24. Pie

Ma très chère Jade,

Je serai très honnête : c’est à ma cousine que je songeais à écrire en m’asseyant devant mon bureau. Puis je me suis rappelé qu’elle et Léon n’étaient sans doute pas encore rentrés de leur expédition en Grèce. Je suis ravi de t’avoir pour interlocutrice à sa place. Si je ne me trompe pas, notre paire de pigeons voyageurs viendra séjourner à votre domaine tout de suite après, tu pourras donc transmettre de nos nouvelles. J’y pense : Tiphaine et toi serez les premières à découvrir leurs premières photographies de voyage, voilà qui a de quoi me rendre jaloux. Mouska et moi devrons attendre encore un certain temps pour les voir car je ne crois pas que nos amis prévoient de traverser jusqu’à l’île avant le moment de célébrer l’anniversaire de Leslie. Heureusement qu’il nous reste un peu de temps d’ailleurs : Manuela et moi ne nous sommes pas encore décidés sur ce que nous allons cuisiner pour fêter dignement ses soixante-dix ans. J’ai hâte de vous retrouver aussi à cette occasion, cela fait bien trop longtemps que nous ne nous sommes pas vus. Est-ce que Tiphaine a résolu ses problèmes de dos grâce à ses pierres magiques comme elle le prévoyait ? J’y ai repensé la dernière fois quand j’ai manqué me casser les vertèbres en grimpant à un arbre. C’est une longue histoire à vrai dire, mais je crois bien qu’elle vaut la peine d’être raconté. Cela me fournira du même coup l’occasion de te donner un peu des nouvelles de Mouska.

Après sept années de vie commune (qui sont passées en un éclair, c’en est à peine croyable), je ne pensais pas que cette petite créature puisse encore m’étonner à ce point. De ce que j’ai pu observer, la plupart des enfants sont à la fois intrigués et intimidés par les animaux sauvages. Mouska éprouve bien évidemment à leur égard une indomptable curiosité, mais je ne crois pas l’avoir déjà vu craindre quoi que ce soit. Cela ne l’empêche pas de garder une certaine prudence : à l’époque où les chats ne l’appréciaient pas, Mouska a toujours su maintenir une distance de sécurité pour éviter crachats et coups de griffes intempestifs. Mais parfois, son intérêt est tellement fort que son bon sens naturel s’envole en fumée.

C’est ainsi que Mouska a eu la merveilleuse idée d’aller dans le jardin se transformer en petit objet doré (je ne sais pas lequel exactement, sûrement que son modèle a été l’un des bijoux de Tante Gaëlle qui l’occupent régulièrement pendant des heures, que ce soit pour les porter de toutes les manières possibles et imaginables, ou simplement les admirer inlassablement). Son objectif était clair : se faire capturer par la pie qui habite dans les environs depuis plusieurs mois et découvrir enfin où elle cache son butin.

Si j’avais été mis au courant de son plan, j’aurais bien sûr été le premier à l’en dissuader pour une raison très simple : la réputation de voleuse qui accable cette espèce d’oiseau est un mythe. Je me rappelle très bien avoir entendu Léon nous vanter, quand il étudiait pour entrer à l’université, à quel point les pies étaient intelligentes. C’était du reste un des seuls animaux qu’il arrivait à dessiner correctement, au grand déplaisir d’Hermine qui ne réclamait que des hirondelles. Enfin, quoi qu’il en soit, il m’a bien fallu reconnaître que cette pie-là, qui vivait chez nous, aimait bel et bien les objets brillants quand j’ai retrouvé Mouska à califourchon sur une branche au sommet d’un arbre.

Je suis tout de suite allé chercher l’échelle de Leslie. Tandis que Mouska descendais de branches en branches le long du tronc, je grimpais prudemment les barreaux pour aller à sa rencontre. En y mettant tous les deux beaucoup d’efforts et de courage, nous avons réussi à nous rejoindre et la tension est quelque peu descendue. J’ai demandé comment toute cette histoire était arrivée. Sans lâcher ma manche ni le bois de l’échelle, Mouska m’a tout raconté. Alors que j’aurais sûrement dû me montrer sévère, je n’ai pu que me sentir soulagé d’avoir retrouvé mon enfant dans le nid de la pie et non pas au fond de son gosier.

Nous avons réussi à redescendre sans encombre, mais au dernier moment mon pied a ripé. Heureusement je ne suis pas tombé de haut : j’ai atterri sur les fesses dans l’herbe, il y a plus de peur que de mal. C’est à ce moment-là que j’ai songé à Tiphaine, alors que je me redressais péniblement, la main sur les reins. Tu te demande peut-être pourquoi Mouska n’a pas simplement utilisé son pouvoir de métamorphose pour se laisser tomber sans crainte du haut de l’arbre sous la forme d’un objet bien solide. C’est en tout cas une des solutions que j’ai suggérées quand j’avais le nez levé dans sa direction. Dans la panique, j’avais oublié que ses transformations ont toujours besoin d’être espacées d’un peu de temps. En réalité, ce n’est pas possible pour Mouska de se métamorphoser en objet plusieurs fois dans la même journée. C’est une limitation qui pourra peut-être changer un jour, car ses capacités ont l’air d’évoluer un peu au fil des années. Par exemples, Mouska peut désormais prendre la forme d’objets bien plus gros qu’avant, comme une valise par exemple. Notre hypothèse est que ce n’est pas sans lien avec sa taille humaine. D’ailleurs, alors que son gabarit était resté plutôt réduit par rapport aux enfants de son âge, sa croissance a beaucoup accéléré dernièrement. Si j’en crois les gravures à moitié estompées sur le montant de la porte du grenier, même Tante Gaëlle n’était pas aussi grande à douze ans.

Je vais arrêter là ma lettre, j’espère recevoir de vos nouvelles quand Hermine et Léon reviendrons.

Avec toute mon affection,

Basile