Je n’aime pas tant écrire. Non pas que ce soit compliqué, au contraire. Le mouvement de la plume me vient le plus naturellement du monde. Je me demande parfois qui m’a appris à parler et à écrire en français, et dans les autres langues aussi d’ailleurs. Tante Hermine n’a jamais su me dire si ma naissance a pu être biologique ou non, mais elle assure en tout cas que mon organisme a forcément été créé à un moment donné. Il y a dû y avoir quelqu’un ou quelque chose qui soit responsable de mon existence, je dois bien avoir eu l’équivalent d’un premier parent. Peut-être une forme de divinité. Ou bien peut-être que je suis dans la solitude depuis le tout début. J’ai sûrement appris tout ce que je sais à force d’observer. Cela me semble le plus probable.
C’est étrange de connaître tant de choses et d’avoir oublié l’essentiel de sa vie. J’ai peut-être déjà pris forme humaine, déjà vécu une vie aussi belle que celle-ci, déjà aimé si fort une famille, puis tout s’est terminé et j’ai tout oublié pour redevenir un objet, puis un autre. Je ne sais pas, je ne saurai probablement jamais. Tante Hermine veut m’y aider. Elle perçoit avec une acuité impressionnante la détresse sourde qui m’habite. Pa Ba compatit, mais il a dû mal à saisir la différence de ma situation et la sienne. Lui aussi a perdu ses parents prématurément et a été accueilli dans cette même maison par un foyer aimant, débordant de vie et de bienveillance. Mon cas est différent.
Je ne dis pas que je désire vivre une existence différente, au contraire, mon bonheur est immense. Je voudrais juste savoir. Savoir ce que j’ai vécu et pensé il y a des années.
Cela ne m’obsédait pas tant auparavant. Peut-être que j’ai vraiment grandi, changé dans ma façon de penser, dans mon rapport à l’identité. Pa Ba dit que j’ai vingt ans. En réalité j’ai probablement vécu beaucoup, beaucoup, beaucoup plus que deux simples décennies. Une chose est sûre, quinze années se sont écoulées depuis qu’il m’a tenu dans ses mains et que mon corps est devenu humain. Il m’a gardé avec lui depuis tout ce temps, le lien que nous avons tissé ne s’est pas brisé, au contraire, il n’a cessé de se consolider. Peut-être un peu trop. Je ne cesse de grandir, et Pa Ba vieillit peu à peu. Tante Hermine l’a même remarqué depuis qu’elle habite avec nous. Elle se demande s’il n’y a pas un lent transfert d’énergie qui circule entre nous deux. J’aime son intérêt pour tout ce que la science d’Oncle Léon ne peut pas toujours expliquer.
Tante Hermine a des prédispositions merveilleuses pour ce qui est appelé « surnaturel ». Je n’ai de don particulier pour percevoir l’aura des gens, mais je suis sûre que la sienne est prodigieuse. Cela me rend d’autant plus triste que son corps lui fasse à ce point défaut. C’est pour ça que je me suis mis à écrire aujourd’hui. J’ai vu le mouchoir dans lequel Tante Hermine tousse sans arrêt. Pour la première fois, j’y ai vu des taches d’un rouge vermeil. J’aime les couleurs, j’aime le rouge, le rouge des pétales des roses et des ancolies, le rouge des fraises et celui des groseilles, celui des plumes de rouges-gorges, celui du vernis sur les meubles, de la laine de mon écharpe, de la peau rougie par le froid ou l’excitation. J’aime même le rouge qui perle au bout de mon doigt quand je me pique avec l’aiguille à coudre.
Mais ce rouge-là, sur le tissu du mouchoir, je l’ai détesté. Juste après l’avoir vu, j’ai lu le chagrin et la peur dans les beaux yeux sombres de Tante Hermine. Je ne sais pas si j’ai réellement vingt ans, mais je sais qu’au fond, je ne suis plus l’enfant que j’ai pu être en arrivant ici. Au cours des dernières années, grâce à tous les livres de Pa Ba et en retenant tout ce qu’on m’a dit, j’ai beaucoup appris sur le corps humain, sur ses facultés incroyables, mais aussi ses limites et ses maladies. Je savais que le sang indiquait une aggravation de l’état de ses poumons. Quand j’ai approché Tante Hermine, elle n’a pas tenté de le dérober à mon regard. Au contraire, ses mains graciles qui tenaient encore le mouchoir se sont tendues vers moi, et je les ai laissées se lover au creux de mes paumes, si énormes comparées aux siennes. Nous avons caché ensemble dans nos quatre mains cet horrible morceau de tissu, ce rouge qui nous faisait mal.
J’ai essayé de peindre les émotions qui ont saisi mon cœur à ce moment-là. Cela n’a pas fonctionné. Je n’ai pas réussi à reproduire ce rouge que j’ai détesté, je n’ai pas réussi à exprimer ignominie. C’est étrange, je sais pourtant que ni la mort ni la maladie ne sont des choses haïssables. Je n’ai pas ressenti cette colère lorsque le père d’Oncle Léon nous a quittés. Je me demande si je n’associe pas tellement Tante Hermine à Pa Ba que le trépas imminent de l’une me fait redouter celui de l’autre. Tante Hermine ne va pas mourir tout de suite. La science lui donne encore quelques années à vivre, peut-être même que des cheveux gris auront le temps de lui pousser, comme à Oncle Léon. La magie lui accordera peut-être un peu plus, je l’espère. Mais finalement, tout cela finira un jour. Et moi ? Est-ce que mon temps de vie est seulement compté ? Qu’est-ce que je deviendrai s’ils finissent tous par me quitter ?
J’aime pas écrire. C’était nécessaire aujourd’hui je crois, mais je vais m’arrêter là. Bosco et Gaillard sont couchés à mes pieds. Maintenant que j’ai pu exhaler un peu toutes ces pensées, je crois que je vais m’allonger un peu à côté d’eux sur le tapis. Avec un peu de chance, cela fera même sourire Pa Ba de nous retrouver tous les trois comme ça.
C'est top de pouvoir avoir un passage écrit par Mouska et d'avoir un peu ses pensées ! ^^
C'était super touchant ! Hermiiiiiiiiiine 🥺🥺 Et le "Pa Ba" est adorable ! 😄
Peut-être qu'il n'aime pas, mais moi j'aime beaucoup que Mouska écrive 😛
A très vite !
"Pa Ba compatit, mais il a dû mal à saisir la différence de ma situation et la sienne" → du mal ^^ (Pa Ba 😍😍)
Aww cool que ça te plaise ! T^T J'ai pas mal hésité pour ce format haha, mais finalement je me sentais pas trop de faire écrire une lettre à Mouska, je trouve que le côté spontané et un peu absurde lui va mieux ^^
Ouuui ^^ l'appellation [Pa/Ma + première syllabe du prénom] m'est venue pendant l'écriture d'une nouvelle (que j'ai pas postée sur PA). D'ailleurs pour la petite histoire, c'est pour cette nouvelle aussi que m'est venu le prénom Jasmin, qui m'a tellement plu que j'ai voulu l'utiliser pour une de mes "vraies" histoires ^^
Merci pour la coquille :p
A bientôt <3