous partagez ses sentiments ?

— Oui !

Je me renfrognai.

— Enfin, c’est… compliqué.

Il fronça les sourcils.

— Compliqué ?

Je détournai à nouveau les yeux.

Dire que je m’étais promise de ne plus me confier à lui. Mais après tout ce qui venait de se passer entre nous, je suppose que nos petites inimitiés de palier n’avaient plus grande importance.

Je serrai mon poing valide pour me donner du courage et j’ajoutai à mi-voix :

— J’aime Jérôme. C’est une sensation nouvelle pour moi. Une sensation incroyable, mais aussi tellement effrayante. Je ne veux pas qu’il se sente rejeté seulement je n’arrive pas à faire semblant.

Je baissai les yeux, triturant nerveusement ma manche comme une enfant qui aurait fait une bêtise.

— Quand nous n’étions officiellement que des colocataires, ça n’était pas un problème parce qu’il n’attendait rien de moi. Il y avait comme une ligne invisible entre nous deux et c’était rassurant. Mais cette ligne a disparu et il est inévitable que Jérôme en profite pour venir à ma rencontre.

— Craignez-vous de ne pas savoir comment gérer son handicap dans une relation plus intime ?

— Non ! C’est la conception même de relation intime qui me terrifie ! Si j’ai toléré son contact pendant tout ce temps, c’était parce qu’à travers son handicap, le toucher était un repère nécessaire pour lui. Sans ça, je crois bien que je n’aurais jamais accepté qu’il m’approche ainsi.

— Autrement dit, le blocage vient de vous.

— De moi et l’image que j’ai de moi.

Ma vue se brouilla. Pourtant, je me forçai à continuer.

— J’ai souvent été brimée dans mon enfance. Brimée et rejetée. Peut-être n’était-ce qu’une impression infondée, mais là n’est pas la question. Ça m’a rendue méfiante à l’égard du monde. À tel point que je n’arrive plus à faire suffisamment confiance aux autres pour me laisser approcher. Je fuis le contact humain et j’ai une peur panique que l’on pose la main sur moi, même si ce n’est que pour une caresse.

— Je vois.

— Seulement maintenant, nous sommes ensemble et… le simple fait d’envisager un rapprochement intime fait ressurgir tout ce qu’il y a de plus obscur en moi. L’image du… que j’enferme.

Le monstre.

Le mot était là. Gravé en moi. Néanmoins, il refusait de sortir et s’exposer au grand jour.

— Je veux dire mon image, corrigeai-je piteusement. J’essaie de la changer mais c’est compliqué. C’est pour ça que j’ai besoin de vous. Je sais que vous pouvez m’aider.

— Qu’est-ce qui vous fait croire cela ?

— Vous me ressemblez tellement.

Henry sourit tristement.

— N’est-ce pas précisément pour cette raison que je serais très mal placé pour vous conseiller ?

— Eh bien justement, vous avez plus d’expérience que moi.

— Et pourtant, vous venez juste de me prouver à quel point je ne comprends toujours rien aux sentiments de Jérôme, alors que vous, il ne vous a pas fallu plus de quelques semaines pour lire clairement en lui.

— C’est simplement parce que je suis plus objective que vous dans cette situation. De la même manière que vous êtes plus objectif sur mes parents que je ne le suis.

Il approuva avec une petite moue sceptique. J’ajoutai donc :

— Vous m’avez dit il y a peu, que je n’avais pas conscience de l’importance que j’avais pris dans la vie de Jérôme, et bien je vous retourne le constat. Vous non plus, vous ne réalisez pas tout ce que je vous dois. Le jour où j’ai emménagé, vous m’avez dit que j’étais trop dure envers mes parents. Qu’ils faisaient probablement de leur mieux. Et j’ai refusé de vous croire, mais depuis grâce à vous j’ai évolué et j’ai compris que contrairement à ce que je me racontais, ils ne sont que des êtres humains imparfaits qui ont autant le droit à l’erreur que les autres. Le problème, c’est que leurs erreurs m’ont fait du mal. Et même si je le leur pardonne, cela ne suffira pas à me guérir.

— La vie est rarement toute noire ou toute blanche.

— C’est vrai. Mais, ça, c’est seulement en grandissant qu’on le comprend. Et grâce à Jérôme et vous, j’ai grandi bien plus que grâce à ma famille. Voilà pourquoi je pense que s’il y a bien une personne qui peut m’aider à me libérer de mes entraves, c’est vous.

Je pris une profonde inspiration pour me donner du courage et j’ajoutai légèrement embarrassée :

— Jérôme a besoin de vous, mais moi aussi, Henry, j’ai besoin de vous. De vos conseils. De cette écoute bienveillante dont vous avez fait preuve envers moi, même si ma présence vous déplaisait.

Henry se frotta discrètement les yeux. Face à sa gêne, je feignis de ne rien remarquer. Quand il reprit la parole un instant plus tard, sa voix avait retrouvé les accents chaleureux et paternalistes de l’homme que j’avais rencontré ce jour d’été dans le hall de l’immeuble.

— Si j’avais un jour imaginé que ce serait une femme à peine sortie de l’adolescence qui viendrait me faire la leçon à moi, qui ait l’âge d’être votre père…

— Comme quoi, il n’y a pas d’âge pour apprendre.

Henry sourit faiblement. 

— Jérôme ne devrait plus tarder à terminer ses cours, marmonna-t-il. Vous devriez peut-être aller le chercher non ? 

— Cédric s’est proposé de le ramener. Mais vous avez raison, ils devraient bientôt rentrer. Vous ne voulez pas rester et essayer de lui parler. 

— C’est encore trop tôt. J’ai besoin de digérer tout ça. 

— Je comprends. Mais croyez-moi Henry, des casseroles familiales à la con, j’en traîne mon comptant et c’est toujours difficile à gérer. Néanmoins, ça a aussi été le coup de pied au cul dont j’avais besoin pour me lancer dans l’inconnu et prendre les rênes de ma vie.

Je m’interrompis, la gorge soudain nouée par une émotion remontée des tréfonds de mes zones d’ombre. 

— Je dis pas que ça a été un succès éclatant, mais je ne regrette rien.

Pour appuyer mon propos, je lui montrai ma main bandée.

— Ça va me laisser une cicatrice. Mais, aussi étrange que cela paraisse, j’en garderai un souvenir précieux. Alors bien sûr, la blessure est un désagrément dont je me serai passée, mais la réaction de Jérôme, sa tendresse, sa chaleur, son…

Je rougis, tandis que toutes les sensations de cette soirée remontaient dans ma mémoire.

Les sourcils d’Henry se levèrent très haut sur son front.

— Bref… Sa sincérité a été l’une des plus belles choses que j’ai expérimentée au cours de ma vie. Alors même si je ne suis pas encore assez forte pour m’affranchir de mes complexes physiques, je veux l’aider à guérir de son passé. Et si vraiment vous aussi, vous agissez dans l’intérêt de Jérôme, n’hésitez plus, cette vérité est le meilleur cadeau que vous puissiez lui faire.

Henry soupira avec un léger sourire. 

— Vous avez gagné. Êtes-vous disponible dimanche prochain ?

— Celui du rendez-vous habituel ? 

Henry approuva d’un timide signe de tête.

— Euh, oui, je n’ai rien de prévu. Pourquoi ? 

— Si je dois détruire ce qui lui reste d’illusions, mieux vaut que… quelqu’un d‘objectif soit là pour le raccompagner.

— Admettons. Mais pourquoi ne pas faire ça ce dimanche ?

— Ses parents ont déjà d’autres obligations. Et puis, ça lui laissera du temps pour se calmer et digérer la situation.

— Dans ce cas… va pour dimanche prochain. Par contre, si sa réaction vous inquiète, peut-être serait-il plus judicieux d’inviter directement ses parents ici plutôt que de l’obliger à se déplacer. 

— Je doute qu’il apprécie.

— C’est certain, mais compte tenu des circonstances, mieux vaut qu’il reste dans un environnement qu’il maîtrise parfaitement. Ce sera moins risqué.

Henry ricana amèrement. 

— Finement observé. J’aurais pu y penser moi-même.

Un sourire crispé naquit sur mes lèvres. 

Pauvre Henry. Le voir ainsi me fendait vraiment le cœur, mais une autre part de moi était contente que nous ayons pu parler aussi sincèrement.

Cette part-là regrettait aussi que je ne puisse pas en faire autant avec ma propre famille. Mais, plus que tout, elle était jalouse de la bienveillance d’Henry envers son neveu. Une bienveillance que je n’avais jamais ressentie chez mes parents.

J’avais beau prétendre leur pardonner d’être imparfaits, cette part de moi n’était pas d’accord. Cette part était toujours en colère. Contre eux, mais aussi contre moi.

Bah, il parait que le temps atténue tout.

 

♪ - ♪ - ♪

 

Un gros quart d’heure plus tard, quand Jérôme rentra, il me trouva toujours aussi pensive devant la fenêtre. Toujours remuée par cette conversation à cœurs ouverts.

— Henry est passé ?

Il y avait dans sa voix autant de colère que d’espoir. Je hochai la tête en signe d’approbation timide. Jérôme soupira. Il n’avait pas besoin de voir ma tête bouger pour considérer mon silence comme un aveu. 

— Qu’est-ce qu’il te voulait encore ? gronda-t-il. 

Le sentant sur la défensive, je le forçai à s’asseoir sur le canapé et m’installai près de lui. 

— C’est moi qui lui ai demandé de passer pour qu’on s’explique une bonne fois pour toutes.

— Et ?

— Et nous nous sommes expliqués. 

— Mais encore ? 

Je rigolai nerveusement. 

— Je croyais que tu ne voulais plus lui parler.

Il s’approcha jusqu’à ce que nos visages se touchent presque et m’embrassa délicatement sur la joue, puis dans le cou. 

— Et si… je te le demande gentiment… 

Mon cœur accéléra dangereusement. Sa colère, son mécontentement et même sa tristesse, je savais gérer. Son affection par contre me déstabilisait complètement.

Sous prétexte de ne pas céder à ses avances malicieuses, je le repoussai tendrement. 

— Je n’ai pas l’intention de te raconter ce que nous nous sommes dit.

— Et si j’insiste encore plus gentiment… 

Ce disant, il promena sa main le long de ma cuisse, remontant lentement jusqu’à l’aisne. Électrisée par une peur primale, je me levai dans un sursaut et lui lançai un peu plus vivement que je l’aurais voulu : 

— Demande lui directement si tu es tellement curieux.

— Sérieusement !

Jérôme se renfrogna et s’isola dans son bureau. 

J’aurais pu le rattraper pour m’excuser, mais mon cœur tambourinait tellement fort que je n’entendais rien d’autre. J’avais rêvé de ce contact affectueux toute ma vie. Alors pourquoi m’effrayait-il à ce point ? 

Suis-je définitivement brisée ? 

Les relations platoniques sont-elles mon seul compromis ? 

Non ! Je refuse ! Je… je veux que Jérôme… j’ai envie qu’il… je l’aime… je… 

Je dois trouver une solution !

Même si cela implique de mutiler encore un petit bout de ma personnalité ? 

Après tout, je l’avais fait pour tellement de gens et de raisons différentes, alors pourquoi pas pour lui ? 

Parce qu’il n’apprécierait pas. Tout comme je ne supportais pas l’idée qu’il fasse des choix stupides pour me plaire. Alors, je ne m’excuserai pas d’avoir eu peur. En revanche, je lui devais une explication. 

J’entrai dans son bureau sur la pointe des pieds. Immédiatement, le piano s’arrêta. Je posai mes mains sur ses épaules dans un geste d’apaisement et lui glissai : 

— Nous avons parlé de choses importantes et très personnelles. Ce n’est pas à moi de te les confier.

— Dis-moi juste pourquoi il voulait te foutre dehors ?

— Ses mots ont dépassé sa pensée et l’histoire est montée en échalotes avant qu’il puisse s’en excuser.

— Vraiment ?

— Apparemment, c’est pour ça qu’il était monté avec toi. Mais Lilie ne lui a pas laissé le temps. Quant au reste… 

— Quel reste ? 

— Votre engueulade, ton opération, l’accident… vous devez en discuter sérieusement. Et peut-être que le reste de ta famille devrait être présent aussi. 

— C’est une blague ? 

— Non. 

Il se leva et fit les cent pas dans la pièce avant de déclarer sèchement :

— Je n’ai pas à me justifier. 

— Ce n’est pas ce que j’ai dit. Expliquer simplement et sereinement ta décision n’est pas la même chose que de se justifier. 

— Je ne vois pas la différence. 

— Se justifier, c’est se sentir en tort. Expliquer, c’est assumer sa décision. 

— Non. 

— Non, tu n’es pas d’accord avec moi ou non, tu n’assumes pas ta décision ?

Dans un geste rageur, il balaya tous les papiers étalés sur son bureau. Je sursautai. Il se laissa lourdement tomber sur sa chaise.  

— Pourquoi tu te mêles de ça à la fin ? Laisse-moi tranquille !

Je m’attendais à un chapelet de reproches, peut-être même des injures pour cette incursion abusive dans son intimité, mais il y avait dans sa voix une forme de supplique qui me fendait le cœur. 

— Je ne peux pas, murmurai-je. 

— Pourquoi ? 

— Parce que je t’aime et je ne supporte pas de te sentir malheureux comme ça.

Je m’accroupis à côté de lui et posai ma main valide sur sa cuisse. 

— Hier soir quand tu m’as parlé de cette opération, j’ai bien senti que quelque chose clochait. J’ai besoin de comprendre. 

— De comprendre quoi exactement ? grogna-t-il. Je t’ai dit ce que j’en pensais. 

— Oui. Mais, ce qui m’inquiète, c’est ce que tu ne me dis pas.

Son corps tout entier se raidit. 

— J’ai peur de devenir la cause de tes regrets. 

Il se laissa glisser jusqu’au sol pour se mettre à ma hauteur. Puis il me prit dans ses bras et me serra contre lui.

Il était aussi fébrile que le soir où je m’étais blessée.  

— Le jour où j’ai officiellement refusé cette opération, j’étais résigné. Je pensais avoir définitivement enterré tout espoir de relation amoureuse, mais toi… toi avec ta naïveté, ton humour, ta curiosité, tu t’es immiscée dans ma vie discrètement et ce… gars est arrivé et… j’ai redécouvert des sentiments que je n’aurais jamais plus imaginé ressentir un jour. La jalousie. L’envie. Le désir. Ça m’a rendu dingue. Depuis j’essaie de me convaincre que j’ai eu raison de refuser. Que c’était la meilleure chose pour moi, mais, je n’y arrive plus. 

— Pourquoi ?

— Je t’aime Sasha. Je t’aime sincèrement mais je ne me sens pas le droit de t’imposer mon handicap. Et enfin, on m’offrait la possibilité de m’en débarrasser et comme un idiot j’ai refusé parce que je n’avais pas le courage de me lancer dans une procédure pareille ! 

Ces doutes ! Les voilà enfin.

Et j’étais bel et bien la source de son tourment. Exactement comme me l’avait reproché Henry. 

Je passai tendrement la main dans ses cheveux et collai mon front contre le sien. 

— Tu l’as dit toi-même, c’est un protocole expérimental. Ça pourrait être délicat et aucun de ces médecins n’a de recul dessus. Alors je vois mal comment on pourrait considérer comme lâche de refuser une opération dont les conséquences pourraient s’avérer pire que le mal qu’elle est sensée guérir. Si c’était une question de vie ou de mort, ce serait différent, mais là on parle d’un handicap avec lequel tu as appris à composer. Et ça, ça change tout.

— C’est ainsi que j’ai raisonné aussi. Au début. Avant que tu bouleverses mes plans.

Il frotta nerveusement son bandeau avant d’ajouter d’une voix à peine semblable à un murmure : 

— Je peux bien prétendre tout ce que je veux, chaque jour me prouve qu’il y a plein de choses dont je ne serais jamais capable. 

— Honnêtement, depuis que je vis avec toi, je t’ai vu faire tellement de choses dont je te pensais incapable… c’est assez impressionnant.  

— Peu importe. Jamais je ne pourrais être à la hauteur d’un autre pour la simple et bonne raison que je ne te vois pas. Je ne te verrais jamais ! Tu manques déjà tellement de confiance en toi, comment tu pourrais me croire quand je te dis à quel point je vois en toi une personne magnifique ? Tu me répliqueras juste avec ton cynisme habituel que c’est parce que je ne t’ai pas vraiment vue. Je ne pourrais jamais te rassurer comme le ferait un autre homme. 

Sans chercher à analyser davantage la situation, je laissais un contrôle total et absolu à mon instinct. 

Je lui retirai son bandeau et plantai mon regard dans le sien. Il ne le verrait pas évidemment, mais il le sentirait. Je le savais. À force de l’observer, j’avais développé la conviction que si je parvenais à mettre suffisamment de sentiments et d’énergie dans mon regard, un homme comme Jérôme que son handicap rendait plus sensible ne pouvait que le ressentir. 

Comme pour me le confirmer, ses yeux aveugles croisèrent les miens.

Je souris, sentant les larmes rouler sur mes joues. 

— Tu as raison, murmurai-je. Je manque cruellement de confiance en moi. Et jamais aucun autre homme n’a réussi à me rassurer…

Voilà ce que je n’avais jamais compris !

Alexis prétendait m’aimer avec tout un tas de mots et de formules préconçues, mais il ne me respectait pas suffisamment pour me laisser de l’espace. Jérôme, lui, n’avait jamais rien dévoilé de ses véritables sentiments, mais depuis le début ils transparaissaient de chacun de ses actes. Dans cette colère qu’il retenait pour ne pas me froisser, dans ces trésors d’attention qu’il déployait à mon égard. Dans cette écoute bienveillante. Dans ses gestes pleins de douceur. Dans… dans tellement d’aspects de sa vie. 

À son rythme et malgré ses blessures toujours béantes, il m’avait fait une place dans sa maison, mais surtout, dans son cœur. 

— … aucun autre avant toi.

— Vraiment ? gargouilla-t-il. 

— Oui. C’est toi que j’ai choisi et peu importe ce que tu imagines, je te choisirais encore. 

Je me penchais vers Jérôme et le pris dans mes bras. 

— Je suis désolée. Je n’avais jamais réalisé à quel point tu étais complexé. Tu as toujours l’air tellement sûr de toi. Tellement déterminé. Tellement…

Vulnérable. 

— C’est juste de la poudre aux yeux.

— Il m’a fallu du temps pour le comprendre.

Je caressai sa joue, laissant ma main dériver jusque dans le creux de son cou.

— Mais pour moi, ton handicap n’a pas la moindre espèce d’importance. Alors, ça n’aurait aucun sens que tu acceptes cette opération simplement dans l’espoir de me séduire. Tu n’as pas besoin de ça. Tu n’as rien à me prouver. C’est une décision trop importante pour que tu la prennes en pensant aux autres. Quoi qu’il arrive, c’est ton choix et ça doit le rester.

Un sourire douloureusement triste éclaira ses traits.

— Quant au reste, tu me rassures tous les jours avec un naturel et une simplicité déconcertante, lui murmurai-je avec une tendresse dont je ne me serais jamais crue capable quelques semaines plus tôt. Tu es celui qui me comprend. Celui qui me soutient. C’est pour ça que je t’aime. 

Je posai ma tête contre son torse et j’écoutai son cœur battre tout en observant la pluie qui tombait drue au dehors. 

— Ta carrure, tes cicatrices, ta chaleur… je n’échangerai ça pour rien au monde. 

— Alors pourquoi tu te dérobes systématiquement quand je te touche ?

Je fermai les yeux. 

— C’est… compliqué. 

— Avant, ça ne l’était pas. 

— Je sais. Mais… moi aussi j’ai mes zones d’ombres. 

De vastes étendues ténébreuses où vivaient mes peurs intimes et mes démons intérieurs. Un marécage obscur où je manque parfois de sombrer. 

— Et malgré tous mes efforts, ça me paralyse toujours. Alors, je sais que je peux sembler froide de prime abord, mais je t’assure que ça n’a rien à voir avec toi. Comme je te le disais l’autre jour, les émotions pour moi c’est… compliqué. J’ai besoin de temps pour m’habituer à l’idée de… 

— De quoi ? Former un couple avec moi ? 

— Non. De me laisser intimement toucher par quelqu’un. Un jour, j’espère avoir assez de courage pour t’en parler comme tu l’as fait avec ton accident, mais en attendant, j’ai besoin que tu te réconcilies avec Henry. 

Il détourna le regard. 

— Si tu ne le fais pas pour lui, fais-le pour toi. Pour nous. 

Il soupira et ses épaules se relâchèrent comme s’il rendait enfin les armes. 

— Tu veux que je l’appelle tout de suite. 

— Il passera dimanche prochain avec ton frère et tes parents. 

Il se redressa d’un coup, manquant de me renverser au passage. 

— Quoi ! Mais… dimanche, c’est le jour de… 

— De votre entrevue mensuelle, oui. 

— Tu as manigancé ça avec lui ?

— Ça n’a rien d’un piège, c’est une proposition. J’ai pensé qu’il valait mieux que cette rencontre se fasse ici, dans ton élément. Mais je l’ai averti que je me rangerais à ton avis quoi qu’il arrive. Si tu refuses, ils ne viendront pas. 

— Je ne veux pas les voir. 

— Je sais. Mais, si tu veux avancer, il faudra en passer par là. 

Il se réinstalla devant son piano, et marmonna, les dents serrées : 

— Je vais y réfléchir. 

— D’accord. 

Je me dirigeai vers la porte mais il me retint :

— J’accepte ! Mais à une condition.

Je me tournais vers lui. 

— Laquelle ? 

— Hier, tu m’as dit que dès lors qu’il s’agissait d’un travail ou d’un apprentissage, tu ne te demandais jamais si tu en étais capable, mais comment le devenir. Alors puisque que tu ignores comment lâcher prise pour te laisser approcher, considère cela comme une nouvelle forme d’apprentissage. 

Je ricanai amèrement.

— Les sentiments ne fonctionnent pas comme la raison. Il ne suffit pas d’une simple méthode clef en main pour…

— Arrête de réfléchir autant. Laisse-moi juste t’apprendre.

Je souris largement. 

— Soit. Je vais prévenir Henry que tu acceptes.

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