Chapitre 6 : La rumeur
Forgeron
Godron enleva ses gants, dégagea une mèche de cheveux bruns qui était tombée devant ses yeux et prit un linge pour s’essuyer le visage. Le brasier de la forge exhalait une chaleur insoutenable.
Il avait débuté son apprentissage chez maître Souftir plusieurs lunes auparavant ; à présent, le forgeron lui donnait des choses simples à réaliser seul, comme des outils ou des petites lames. Ce jour-là, le vieil artisan lui avait demandé de confectionner la garde d’une épée.
L’acier que Godron venait de travailler commençait déjà à refroidir. Sa couleur blanche incandescente virait peu à peu au rouge. Il contempla un moment le morceau de métal puis, satisfait, enfila à nouveau ses gants, attrapa l’ouvrage avec une pince et l’emporta dans la pièce voisine.
Il contourna les établis sans attirer aucun regard, jusqu’à arriver au fond de la salle, où œuvrait le propriétaire des lieux. Souftir était réputé pour sa fierté aussi trempée que l’acier qui sortait de sa forge. Artisan très influent, il n’hésitait pas à prendre des risques et à élever la voix pour défendre sa profession et ses pairs. Les outils qu’il produisait comptaient parmi les plus solides de la ville et son commerce florissait. En qualité de chef de la corporation des forgerons, il employait en permanence dans son atelier une dizaine d’ouvriers et autant d’apprentis, dont Godron.
Souftir, en grande concentration, travaillait sur une nouvelle épée pour le Commandant des éclaireurs. Le jeune homme déposa le morceau d’acier, qui deviendrait la garde de l’objet, sur la table à côté de son maître. Celui-ci observa la pièce de métal d’un œil critique et leva la tête vers son élève.
— C’est bien. Tu peux faire une pause, dit-il sobrement avant de retourner à son ouvrage.
Godron se dirigea vers la salle de repos pour se débarrasser de ses affaires. Il ne possédait encore aucun outil, seulement ses gants et son tablier, cadeaux de Souftir pour son arrivée dans l’atelier. Il les plia avec soin et les rangea, avant de quitter la forge. Le soleil qui avait passé le zénith lui indiquait son retard ; pas le temps de se changer ou se nettoyer le visage. Il aurait préféré se montrer plus séduisant, mais elle avait l’habitude.
Une fois dans la rue, il pressa le pas pour rejoindre son lieu de rendez-vous quotidien. Depuis que ses parents l’avaient punie, Ada n’avait pas beaucoup de temps à lui consacrer. Ils se retrouvaient pendant la pause de Godron et en profitaient pour se balader à travers les ruelles les moins fréquentées des quartiers Nott et Kegal.
Elle l’attendait, assise par terre contre un mur. Son petit nez retroussé et ses grands yeux bleus tournés vers le ciel, elle semblait regarder passer les nuages. Quand elle l’entendit s’approcher, elle bondit sur ses pieds, un sourire ravi étirant ses lèvres. En deux enjambées, Godron se trouva à sa hauteur, vérifia que personne ne les observait, la prit dans ses bras et l’embrassa tendrement.
— Tu n’as pas de nouvelles des deux champions ? souffla-t-il alors qu’elle se blottissait contre lui et nichait sa tête dans son cou.
Il la sentit se raidir contre lui et elle s’écarta pour le regarder sévèrement.
— C’est pas drôle. Ils pourraient se tuer là-bas !
— Tu as raison, excuse-moi, répondit-il en l’embrassant pour adoucir son humeur.
Ils se mirent en route, main dans la main. Godron parla un peu de sa matinée à la forge puis Ada raconta qu’elle avait passé la soirée de la veille à la taverne avec Clane. Le jeune homme accusa le coup et pinça les lèvres pour ravaler une réflexion amère. Apparemment, la punition dont elle faisait l’objet ne s’appliquait pas de la même manière pour tout le monde. Impossible pour elle de se promener avec lui à la tombée de la nuit, par contre suivre son amie à la taverne ne posait aucun problème.
— Je la trouve bizarre, Clane, en ce moment, déclara Ada sans remarquer la jalousie dans les yeux de son petit ami. J’ai l’impression qu’elle cache quelque chose.
Godron haussa les épaules.
— Ce n’est pas comme si quoi que ce soit de passionnant pouvait se passer au moulin. Elle a sûrement un amoureux, c’est tout.
— Impossible ! Elle est amoureuse de Bann, tout le monde le sait.
Dans une toux qu’il s’efforça de faire paraître naturelle, Godron masqua un ricanement. Le peu qu’il connaissait de Bann Kegal lui suffisait pour deviner que la meunière n’était pas du tout le genre de fille qui pouvait lui plaire.
— Elle s’est peut-être enfin rendu compte qu’elle n’avait aucune chance.
Sa franchise lui valut un regard noir. Pourtant, elle ne le contredit pas.
— Mais alors, qui ? Sûrement pas Rohal, il paraît qu’il a dansé avec la même fille toute la nuit l’autre soir.
— Pourquoi pas ton autre frère ?
— Mev ? s’exclama Ada, les pupilles rondes d’étonnement.
À nouveau, Godron dut cacher un sourire moqueur.
— Sérieusement, Ada, ne me dis pas que tu n’as pas remarqué la façon dont il la dévore des yeux ? Même moi je l’ai vu, et on ne peut pas dire que je passe beaucoup de temps avec eux !
La jeune fille s’arrêta pour réfléchir. Elle se mordillait les lèvres et faisait doucement rouler le lobe de son oreille entre son pouce et son index.
— Mais alors, répéta-t-elle, pourquoi est-ce qu’elle me le cacherait ? Parce que j’ai voulu la rencarder avec Bann ?
En signe d’ignorance, et aussi parce qu’il n’en avait pas grand-chose à faire, Godron haussa les épaules. La vie amoureuse de Clane ne méritait pas autant d’attention. Alors qu’ils reprenaient leur marche, pour changer de sujet, il lui essaya de lui faire part de ses doutes quant à son maître d’apprentissage. Souftir lui avait demandé quelques jours plus tôt de réparer des outils que Godron n’avait jamais vus auparavant, et dont personne n’avait su lui expliquer l’utilité ou le commanditaire. Sans réussir à comprendre vraiment ce qui le mettait à l’aise, il ne parvenait pas à sortir de son esprit l’idée que le vieux forgeron cachait des secrets pas très respectables. Certains apprentis soufflaient qu’il entretenait des liens avec la pègre… Ada hochait distraitement la tête, les yeux tournés vers la muraille. Elle ne l’écoutait que d’une oreille. Il soupira devant le manque d’attention qu’elle lui portait et finit par se taire.
Au bout d’un moment de silence, Ada parut remarquer qu’il avait arrêté de parler. Elle se tourna vers lui, un air sérieux sur le visage.
— Est-ce que tu trouves ça normal, toi, que l’administration des quartiers se transmette au sein de la même famille de génération en génération ?
— Bien sûr, répondit Godron sans même réfléchir, pris au dépourvu par le brusque changement de sujet. Qui d’autre serait administrateur sinon ?
La jeune fille soupira. Elle avait l’air un peu perdue.
— Je ne sais pas, mais j’imagine que n’importe qui pourrait faire un meilleur travail que les Volbar par exemple.
Cela ne ressemblait pas à Ada de parler de politique. En temps normal, elle se moquait même avec lui des débats enflammés qui terminaient en bagarre dans les tavernes. Ce genre de remarque sortait certainement de la bouche de Clane. Décidément, Godron n’aimait pas l’influence de la meunière sur sa petite amie. Elle pouvait garder pour elle ses réflexions absurdes !
— Tu dis ça parce que les Volbar sont en conflit avec tes parents sur de nombreux sujets, mais en réalité ce ne sont pas les pires. La plupart des administrateurs font pareils et usent de leur position pour s’enrichir. Peu importe qui est à la tête du quartier, si personne ne contrôle ce qui se passe il y a forcément des abus.
— Mais quand même, le pouvoir revient toujours aux mêmes personnes. Ce n’est pas juste, insista-t-elle.
— Avant, n’importe qui pouvait se revendiquer administrateur de quartier à la mort des dirigeants en place, et les gens se battaient entre eux. C’est exactement ce qui a entraîné la guerre des Ponts. La succession telle qu’elle existe actuellement n’est sans doute pas la méthode la plus juste, mais elle permet au moins de garantir une forme de stabilité au sein des quartiers.
La petite ride creusée entre ses sourcils indiquait qu’Ada n’était pas très convaincue par ses propos. Il prit un instant pour réfléchir. Comment lui expliquer son point de vue, et lui faire comprendre qu’elle risquait de s’épuiser inutilement en voulant remettre en question ce qui marchait ?
— Ne te tracasse pas avec ça, continua-t-il. On se fiche des administrateurs et des quartiers, ces histoires ne nous concernent pas. On fera comme on a dit, on s’installera dans la petite maison près de la fontaine, pas loin de tes parents, et on sera heureux tous les deux. Et ça m’étonnerait que qui que ce soit décide de changer toutes les règles de la Cité d’ici là !
Il avait forcé un ton enjoué pour voir un sourire éclairer son visage, mais elle tiqua à la dernière phrase et fronça encore plus les sourcils. Impuissant, il la prit dans ses bras. Il souhaitait lui faire subtilement comprendre que les idées et l’influence de Clane ne lui apporteraient rien de bon, mais il ne savait pas s’il avait réussi à la raisonner ou la vexer.
— T’as raison, finit-elle par murmurer.
Elle paraissait déprimée. Il préférait croire que l’absence de ses frères, la fatigue et sa punition jouaient plus sur son moral que leur discussion. Pourtant, c’étaient bien ses mots qui avaient assombri son visage. Il se remémora mentalement ses propos, mais ne trouva rien de bizarre.
Demain, elle irait mieux, tenta-t-il de se persuader.