Toujours protégée par sa barricade désordonnée, Eleonara laissa tomber son couteau. Une boule de nausée lui remonta dans la gorge. Amazzard était à Arènes : c'était déjà une nouvelle suffisamment mauvaise. Mais en plus, il avait fallu tomber sur ses carnets de notes et deviner un fragment de ses sombres desseins.
L'alchimiste n'est pas plus intéressé par la pierre philosophale que par changer l'étain en or. Pendant des années, il avait expérimenté sur Eleonara – et Diutur savait qui d'autre – alors qu'elle croupissait dans un cellier. Ç'avait donc été ça, le fameux contrat entre lui et les Taberné. Il avait payé les taverniers pour garder « son » elfe cachée et lui faire ingérer les doses empoisonnées qu'il leur expédiait. En échange, il leur versait une pension et leur avait promis de se débarrasser de leurs rivaux, les Regardeau, les tenanciers de la taverne pile en face du Saint-Cellier. Tout ça pour la science. Pour des résultats. Pour des conclusions. Pour savoir. Ou pour autre chose ?
Souillée, avilie, utilisée. Comment avait-elle pu ne rien remarquer ?
Les granulés.
Oui, Eleonara faisait le lien maintenant. Dalisa avait fait tomber un flacon de granulés, une fois, au Saint-Cellier. Eleonara s'en était servie pour décimer les rats. Ces mêmes granulés entreposés au laboratoire, ce même poison que ses maîtres avaient dissimulé dans ses repas, année après année. Monsieur Taberné avait dû les moudre avant de les incorporer à son gruel et sa purée d'ail.
Doses, fréquences, conséquences : dans le livret, tout avait été reporté. À en croire ce journal, Amazzard s'était rendu à Garlickham plusieurs fois pour régler ses dettes accumulées. À ces rares occasions, Eleonara avait dû dormir à poings fermés, confinée dans son cellier. Sauf la dernière fois, où Taberné y avait enfermé l'alchimiste et qu'elle s'était réveillée.
— Votre voisin est un monstre, souffla Eleonara.
Il avait donné du poison à une enfant. Il l'avait transformée en fontaine à poison. Était-ce pour ça que les fleurs qui écloraient à partir de son sang étaient létales ? Il n'y avait pas de mots pour décrire son horreur.
Son sac de courses vides entre les mains, Sebasha d'Éméride la regardait très fixement.
— C'est à cause de lui que je suis devenue esclave dans une taverne, continua l'elfe sur la même lancée. Il m'a fait empoisonner pendant des années pour expérimenter. Quand j'ai pu m'enfuir, il m'a pourchassée et a voulu que je retourne picorer dans sa main en prétendant qu'il me fournirait des informations sur Hêtrefoux. Ce n'est qu'un menteur, un manipulateur, un démon !
L'Opyrienne était aussi immobile qu'une statue. Une certaine alarme se lisait dans ses yeux écarquillés. Enfin, un muscle de son cou se contracta.
— Nous ne serons pas ici pour longtemps, lui promit-elle. Bientôt, si la chance est de notre côté, nous serons à Hêtrefoux et tu sauras tout ce que tu voudras. Cet homme n'entrera pas dans cette pièce, je t'en fais le serment.
Eleonara la crut à l'instant. Sebasha allait-telle « s'occuper » de l'alchimiste ? Comme lui tordre le cou pendant qu'elle avait le dos tourné ? Ça ne l'aurait pas gênée.
Sebasha ne se départit pas de son ton grave :
— J'ai plusieurs choses importantes à te communiquer. De un, j'ai passé commande chez les Kermès ; les matériaux devraient arriver demain. De deux, je sais qui a tué l'Abbé et Tomislav d'Ox.
L'annonce percuta Eleonara comme une mouette en plein vol.
— Quoi ?
La Chercheuse se plaça devant le moucharabieh qui répandit de curieux pointillés sur sa peau, la tatouant de lumière de sa crinière frisée à ses sandales.
— Une Mysticophile soi-disant sourde-muette a assisté à une réunion entre Sœur Griselle et une religieuse du prieuré de Morglier. La vieille Griselle lui a tout avoué. Sœur Naimée lui aurait confessé sur son lit de mort que les supérieures du Don'hill avaient soudoyé des convers pour qu'ils nous assassinent, l'Abbé et moi, pendant notre mission en Opyrie. Selon Griselle, Tomislav a surpris les convers, ce qui lui a coûté la vie. Je suis sceptique : l'Abbé communiquait étroitement avec les Mysticophiles bien avant que j'entre au Don'hill. Il espérait que Tomislav lui succéderait en tant qu'intermédiaire. Les nonnes ont dû l'apprendre et se sont empressées d'éliminer l'héritier et le prédécesseur avant même que Tomislav ne soit sacré. Elles avaient assez de motifs pour le faire.
Depuis plus d'une année, Sebasha enquêtait à ce sujet sans fruits et voilà que la dure vérité leur tombait dessus. Eleonara se souvenait de Sœur Griselle, la vieille doctoresse ridée comme du cuir usé. Elle ne s'étonnait pas que Sœur Louve et les autres ne l'eussent pas incluse dans leurs complots. Griselle avait toujours déclamé son appréciation pour Sebasha alors qu'elles n'avaient fait que se plaindre des moines-soldats étrangers. Une question demeurait pourtant : à qui Sœur Griselle avait-elle pu confier un tel secret ? Eleonara ne connaissait pas les moniales de Morglier.
— Je savais les nonnes prêtes à tout, mais de là à organiser un triple assassinat...
Elle ne comprenait pas. Diutur, le dieu qu'elles vénéraient, était une entité de paix et de pardon, de pitié et de partage. Pourquoi lui avaient-elles voué leurs vies, si elles contredisaient ses principes ? Prôner l'altruisme en faisant couler le sang, en servant ses propres intérêts et en se remplissant les poches n'avait rien d'une dissonance nouvelle, hélas.
— Du moins, maintenant on sait pourquoi les convers ont été retrouvés endormis et sans souvenir des faits : ils ont bu le somnifère eux-mêmes pour ne pas être suspectés, déduisit l'elfe en sortant enfin du périmètre barricadé.
Sebasha l'aida à remettre la caisse à livres, les tabourets et les couvertures à leur place.
— Ce n'est pas tout. Les nonnes agissaient à travers un agent, qui lui, déléguait aux convers. Son identité nous échappe.
— Si les convers lui obéissaient, il devait au moins être moine-soldat.
— Plausible.
— Il faut le retrouver et faire juger les convers. Les nonnes sont mortes, il n'y a rien qui puisse être fait pour elles.
— Vrai, tu as imposé ta propre justice sans savoir ce que tu jugeais. L'univers opère d'étranges manières. Exposer la culpabilité des nonnes sera difficile, mais les sergents recevront bientôt des intimidations anonymes pour qu'ils revoient leurs propres rangs avant de pointer les étrangers du doigt. Les Mysticophiles se chargeront de répandre la nouvelle.
— Et si l'agent était un sergent, justement ?
L'Opyrienne s’assit à l'entrée en forme de tonneau géant.
— Nous y avons pensé, mais il y a un autre problème : Sœur Louve me soupçonnait d'espionnage et il se peut qu'elle ait informé la Couronne. Ma position est compromise ; ma guilde m'a d'ailleurs interdit le sol einhendrien par précaution. Cela signifie que je n'enquêterai plus sur l'agent. Pour moi, c'est un échec.
— Je suis désolée.
Eleonara se fit craquer les jointures, pas sûre de comment consoler une Mysticophile frustrée de ne pas avoir pu mener une investigation jusqu'au bout. L'elfe laissa ses pensées louvoyer vers d'autres horizons. Tels des poissons, elles fuirent vers le Bimaristan et vers Sgarlaad, évanoui et enterré sous les marches de la Source des Aveugles, ce sombre caveau, ce tombeau de bateau. Elle se sentit à l'étroit, à croire qu'une partie d'elle gisait sous terre près du Mikilldien et son corps froid. Le fait qu'il n'y eût qu'une paroi entre elle et les appartements d'Amazzard ne la rasséréna pas.
— Madame Sebasha, quand puis-je retourner au Bimaristan ?
L'Opyrienne détacha ses yeux du sol.
— Les Religiats ne le quitteront pas plus tôt que le crépuscule. Je reconnais ta hâte. Tu es pressée de retrouver ton ami barbare, ai-je tort ?
Eleonara la dévisagea, incrédule.
— Je croyais qu'il n'y avait pas de Mysticophiles au Bimaristan.
— Il n'y en a pas.
— Je ne comprends pas. Bezùkiel a dit que personne, même vous, ne savait où... Si vous saviez depuis le début, pourquoi ne m'avez-vous rien dit ?
— Je n'en étais pas sûre, la corrigea Sebasha, mais tu viens de me le confirmer. J'ai appris à travers mes collègues que tu cherchais à te renseigner sur les symptômes avancés du cassage. Comme Sgarlaad a été cassé, j'ai fait le rapprochement. Je t'avais prévenue de ne pas sous-estimer les Mysticophiles. Qu'en est-il d'Errmund et du gamin ?
— Je ne sais pas.
L'elfe froissa le tissus de son sarouel dans ses poings fermés, sentant une poussée d'énergie s'enflammer dans sa poitrine.
— Je partirai au crépuscule. Je vous ferai part de ma décision quant au plan de Bezùkiel en temps voulu.
— Le chemin prendra du temps. Je propose de partir maintenant.
Quand enfin elle émergea des épaisseurs troublées de ses idées, l'elfe arpentait les couloirs marbrés du palais ; sa tête était maquillée et emballée dans un voile de lin. Couverte elle aussi, la Chercheuse de Secrets marchait une foulée devant elle.
Elles croisèrent des Religiats, des serviteurs et des gardes opyriens dans leurs uniformes hauts en couleurs. Arènes, ville de vie et de musique, s'était lavée de son insouciance. Le nuage ombrageux amené par l'apparition de la Bête surplombait les mémoires. Même dans le palais, l'agitation était palpable. Dans le pas dépêché des servants, dans les coups d’œil nerveux des courtisans et des diplomates. Les Arèniens redoutaient la Bête. Ils la redoutaient, elle.
Eleonara se demandait quelle description les voyous des rues avaient pu faire d'elle. Svelte, faux bronzage, nez pointu, yeux fangeux, plaques rouges, oreilles en épée. Manque de chance, quand elle était fardée et correctement vêtue, elle était pratiquement identique à eux.
Sebasha attendit qu'une allée se vidât pour pousser à sa droite une double porte en fer à cheval. Elle laissa passer Eleonara et barra les battants.
Un immense rideau pendait devant une verrière, submergeant l'espace dans une ombre sous-marine. Densément peints, les murs s'élevaient vers un plafond qui voulait gratter les cieux. Au fond de la salle, de larges dalles grèges s'empilaient pour former un tertre de marbre. Sur ce socle imposant reposait un coussin circulaire de la taille d'un lit et rembourré à la limite de l'explosion.
— Bienvenue à la salle du trône, déclama Sebasha avec une virevolte de la main. Elle n'est illuminée que pour les cérémonies. Sinon, elle est noyée dans l'obscurité comme aujourd'hui. Le prince se soucie de la conservation de ses fresques. Sous les rais du soleil, les pigments pâlissent et s'estompent, nous dérobant les légendes qu'ils subliment. Ces murales recensent les visages des régents et régentes d'Opyrie. Un jour, Bezùkiel sera immortalisé aux côtés de ses prédécesseurs.
— Madame Sebasha, fit l'elfe, l'histoire de l'art, c'est passionnant, mais pourquoi sommes-nous ici ?
— Tu ne m'as pas écoutée.
L'Opyrienne empoigna le gros coussin royal et le souleva. Comme elle lui faisait de grands signes pour l'attirer vers le socle, Eleonara s'approcha.
Un tunnel vertical perçait le centre de la plus haute dalle.
— Nos princes ont toujours été soucieux, admit la Peau Sombre avec une moue. Pour le patrimoine comme pour leur propre santé. Au moindre mal de dents, ils se font du mouron ; à la moindre goutte de sang, ils tournent de l’œil. Un trait de famille. Ce passage secret remonte au premier régent arénien. Ne te laisse pas impressionner par son étroitesse ; il te mènera fidèlement à l'intersection principale du Bimaristan. À partir de là, tu t'orienteras sans difficulté. Tu iras seule ; je ne peux pas t'escorter. Emporte mes salutations à ton ami nordique et n'oublie pas ta promesse à Sa Grandeur. Dans un jour au zénith, je serai ici à attendre ton retour. Je soulèverai moi-même le coussin quand la voie sera libre. J'insiste : peu importe ta décision, reviens. Ni moi ni le prince n'avons des bras assez longs pour te protéger à l'hôpital. Tu es sous l'Œil de Diutur, à présent. Si tu acceptes la proposition de l'émir, notre départ pour Hêtrefoux sera imminent, compris ?
Eleonara se hissa sur le piédestal géant et se glissa à moitié dans le tunnel, testant la solidité des échelons du bout de ses pieds nus.
— Compris.
— Du temps que tu arrives à destination, les Religiats auront délaissé le Bimaristan, mais ils garderont chaque entrée. Cinq hommes à terre, les autres parsemés sur les toits environnants.
Diverses émotions se bousculèrent dans la tête d'Eleonara ; la résignation s'imposat.
— Je vois. Merci.
Il y eut un silence.
— Les Arèniens croient que les elfes sont responsables des assassinats, maintenant, pas vrai ?
Sebasha répliqua à voix basse.
— Quand ils ont su qu'une elfe se déplaçait au cœur de la cité, ils se sont persuadés qu'une nouvelle période de terreur ne faisait que naître.
— Ils ont peur pour rien. Je ne vais rien leur faire. Tout ce que je veux, c'est m'éclipser.
— Peut-être, mais peut-on dire autant de ceux dont nous préviennent les billets ?
Eleonara se mordit la lèvre inférieure. Encore une fois, elle avait oublié : les elfes, dorénavant, ce n'était plus seulement elle.
— Ourébi, laisse tomber le Bimaristan.
En lisant la supplication dans l'expression de Sebasha, Eleonara se renfrogna. Elle voulait s'enraciner sur place et que du lierre vicieux jaillît des profondeurs de la terre, s'éprît de ses jambes et tût Sebasha avec une poignée de feuilles dans la bouche. L'elfe appréhendait déjà son arrivée à l'hôpital et ce qu'elle y découvrirait ; si l'Opyrienne persistait à lui exprimer son désaccord, elle craignait de craquer.
— Tu prends de gros risques pour quelqu'un qui ne sera peut-être plus là à t'attendre,
Non. Cette fois, il n'était pas question de détaler sans un regard en arrière : elle avait une autre peau à sauver en plus de la sienne. Elle serra les dents, les poings, les côtes. Le courroux ressortit ses bannières ; pour le peu qu'il lui restait, elle devait se battre.
— Il ne m'attend pas. C'est moi qui l'attends.
Cette réponse ne faisait pas plus de sens que sa situation. Elle était prisonnière d'une ville qui se repliait sur elle-même, tout en étant claustrée hors du Bimaristan, dans lequel elle avait enfermé Sgarlaad. Quel exploit.
— Il ne pourra pas nous accompagner à Hêtrefoux, lui rappela l'Opyrienne comme si elle annonçait une date de décès.
Engouffrant bassin, torse et épaules dans le passage sombre, Eleonara la foudroya du regard.
— Je veux m'assurer qu'il va bien et qu'il a un moyen de se tirer d'affaire. Que cela plaise à Sa Grandeur ou non.
Sebasha acquiesça.
— Soit. À dans un soleil, alors, amie apostate. J'ai hâte de connaître ton choix.
De son sourire de fauve, Eleonara ne voyait que les canines, brillantes et aiguisées, dont l'une était sertie d'un diamant.
La jeune elfe avait saisi le signal. La pointe de son nez dépassant du sol, elle considéra une ultime fois Sebasha qui se dressait devant elle à la manière d'un minaret. Toute puissante et musclée qu'elle était, celle-ci ne put occulter un pli du sourcil et une contraction de la joue.
— Adiutur, Madame Sebasha. Méfiez-vous de votre voisin.
Elle ne vit pas la réaction de la Chercheuse. Des échelons en colimaçon s'enfonçaient dans les ténèbres. En spiralant, Eleonara descendait cran par cran par ce qui paraissait être le tunnel menant à l'enfer. Sous ses pieds, pas une lueur ne scintillait. Pas un signe ou un indice ne lui indiquait où était l'arrivée ni à quelle profondeur.
En levant les yeux aux cieux, Eleonara apercevait encore l'ouverture, une fenêtre miniature donnant sur un plafond tapissé de dessins brouillés. Les pupilles perçantes de Sebasha y apparurent soudain telles celles des chats de nuit. Elle chuchota et ses mots se réverbérèrent à travers le tunnel.
— Des Religiats arrivent. Je vais reboucher la fente. J'espère que tu n'as pas peur du noir.
Aussitôt dit, aussitôt fait. D'un instant à l'autre, la vue d'Eleonara s'était dérobée comme si un chenapan avait décroché la lune du ciel. « Super, soupira-t-elle en son for intérieur. Je vais me casser la figure. »
L'elfe poursuivit sa descente, les paupières pressées, bien qu'ouvrir ou fermer les yeux ne changeât rien à la luminosité. Trompeuse, l'obscurité offrait la fausse impression de vastitude. Sous ses doigts pourtant, Eleonara sentait la roche dure et impénétrable l'entourer de partout.
Se retrouver compressée entre quatre murs lui rappelait la tombe murale. C'était exactement ce qu'il lui fallait. Un incrément d'anxiété.
Son pied toucha soudain terre ; le cœur d'Eleonara s'emballa d'enthousiasme. Puis cet enthousiasme se changea en un monstre de frayeur. Elle avait beau tâtonner et frapper autour d'elle, elle ne trouvait point d'issue ou de découpure. Comme si elle avait coulé au fond d'un puits. « Ce n'est pas possible, Sebasha ne m'aurait jamais délibérément piégée. Si elle dit que ce passage me guidera jusqu'à l'hôpital, il le fera. »
Elle décida de procéder méthodiquement. Elle s'étira au maximum, quitte à se faire craquer les os du dos et explora tactilement une paroi à l'horizontale puis à la verticale. Elle réitéra son exploration sur la paroi à sa gauche, puis à sa droite, commençant à chaque fois du plus haut qu'elle pouvait atteindre, avant de s'accroupir et sonder là où le mur s'unissait au sol. Cet exercice lui noircit les paumes et les ongles de terre, mais toujours rien. Elle fit de même avec la quatrième façade. Quand elle s'agenouilla, ses doigts dérapèrent et transpercèrent le vide.
Soulagée, Eleonara déplaça ses chevilles et, ayant décalqué le contour du nouveau conduit à l'aide de ses index, elle rentra le menton et s'y aventura à quatre pattes. Une torche aurait été la bienvenue, quoique vu le manque d'air et de place, elle se serait assurément asphyxiée ou incendié les cheveux.
Aussi continua-t-elle son évolution d'escargot à travers les entrailles d'Arènes en scindant le néant de temps à autre avec une main pour certifier qu'elle ne fonçait pas droit sur un obstacle. Malgré ce geste régulier, une chatouille dans ses narines la maintenait alarmée et persuadée qu'elle finirait par se cogner.
Eleonara n'aurait pas su dire quand exactement, mais quelque chose de crochu se mit à courir en rond sur les jointures de ses doigts. Aspirant son souffle, elle retira sa main et la secoua. Un cafard, une araignée, un scorpion ; elle ne voulait pas savoir. Elle accéléra son rampement.
Dix toises plus loin, elle manqua de se gâter la figure. Le passage se cassait en une brève rampe, s'aplanissait à nouveau puis se courbait vers la gauche. Au virage, Eleonara s'aplatit le nez et dut le frotter jusqu'à ce que la chaude douleur le délaissât. Comment un prince blessé ou fiévreux pouvait-il ne pas aggraver son état en empruntant une voie aussi périlleuse ?
Après un long cheminement à s'efforcer d'oublier la distance la séparant de la surface, Eleonara aperçut enfin l'incarnation de la délivrance : la lumière. L'elfe avança jusqu'à ce que la lueur jaune chameau l'atteignît et guigna par l'ouverture.
Eleonara ne devina pas grand-chose : un tas de caisses et de sacs à plumes s'amoncelaient devant elle, lui bouchant la vue. Elle les repoussa délicatement, créant un interstice assez large entre le bric-à-brac et le grès des murs. Elle s'y faufila et, les oreilles en alerte, elle ne bougea plus. Bavardages, pas dépêchés, bougonnements et plaintes de maux de dents. Comme prévu, il y avait du monde à cette intersection.
L'elfe attendit une accalmie dans le couloir souterrain mais cette patience forcée lui coûtait ; chaque palpitation était une palpitation de plus sans savoir si cacher Sgarlaad sous les marches de la Source avait été une bonne idée.
Enfin, elle put émerger de son refuge. Ayant localisé les pancartes directionnelles, elle suivit le panneau indiquant La Chambre des aveugles.
Aucun Religiat n'intercepta sa route ; Sebasha avait raison : les Frères du Don'hill avaient bel et bien capitulé. Les moines-soldats avaient cependant laissé le souvenir encore frais de leur intrusion sur sol sacré : un splendide chaos. Partout, des pots, des marmites, des amphores, des louches, des lits, des coffres, des draps et des sacs de semoule jonchaient la terre. À chaque secteur, à chaque croisement, des membres du personnel ou les familles des patients ramassaient et rangeaient leurs affaires éparpillées et jetées en vrac, bougonnant contre tel lancier ou tel sergent. En plein capharnaüm, une petite pleurait à chaudes larmes malgré les efforts consolateurs de son père. Eleonara crut comprendre, en lui passant à côté, que les Religiats lui avait fait subir un interrogatoire poussé.
L'état de la Chambre des aveugles jumelait celui des couloirs et des autres étages. Chaque maisonnée avait été forcée d'évacuer chaque meuble ou bagatelle et était à présent occupée à récupérer ses possessions ou à les remettre à leur place. Il y avait un tel vacarme, une telle foule et une telle confusion que personne ne fit attention à l'elfe quand elle s'invita dans le grenier.
Là, Eleonara s'arrêta sur le seuil. Monsieur Yousef, ses fils, sa femme et sa mère, bleus-verts de pied en cap, œuvraient à rempiler les innombrables paniers, boîtes et sacs de pitance. La muraille de paquets de riz s'était effondrée.
— L'amie de Monsieur le Mikilldien est revenue ! s'exclama le benjamin du ménage, qui était voyant.
De dos, Yousef mit fin son activité de déblayage sans se retourner vers la nouvelle venue,.
— Ma pauvre fille, pendant ton absence, les Religiats sont venus, dit-il, sombre. Ils ont chargé comme des zébus, percuté la cloison de riz et ont découvert la Source.
Eleonara ne put entendre une phrase de plus. Ignorant les « attends ! » de la famille de Yousef, elle bondit par-dessus les sacs de riz et dévala les escaliers menant à la Source, comme poursuivie par un incendie. Arrivée en bas, elle buta contre un objet dur qui cliqueta au contact de son pied. Elle ne le regarda même pas ; elle défourra le coutelet qu'elle trimballait depuis son service au Bimaristan.
À la Source, rien ne semblait altéré. Occasionnellement dérangé par un égouttement ou un écho lointain et sourd, le silence régnait en maître dans cette halle oubliée.
Rien n'avait changé. Rien, mis à part un élément.
L'escalier-levis, l'accès au terrier de Sgarlaad, était levé.
Dans le ventre d'Eleonara, un nid de paille prit feu. Elle se précipita à l'entrée de l'entrepôt et se dépêcha sur la fine corniche, pantelante. Elle était si pressée que son pied glissa sur la roche mouillée et s'enfonça dans l'eau foncée. Par fortune, elle put se rattraper au rebord à temps et éviter la baignade. Ayant recouvré son équilibre, Eleonara ramassa son coutelet tombé sur la corniche et persévéra vers la plate-forme cachée.
Elle n'eut aucunement besoin de son arme. Sur le ponton, assis au milieu des copeaux, des algues, de la poussière et d'un fatras de matériaux de bricolage, Sgarlaad, revenu de son profond sommeil, pelait une belle orange. Leurs regards se croisèrent ; le Nordique posa le fruit sur une planche et souleva deux longs bâtons.
— Regarde, Bronwen, j'ai taillé des rames.
Eleonara fut incapable de parler. Ses jambes s’affaissèrent ; elle appuya son front contre terre et grogna de tous ces poumons. Pour cette fausse frayeur, elle aurait pu tordre le cou à Yousef.
Concernant les informations données en début de chapitre, je ne me suis pas "ennuyée" en les lisant. Cependant, elles peuvent paraitre redondantes, d'autant plus que ces déductions ont été faites au chapitre précédent. Après, comme j'ai une mémoire de poisson rouge, je suis toujours friande de remise au point quand ma lecture des évènements en question date un peu ;p
Par contre, il y a un élément qui soulève finalement peu de question - à mon impression - alors qu'il est central : c'est le pourquoi des expériences de l'alchimiste. La réaction d'Elé est axée sur la colère (et la peur de le retrouver) mais, à sa place, je serais quand même sacrément curieuse de la raison pour laquelle il a fait tout ça.
Enfin bon, il faut reconnaitre qu'Elé a déjà tellement d'informations à gérer, ça fait beaucoup...
Alice
Merci de m'avoir signalé le début; je vais relire et voir ce qui est absolument nécessaire et ce qui se répète. C'est exactement ça, c'est dur de trouver le juste milieu entre rappel utile (surtout quand les infos sont dispersés sur plusieurs tomes) et répétition.
Tu as totalement raison pour le pourquoi des expériences de l'alchimiste ! C'est clairement un point que je dois intégrer ! Je note !
Bon reprenons : je ne suis plus si sûre que Sebasha ignore complètement les activités de l'Alchimiste. La coïncidence est trop troublante, et la réaction de Sebasha me paraît suspecte. Ah la la ! S'il s'avère que Sebasha n'est finalement pas une vraie alliée, je serais siiiii déçue pour Elé !
Ensuite, une bonne partie du chapitre est consacrée à la descente dans le passage souterrain : très bien racontée, on ne s'ennuie aucunement, mais ça ne fait pas avancer l'histoire !
Du coup, on attend teeeellement de revoir Sgarlaad et bim ! pas encore ! Grrrr...
En tout cas, les prochaines échéances sont prometteuses : savoir ce qu'il est advenu de Sgarlaad, bien sûr, mais aussi, la décision d'Elé (mais je ne la vois pas partir sans lui... il faudrait que ce soit lui qui soit parti sans elle ?). Sans compter que cette (presque) réapparition d'Amazzard, qui se trouve si près d'elle, n'est pas anodine : est-ce que tu nous rappelles juste son existence ou est-ce qu'elle va vraiment le recroiser bientôt ? Si c'est le cas, il va devoir se méfier : elle pourrait très bien lui sauter au visage ! Ce n'est plus la petite fille elfe qu'il empoisonnait !
Un chouia frustrant ce chapitre, quand même : finalement, il y a pas mal d'éléments qui ne font pas avancer l'intrigue ou qu'on savait déjà. C'est peut-être aussi parce que j'avais déjà fait les déductions du début. Du coup, je n'ai pas eu l'impression d'une nouveauté, mais ce ne sera peut-être pas le cas de tous tes lecteurs... Vivement la semaine prochaine !
Je n'ai pas compris le titre du chapitre, par contre. C'est pour Sgarlaad ? Ou pour Amazzard ? Ou pour les deux ? Enfin rien de grave, hein ;)
Détails :
"Une boule de nausée lui remonta la gorge." : dans la gorge
"Sebasha ne se départit pas de son ton grave," : il faudrait un point ou deux points à la fin de cette phrase au lieu de la virgule
"— Celle qui t'as condamnée à sept semaines d'enfermement." : euh, c'était quoi déjà, la rumeur ? Un petit rappel serait peut-être bienvenu ? Ou alors tu vas en reparler ?
"Sebasha attendit qu'une allée se vidât pour pousser à sa droite une double porte en fer de cheval." : en fer à cheval
"Densément peinturés, les murs s'élevaient vers un plafond qui voulait gratter les cieux." : peints ou peinturlurés (peinturés n'existe pas, il me semble)
"nous dérobant des légendes qu'ils subliment." : je dirais plutôt 'nous dérobant les légendes"
"la résignation ne s'imposât." : la résignation s'imposa (ou ne s'imposa pas ?) ou alors tu voulais mettre "Diverses émotions se bousculèrent dans la tête d'Eleonara avant que la résignation ne s'imposât." ?
"Que cela plaise Sa Grandeur ou non." : à Sa Grandeur
"Elle s'étira au maximum, compte à se faire craquer les os du dos" : quitte à se faire craquer
"Cet exercice lui noircit les paumes et les ongles de terre, or toujours rien." : mais toujours rien
A très vite !
Je vois que la fin a été très frustrante pour toi xD Je voulais finir sur un cliffhanger mais maintenant que je regarde ça de plus près je vois que ce n'est pas très utile. La révélation arrive quelques lignes plus tard alors j'ai choisi de l'ajouter à la toute fin du chapitre (j'ai déjà fait la modification, tu peux aller la découvrir quand tu veux :) ). Je pense que ça fera une récompense plus satisfaisante pour les lecteurs qui ont déjà fait les déductions faites plus haut. Je note tes remarques par rapport au fait que ce chapitre ne t'a rien appris de nouveau, je reverrai ça lorsque je reprendrai tout le texte. Je verrai aussi si d'autres lecteurs pensent la même chose. Je trouvais important de reprendre ces aspects qui font référence à des passages du tome 1 et je pense qu'un petit rappel au moins est nécessaire pour que tout le monde soit sur la même page ^^
Cette fois, je me garde de répondre à tes déductions pour ne pas risquer de confirmer/réfuter tes déductions avant l'heure ! xD
Le titre fait référence à l'alchimiste et à Sgarlaad et j'ai mis un indice dans le texte, mais au fond ce n'est pas important :) j'hésitais à le changer mais je n'ai pas de meilleure idée pour l'instant. Ce sera aussi quelque chose pour ma re-re-relecture xD
La fameuse rumeur fait aussi référence au tome 1 mais j'ai effacé ce petit passage qui, au fond, n'amène rien du tout xD
Merci beaucoup pour ton retour constructif et pour avoir relevé mes maladresses <3
à bientôt !
Du coup je me permets de relever une coquillette que je n'avais pas vue, je crois :
"De dos, Yousef mit fin son activité de déblayage sans se retourner vers la nouvelle venue,." : à son activité + il y a une virgule qui traîne en fin de phrase ;)
A+