Chapitre 6 : La rumeur
Héritage
Par la fenêtre du domicile des administrateurs Hocas, Vélina contemplait la ruine de l’aqueduc. Les pierres de l’édifice avaient depuis longtemps été récupérées pour servir à de nouvelles constructions, mais la carcasse de la maison sur laquelle il s’était écroulé se tenait encore là. Le soleil de l’après-midi posait ses rayons sur un toit éventré, une charpente brisée, des murs tordus. L’eau conduite par l’aqueduc se déversait dans la masure avant de ressortir par la petite tranchée creusée à même le sol pour la ramener vers le Fleuve. Elle n’atteindrait jamais l’île du temple, sur l’autre rive, depuis laquelle l’administratrice observait le triste spectacle. Comme si une solution pouvait lui venir à l’esprit rien qu’en fixant le problème du regard.
— Sept années. Pourquoi n’a-t-on pas réussi à le reconstruire, après tout ce temps ? soupira-t-elle, plus pour elle-même que pour son hôte.
Elle se détourna de la fenêtre pour rencontrer les yeux verts ironiques de Setim Hocas, debout derrière elle. Il la dépassait d’une bonne tête.
— Ce n’est pas faute d’avoir lancé et relancé le débat, répondit-il. Pour nous plaindre, là, tout le monde s’accorde ! Mais dès qu’il est question d’écailles, la belle unité du Haut Conseil fond comme neige au soleil, surtout quand il s’agit d’aider un pauvre quartier indépendant. Pour vous, les grands quartiers, on essaie de faire des efforts, mais pour nous…
— Financée par les quartiers, les fontainiers, ou qui que ce soit, j’ai toujours voté en faveur de la reconstruction de l’aqueduc ! se récria Vélina.
Elle se rapprocha de l’administrateur et leva une main pour la poser sur le bras frêle du jeune homme. Après le décès de son père, à peine un an plus tôt, Setim avait hérité du quartier. Et de tous les soucis qui l’accompagnaient. La compassion l’envahit brusquement. Si son enfant avait vécu, il aurait à peu près le même âge aujourd’hui.
— Je ne suis pas votre ennemie, Setim. Votre père le savait et votre mère a toujours été une très bonne amie. Mais je ne sais pas quoi vous proposer de plus.
Il se dégagea d’un mouvement d’épaule.
— Alors, pourquoi venir ?
Sa réponse amère traduisait sa déception. Vélina lui lança un regard peiné. Pauvre garçon. Si jeune, diriger ce quartier isolé. Deux îles, reliées entre elles par un pont, au beau milieu du Fleuve. Les administrateurs Hocas devaient se sentir bien seuls, sans voisin, sans vassal et sans quartier auquel se rattacher.
— Je veux vous aider à trouver une solution, mais j’ai besoin de connaître la situation. Le Gouverneur n’a-t-il pas à nouveau convoqué les fontainiers et les bâtisseurs ?
— Si, à ma demande. Mais cela n’a rien résolu, évidemment.
Vélina pinça les lèvres. Nedim n’avait rien résolu. Évidemment. Il ne parvenait à maintenir une forme de respect de la part des administrateurs que parce qu’ils étaient nombreux à profiter de sa mollesse. Quant aux habitants de la ville, ils admiraient sa compassion et sa gentillesse. Deux qualités remarquables, qui toutefois ne réglaient pas les problèmes.
Le Gouverneur aurait pu depuis longtemps faire saisir les sommes nécessaires pour réparer l’aqueduc chez les plus fortunés. Les Volbar et les Kegal pouvaient bien se le permettre et elle-même aurait volontiers fourni une partie de ses écailles honnêtement gagnées s’il le lui avait demandé. Mais il craignait un refus. Il craignait le conflit qui pourrait être engendré. Il craignait toujours quelque chose. Un homme si craintif ne pouvait pas gouverner correctement la Cité.
— J’irai parler à Nedim, dit Vélina d’un ton ferme. Cela a trop duré, il est temps de forcer la main aux plus réticents.
Setim eut un petit rire méprisant. Du haut de sa courte expérience d’administrateur, il avait déjà l’air désabusé.
— Heureux de voir que vous volez à notre secours, sept ans plus tard, ironisa-t-il en s’asseyant sur un fauteuil. Mais je n’ai pas besoin de votre aide. Après tout ce temps, comme vous dites, je ne l’attendais plus. Si vous aviez vraiment voulu le reconstruire, cet aqueduc, vous l’auriez déjà financé.
— Seule, je n’aurais pas pu vous accorder les six cent mille écailles de main-d’œuvre et de pierres que nécessitent les travaux ! Aucun quartier ne pourrait supporter un tel coût sans creuser un trou béant dans ses livres de comptes et sans devoir se justifier auprès de ses habitants.
— Apparemment, si.
Le jeune homme la fixa de ses yeux verts résignés pendant qu’elle écarquillait les siens, incrédule. Comment était-ce possible ? Rapidement, la surprise laissa place à la colère, et elle sentit la chaleur envahir ses joues. La question n’était pas comment, mais qui. Et elle ne connaissait qu’une seule personne qui pouvait dépenser autant sans cligner des paupières.
— Qu’ont-ils exigé en échange ? demanda-t-elle froidement, luttant contre ses émotions pour rester calme.
Il croisa ses bras contre sa poitrine et baissa le regard, mais ne répondit pas. Elle aurait dû se douter qu’un garçon si orgueilleux se laisserait avoir par ce serpent de Lajos et sa maudite fille.
— Les Volbar ne paient rien, et sûrement pas autant d’écailles, sans la certitude d’obtenir le double en retour. Ils vous roulent dans la farine, Setim ! Enfin, ouvrez les yeux ! s’écria-t-elle.
Sans s’en rendre compte, elle s’était rapprochée du fauteuil de son interlocuteur, si bien qu’il devait lever la tête pour la regarder. Le visage de Setim se durcit. Elle l’avait vexé.
— À moins qu’un autre sujet de vous amène chez moi, je vais devoir vous demander de partir.
— Il a fait de vous son vassal, n’est-ce pas ? aboya Vélina sans prêter attention à sa remarque.
— La prochaine fois que nous aurons un problème d’eau, quelqu’un le réglera à notre place, répondit-il simplement. Et c’est pareil pour les Lomin.
La troisième et dernière île de la Cité appartenait aux Lomin, dont le quartier était également séparé en deux : un bout se trouvait au milieu du Fleuve ; la plus grande partie jouxtait le quartier Letra. Comme Vélina et Setim Hocas, Medec Lomin était issue d’une longue lignée d’administrateurs dont l’ancienneté et l’indépendance faisaient la fierté. Les trois familles jouissaient d’une position idéale, en plein centre de la ville, et d’étroits liens commerciaux et amicaux s’étaient noués entre elles au fil des siècles si bien qu’elles se trouvaient souvent en accord lors des votes du Haut Conseil. Pas par obligation ou redevabilité, tel des vassaux, mais parce qu’elles partageaient le même idéal et la même envie d’offrir le meilleur aux habitants de leurs quartiers.
En s’alliant à eux, Lajos s’attaquait directement à Vélina.
— Setim, laissez-moi un peu de temps. J’en parlerai à mes vassaux, ou encore aux Kegal. Nous pouvons trouver une autre solution.
— C’est vous qui, à l’instant, avez essayé de m’expliquer que vous ne pouviez pas nous aider, grogna le jeune administrateur. Et maintenant, vous voulez me faire croire que vous aviez un atout dans la manche ? Soyez sérieuse, Vélina. Vous ne pouvez plus rien. C’est ainsi que cela fonctionne.
Sur ce point, il n’avait pas tort. Vélina fulminait et peinait à le masquer. Comment Nedim avait-il pu laisser la situation se dégrader ainsi ? Avec les Hocas et les Lomin, les Volbar contrôleraient sept quartiers. Sept ! Presque un tiers de la ville ! Et Lajos deviendrait l’homme le plus puissant de la Cité. Un homme qui n’avait aucune décence et n’aspirait qu’à s’enrichir sur le dos des autres !
Comme elle ne répondait pas, il haussa les épaules et, d’un geste désinvolte, fit un signe au chef de sa milice qui attendait dans un coin de la pièce. Silencieux depuis qu’elle était arrivée, Vélina en avait oublié sa présence. Telle une vulgaire colporteuse, il la raccompagna jusqu’au perron de la maison avec un petit sourire narquois sur les lèvres qui fit honte à Vélina. Elle n’aurait jamais dû s’emporter ainsi devant lui.
La brise qui s’engouffrait dans les ruelles et lui fouettait le visage aida sa colère à s’évanouir. Après tout, Setim s’évertuait à chercher le mieux pour les habitants de son quartier et s’énerver contre lui ne résoudrait pas grand-chose. Alors qu’elle remontait dans son carrosse, elle croisa, tête baissée sous un voile blanc, l’administratrice Hocas, qui ne leva même pas les yeux vers elle. La jeune femme revenait visiblement du temple principal, où elle passait la plus grande partie de ses journées. Son mariage avec Setim Hocas l’avait arrachée à contrecœur à son noviciat, mais elle gardait des liens forts avec la religion. En d’autres circonstances, elle aurait pu se trouver parmi les pauvres prêtresses qui avaient perdu la vie dans le temple du Fleuve.
Vélina ferma les yeux, soudain abattue. L’éboulement de la montagne dont on n’avait toujours pas découvert les coupables. Lajos qui s’emparait du quartier abritant le temple principal. La ville et son équilibre fragile menacés par les ambitions de certains. Et elle ne pouvait rien faire pour l’empêcher.
Après une profonde inspiration, elle rouvrit les paupières et balaya l’intérieur familier et confortable du carrosse. Partout, sur les poignées, les coussins et les portes, étaient représentées les armoiries du quartier Letra, accompagnées de son prénom et de celui de son mari. À l’époque de leur mariage, bien des années auparavant, elle avait du respect pour cet homme un peu terne, mais romantique, qui la faisait rire. Elle avait accepté de l’épouser justement en raison de son caractère effacé et conciliant, avec la certitude qu’il la laisserait gérer son quartier comme elle l’entendrait. Mais ils n’avaient pas réussi à avoir d’enfant. Le seul qu’elle avait porté jusqu’au terme, un garçon magnifique et minuscule, n’avait vécu que quelques instants. Son mari, dévasté par le chagrin, avait rejeté la faute sur elle, blâmé son manque de repos pendant sa grossesse, accusé le quartier qui consumait son temps et son énergie au détriment de sa propre famille. La douleur et la rancœur avaient brisé leur couple. Pendant que lui s’était enfermé dans les livres et le silence, elle avait plongé à corps perdu dans l’administration du quartier Letra, désormais l’unique héritage qu’elle laisserait derrière elle. Un héritage qu’elle refusait de voir piétiner et pour lequel elle se battrait jusqu’à son dernier souffle. Que deviendrait-il quand elle ne serait plus là ? Des élections seraient organisées et les habitants choisiraient son successeur. Quelqu’un qui se retrouverait seul à devoir gérer une population, des vassaux, une milice, un budget. Vélina frissonna à l’idée qu’un jour, peut-être, les Volbar ou les Kegal auraient le culot d’acheter aussi son propre quartier.
Depuis des années, chacun savait qu’ils s’enrichissaient trop facilement pour être honnêtes. Personne ne pouvait accumuler autant d’écailles en taxant sur la farine ou le parfum ! Elle avait besoin d’une preuve. Une preuve de leurs activités illégales, quelles qu’elles fussent. Pour mettre enfin un terme à la spirale infernale dans laquelle la ville était tombée. Alors que le carrosse traversait le pont pour atteindre le quartier Letra, elle frappa au carreau qui la séparait du conducteur.
— J’ai changé d’avis. Conduisez-moi aux appartements du Général, s’il vous plaît, ordonna-t-elle.