24 - ma peur qui me tord le ventre

Par Yvaine
Notes de l’auteur : Trigger warning : ce chapitre aborde des sujets sensibles (suicide). Si vous pensez que la lecture pourrait vous heurter, je vous invite à passer au chapitre suivant, dont la note d'auteur résumera le contenu de celui-ci. Prenez soin de vous en priorité.

Ophélie, août

et tout a

explosé.

je croyais avoir tout fait

tout défait

tout soigné

je croyais avoir aidé

Ève

à sortir la tête de l'eau

mais elle ne m'a rien dit

elle ne m'a pas parlé

du secret

ne m'a pas raconté

le poids de tout ce qu'elle savait

ne m'a jamais dit

la vérité.

je croyais être la seule à avoir été là mais

même moi, je ne savais pas.

 

Léandre, août

TW. Ce chapitre mentionne le suicide.

Il s'était réfugié sur la plage comme si la mer pouvait lui faire oublier à quel point les non-dits lui pesaient. En croisant Amélia en pleine rue, il avait laissé Ophélie pleurer entre ses bras et était parti se plonger dans l'eau glacée, qui lui rappelait insidieusement la Seine. Cette eau calme lui manquait. Le bruit de Paris lui manquait. Au moins, quand tant de monde parlait, vivait et se mouvait à la fois, il n'arrivait pas à réfléchir. Il n'avait pas le temps de penser à l'ampleur de ses regrets. 

L'eau était légère et fraîche autour de lui, de ce froid nocturne qui apaise tous les coeurs et fait taire les cauchemars du jour. Son coeur, à l'inverse, pesait lourd, comme celui d'Ève, il le savait. Ève qui avait tout révélé. Ève qui avait été étouffée par le poids de leurs secrets durant des années, sans qu'ils ne prennent la peine d'essayer de comprendre ce qu'elle traversait. Mais Eve savait tout. Elle avait croqué dans la pomme, et elle n'avait pas maudit le monde - le monde l'avait maudite. Qui, au fond, pouvait se vanter de savoir ce qu'elle ressentait ? 

Et Léandre s'en voulait, s'en voulait tellement de ce qu'il avait fait, et de ce qu'il ne parvenait pas à dire. Les pensées se mêlaient, et la fraîcheur de l'eau sur sa peau ne suffisait pas à le ramener sur terre. Il aimait Cara, qui ne l'aimait pas. Il avait blessé Ève, qui voulait le pardonner et s'en trouvait bien incapable. Il était peut-être temps de rentrer à Paris, là où ses colocataires ne savaient rien, là où il pouvait être anonyme, vivre sa vie d'enseignant et ne briser personne. Là où ce n'était pas si dur de penser à ses amis, parce qu'ils n'étaient pas là pour symboliser tout ce qu'ils avaient perdu - leur intimité et puis, franchement, aussi, leur liberté.

Tandis qu'Ophélie jouait du piano chez Amélia, tandis que Milo et Cara s'efforçaient d'apaiser la souffrance d'Ève, tandis qu'Ève pleurait sans pouvoir s'arrêter, Léandre hurla. Il hurla comme on pleure, comme on milite ou comme on vit, avec ces émotions trop grandes qu'il faut bien extérioriser d'une manière ou d'une autre, cette anxiété et cette douleur accentuées par les années, qui explosent enfin. Il hurla d'abord sans mots, puis il cria tout ce qui pesait trop lourd sur son petit coeur endommagé, et d'un mot à l'autre, la souffrance se mua en liberté, les excuses en théâtre, et il déclama des tirades qu'il connaissait par coeur, passant de l'une à l'autre sans transition, comme si l'amour non réciproque de Phèdre et l'intégrité d'Antigone n'étaient qu'une seule et même chose, parce que c'était le cas - en lui, elles étaient les mêmes, parce qu'il y avait Cara, il y avait Ève, il y avait Milo et Ophélie, il y avait les souvenirs et l'ampleur du regret, et surtout, il y avait lui, qui ne savait plus si bien où l'on va quand la liberté meurt.

Quand sa voix se fut éteinte, il se rappela qu'il avait été le premier à vouloir formuler la vérité. Il était désormais l'un des derniers à y parvenir. Toutes ses certitudes avaient volé en éclats, et c'était ironique de se dire qu'au final, c'est toujours ceux qui parlent le plus fort qui n'arrivent pas à dormir la nuit. 

Près de lui, des ondes vinrent lécher ses mollets. Il entendit Ophélie s'approcher, poser sa tête sur son épaule et lancer une musique sur son téléphone. Bohemian Rhapsody. Comme un aveu de tout ce que les mots ne pouvaient pas exprimer. La musique qu'elle avait joué à son mariage, pour celle autour de qui ses larmes tournaient - Florence, parce que ç'avait toujours été elle. 

Que s'est-il passé, Ophélie ?

Mais s'il lui posait la question, elle exigerait des réponses, elle aussi, et il n'était pas prêt à les lui donner. Alors il ne dit rien, se contenta d'écouter et, quand la musique fut terminée, de souffler : 

"Raconte-moi encore comme on était beau quand on avait quinze ans."

Il sentit presque Ophélie sourire contre son épaule, et elle commença tout bas, comme dans un murmure : 

"Pauvre Créon ! Avec mes ongles cassés et pleins de terre, et les bleus que tes gardes m'ont fait aux bras, avec ma peur qui me tord le ventre, moi je suis reine."

Que s'était-il passé pour que cette tirade d'Antigone sonne à la fois si juste et si faux, dix ans plus tard ? Tout et rien, la vie qui s'écoule et le temps qui s'achève, le gong qui sonne et la sonnerie du téléphone qu'on oublie de décrocher, les kilomètres que des trains relient difficilement et le tumulte des souvenirs, le bruit tonitruant d'Ève à vingt ans et celui, qui lui glaçait le sang, de la carrosserie froissée qui leur avait tout pris, à tous les deux. 

Ils restèrent là en silence, puis quand l'eau fut trop froide pour leurs corps épuisés, ils retournèrent sur la plage, remontèrent la digue, traversèrent la ville et poussèrent la porte de la maison des parents de Milo. Ils trouvèrent Cara en train de danser, Milo endormi sur le canapé, et aucun d'eux n'osa pousser la porte de la chambre d'Ève, qu'ils n'entendaient plus pleurer. Léandre s'empara de son carnet de croquis, Ophélie s'assit au piano, et comme ça, unis par l'art comme au premier jour, ils passèrent la nuit sans parvenir à dormir. 

Au petit matin, lorsqu'Ève se leva, le silence s'abattit sur la pièce. Elle emballa un croissant dans un mouchoir, but sa tasse de thé, et s'éloigna en direction de la plage. Personne ne la suivit. Elle partait. Ils ne la retenaient pas. La même erreur se répétait, encore et encore. 

Alors, parce que Léandre tenait à Ève, tenait à eux, et qu'il savait qu'il fallait bien un peu de vérité pour les garder ensemble, il regarda Ophélie droit dans les yeux et avoua : 

"J'étais au volant lors de l'accident qui a blessé Ève à ce point."

Tous acquiescèrent, mais ne dirent rien. Ils savaient que Léandre conduisait. Ils pensaient que ça s'arrêtait là. Ils se trompaient. Tous. 

"Ce n'était pas totalement un accident."

Ophélie se figea. Milo posa la bouteille de jus d'orange un peu trop brusquement sur la table, tandis que Cara, sur le seuil de la cuisine, s'arrêtait net, une tasse de café dans les mains.

"À l'époque, j'avais des pensées noires. Des... des pensées suicidaires. Ce jour-là, c'était atroce, et Ève était venue me soutenir, m'aider à passer la nuit. Quand il a fallu rentrer chez elle, il n'y avait plus de trains, alors j'ai décidé de la reconduire en voiture. Il neigeait et les routes glissaient, mais j'ai toujours été bon conducteur. Elle me faisait confiance. Je ne le méritais pas."

Sa voix se brisa sur les derniers mots. C'était trop dur de tout avouer, et il aurait voulu faire machine arrière, mais il était déjà trop tard. Il sentait sur lui le poids de tous ces regards, de tous ceux qui ne l'aimeraient plus jamais. Mais ce n'était pas pour lui qu'il le faisait. C'était pour Ève. Pour qu'elle n'ait plus à garder son secret, alors qu'elle était celle qui en avait le plus souffert. 

"Il a suffi qu'elle s'endorme pour que les idées noires reviennent. J'ai oublié que je n'avais pas que ma vie entre mes mains, que je n'avais pas le droit d'être distrait. Je n'y ai pas pensé. J'ai été distrait."

Ce fut la voix de Milo, sèche et rauque, qui brisa le silence.

"Qu'est-ce que tu as fait, Léandre ?"

Et, tandis que les larmes dévalaient son visage, il avoua : 

"J'ai été distrait parce que je voulais mourir. Je n'ai pas vu la voiture qui arrivait en face, je n'ai pas vu que je faisais un écart, je ne m'en suis rendu compte qu'au dernier moment. Je nous ai précipités du haut du pont, et l'ironie a voulu non seulement que je ne meure pas, mais que ce soit Ève qui soit le plus blessée. Si elle ne peut pas faire tout ce qu'elle voudrait faire, nager, escalader, danser, voyager, c'est à cause de moi. Je l'ai privée de ce qu'elle aimait."

Et le pire, c'est que j'ai laissé Ève garder mon secret pour elle tout ce temps, alors que je l'avais déjà tant brisée.

Il inspira difficilement tandis que la tasse de café glissait des mains de Cara et se brisait au sol. Ophélie semblait incapable de respirer, tandis que Milo était livide, s'agrippant au rebord de la table comme pour se rappeler que le monde existait. A travers sa vue brouillée par les larmes, Léandre observa les éclats de céramique sur le parquet, les mains tremblantes de Cara et toute leur amitié éclatée, comme une tasse rouge à motif de pingouin, une tasse que personne ne recollerait jamais.

"C'est quelque chose que je ne cesserai jamais de regretter."

Ce matin-là, il n'y aurait pas de café. Les suivants non plus, peut-être.

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Banditarken
Posté le 16/12/2024
Hello
Enfin ! L'aveu tant attendu !
Mais je dois avouer être un peu déçue, en un sens. La culpabilité de causer un accident de voiture qui blesse plus le passager que le conducteur, c'est évident que c'est un trauma et un fardeau à porter toute la vie pour le responsable. Mais ajouter à cette culpabilité les idées suicidaires de Leandre, je trouve que c'est une manière un peu facile de le déresponsabiliser de son acte (dans la mesure où on est dans un roman hein, je suis consciente que le suicide c'est une question très délicate). Parce que là, en tant que lecteur ou lectrice, on se retrouve un peu "forcé" de lui pardonner, comme le fera probablement le reste du groupe. Mais au final, c'est qu'un avis et biensur ça ne remet pas en cause toute l'histoire. Juste, ce plot, bah...
Yvaine
Posté le 17/12/2024
Hello Banditarken,

Merci beaucoup pour ton commentaire ! Tes remarques sont précieuses.
L'idée n'est pas de déresponsabiliser Léandre, mais justement de montrer la complexité d'une situation telle que celle-ci, où la colère, la culpabilité, la souffrance, la responsabilité, se mêlent et rendent la suite de la vie difficile ; pourtant, il faut bien avancer. C'est un sujet que j'espère traiter correctement, et des commentaires comme le tien m'aident à voir qu'il y a des choses à améliorer ; ce sera l'un des points majeurs à retravailler, alors merci beaucoup !
Raza
Posté le 15/11/2024
Bonsoir...
J'avais donc bien deviné :) (même si je ne suis pas sûr que sourire soit le bon émoji ?)
L'abcès est crevé, ça y est, ouf. Il l'a dit. Le coup de pied dans la fourmilière, la tension va retomber, et c'est dur dur dur mais ça va s'assouplir (enfin c'est mon intuition).
Et en même temps, je dois dire que j'ai du mal à imaginer la scène. Etaient-ils si loin, le trajet a-t-il duré si longtemps ? Eve, sachant son ami en mauvais état émotionnel, a quand même préféré le laisser conduire ? Elle s'est endormi alors que la tension devait être extrèmement puissante ?
Si Eve était endormie, comment sait-elle qu'il a tenté de se suicider ?
Je suis sûr qu'il y a un chemin pour que ça marche. Je m'attendais à cette idée, mais malgré ça, je ne suis pas hyper convaincu, et j'en suis désolé :/
Mais ça n'enlève rien à la qualité de ton récit, et ce qui ne marche pas chez moi peut marcher chez d'autres.
Encore désolé de te partager un avis négatif, mais j'espère que sa sincérité te le rendra moins dur, à défaut de plus doux.
Je le redis, l'idée est bonne, il ne manque pas grand chose, j'en suis sûr.
A bientôt et <3 sur toi, n'hésite pas à me demander des précisions ou des nuances si tu as besoin
Yvaine
Posté le 16/11/2024
Hello Raza,

Merci beaucoup pour ton commentaire ! Ne t'excuse pas de partager un avis négatif, c'est nécessaire et tes commentaires me permettent d'améliorer ce roman ; ils sont une mine d'or, alors merci beaucoup.
Ce sont des questions dont il me faudra expliciter les réponses lors de la réécriture de ce chapitre. Merci de les avoir soulevées !

En te souhaitant une bonne journée,
Yvaine.
coeurfracassé
Posté le 13/11/2024
OH MON DIEU.
Tu as rempli mes yeux de larmes... BRAVO pour le suspense !
Franchement, je n'ai presque rien à dire. Juste... Noooooooon ! Personnellement, je me suis sentie très proche de Léandre, j'avais l'impression de bien comprendre ses sentiments (qui pourraient paraître étrange, par exemple oublier qu'il n'est pas seul en voiture...). Mais tu as très bien réussi, ça ne paraît pas bizarre d'être distrait par ce genre de pensées... Très réussi, bravo !
Je n'ai pas d'autres mots pour décrire toutes les émotions par lesquelles je suis passée, alors je suis désolée si je ne suis pas aussi claire que d'habitude.
Mes remarques :
Mais Eve savait tout. --> Ève
mais que ce soit Ève qui soit le plus blessée --> mais que ce soit Ève qui soit LA plus blessée. Honnêtement, je ne suis pas sûre du tout de ce que j'avance. Il faudrait aller vérifier, mais j'ai farfouillé sur Google sans trouver et je ne saurais pas trop dans quel livre aller chercher... Je te laisse le soin de t'en occuper (ou pas).
A travers sa vue brouillée par les larmes --> À travers
J'ai troooop hâte de découvrir la suite !
À bientôt <3
Yvaine
Posté le 14/11/2024
Bonsoir A.,

Merci beaucoup pour ton commentaire. Je suis heureuse que ce chapitre te touche autant : c'est un peu ici que se noue le coeur du roman.

Ce n'est pas tant que Léandre a oublié qu'Eve était présente, mais plutôt que les idées noires ont pris tellement de place qu'il n'y a pas pensé, que ça devenait une information de moindre importance pour son cerveau. Il allait tellement mal qu'il a fait abstraction de son environnement.

Merci beaucoup pour tes remarques, je vais creuser la question !

Quoi qu'il en soit, je suis ravie que ce chapitre produise des émotions fortes. Il y en a dans le coeur des personnages, et le défi est de parvenir à les faire résonner chez les lecteur.ice.s !

Bonne soirée à toi,
Yvaine.
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