Sélène y avait souvent pensé. À mourir. Elle ne savait plus trop quand c’était venu. Entre l’après-midi jeux et le Nouvel An, mais sinon ? C’était venu par vagues. D’abord, une idée qui passe sans s’arrêter. Et puis, c’était devenu de plus en plus souvent.
Devant la mer, elle se demandait ce que ça ferait de se noyer.
Dans la voiture, elle se demandait ce que ça ferait de rentrer dans un camion.
Au bord des falaises, elle se demandait ce que ça ferait de tomber jusqu’aux rochers.
Elle essayait de ne pas y penser, mais c’était devenu de plus en plus difficile. Elle espérait avoir un accident, en traversant la route. Elle espérait faire un pas de côté, et tomber malencontreusement de la falaise.
Elle ne voulait pas mourir.
Mais de plus en plus souvent, elle se disait que ce serait beaucoup plus facile.
Beaucoup plus facile de disparaître.
Ce serait injuste pour tout le monde. Ses parents, Coralie et Maëlys, Chloé, Maïwenn et Norelia, Madame Gasser, les Sherwood. Et puis Léo. Léo, elle s’en voudrait de le faire souffrir, encore plus que tous les autres. Mais cette idée qui n’avait fait que passer avait fini par la séduire.
Beaucoup.
Peut-être un peu trop.
Avant de reprendre l’école, Sélène réfléchit méticuleusement. Elle avait décidé d’une chose. C’était la tempête qui l’emportait, alors, elle voulait mourir comme ceux qui l’affrontaient. Comme les marins. Fracassée sur les rochers. Elle s’était baladée dans son petit village, avait longé la mer. Elle avait vu une falaise.
Elle était belle. Elle était haute. Elle était sauvage. Il y avait un escalier de pierre qui menait à une minuscule crique, trois ou quatre mètres plus bas. Elle espérait que ça suffirait. Quand les marées étaient très hautes, le sable devait être complètement recouvert. Il y avait aussi – surtout – les rochers acérés. Si la chute ne la tuait pas, au moins, il y aurait la pierre grise.
Sélène n’était pas sûre qu’elle craquerait un jour. Peut-être. Ou pas. Mais elle n’en pouvait plus, de souffrir chaque fois qu’elle croisait le tourbillon de feuilles mortes qui habitait Léo. Elle n’en pouvait plus, de repenser à ses lèvres sur les siennes. Elle n’en pouvait plus, de voir le pull bleu gris sur la chaise de son bureau.
Sans vraiment y penser, Sélène s’enfonça dans une sorte de transe. Le fantôme disparut peu à peu, remplacé par un « je vais bien » qui n’était que façade. Elle allait bien parce qu’elle savait que bientôt, elle n’aurait plus à mentir.
– Sélène ! Je te parle !
Ah, oui. Norelia. Elle avait oublié que les vacances étaient terminées. De toute façon, les cours n’avaient plus vraiment d’importance. Les notes non plus. Sélène savait qu’elles baissaient, mais de toute façon, elle partirait avant que quelqu’un eût pu le remarquer.
– Désolée, Noli. Tu disais ?
– Julien m’a offert un bracelet en cuir, avec nos initiales gravées. Il a le même… Il est tellement attentionné ! Et puis il…
Sélène n’écoutait déjà plus. Ça ravivait la blessure qui refusait de cicatriser. Mais elle la cachait derrière son grand sourire. Terminés, les yeux hagards et les lèvres qui ne s’étiraient jamais. Parfois, c’était dur de faire semblant. Mais souvent, ça l’apaisait. Personne ne se rendrait compte.
Elle pourrait disparaître sans trop de regrets.
Bien sûr, elle en aurait. Un peu. Un peu beaucoup. Elle se trouvait égoïste. Mais parfois, dans la vie, il fallait être égoïste. Sinon, on n’était pas heureux.
Et puis vivre pour les autres, ce n’était pas vraiment vivre.
<3
Elle était de retour sur la plage. La plage grise. Elle n’osait plus retourner sur celle du Nouvel An. Parce qu’elle avait peur d’y croiser Léo. Parce qu’elle y pensait beaucoup trop. Parce qu’elle ne savait toujours pas ce qu’il s’était passé, après. Parce que Sylane ne lui adressait plus du tout la parole, même en classe.
De toute façon, ça n’avait plus d’importance.
Ce qui comptait vraiment, c’étaient les lettres, cachées dans sa bibliothèque. Elle avait écrit beaucoup de mots. À ses amies. À sa famille. À Madame Gasser. Elle demandait pardon. Elle répétait combien la vie pouvait être belle. Mais elle ne parlait pas de l’amour. Elle n’expliquait pas. Taisait tout ce que Léo avait fait – ou pas.
Ça n’appartenait qu’à eux. Léo et Sélène. Sélène et Léo. Cet amour à sens unique. Elle aurait voulu lui dire, tout ça. Ce n’était pas sa faute. Ça ne le serait jamais. Elle avait tant à regretter. Mais elle avait peur. Parce que ses mots seraient les derniers.
Le soleil s’approchait de la mer, mais les mots tourbillonnaient trop vite pour être saisis. Sans cette lettre, Sélène ne pouvait pas partir. Mais demain, ce serait son anniversaire. Et elle n’avait pas le courage de le fêter. C’était trop demander.
Elle respira. Fort. C’était son dernier coucher de soleil… Peut-être. Mais plus elle y pensait, plus ce « peut-être » se transformait en « demain ». C’était comme une promesse. Un murmure qui la rassurait, lui disait que bientôt, oui, bientôt, la douleur serait partie.
Sans trop savoir pourquoi, les larmes commencèrent à dégringoler sur ses joues. Peut-être le soulagement. Mais il y avait encore cette lettre, les mots qui refusaient de saigner sur le papier. Elle devait bien commencer. Elle ne tiendrait pas un jour de plus.
Léo…
Ou plutôt… cher Léo ? Elle ne savait plus trop. Oh, et puis. Ça n’avait plus d’importance.
Je ne sais pas par où commencer. Je ne sais pas quoi te dire, alors que c’est la dernière fois. Mes derniers mots.
Je t’aime.
C’est la première chose qui me vient à l’esprit. C’est une évidence, comme le champagne à Nouvel An. Je ne peux pas dire que c’est facile, de t’aimer. C’est ce qui m’a emportée. Je ne t’ai jamais dit, je crois, pourquoi toi. Je ne sais pas vraiment. Mais tu sais, longtemps avant de comprendre que c’était toi, j’ai rêvé d’un inconnu. Il était sur une balançoire, près de la mer. Coucher de soleil. Et puis, je cours vers toi, vers ta silhouette rassurante. J’ai pas compris tout de suite.
Je sais pas si tu te souviens. Pendant une après-midi jeux, on a joué à un deux trois, soleil ! avec Bruno. C’est toi qui comptais. On a avancé. Je gagnais presque. Et puis tu t’es retourné. J’ai vu le visage de l’inconnu. Tu m’as fait un clin d’œil. Tu m’as dit que j’étais ailleurs. T’avais pas tort, au fond : j’étais tombée amoureuse.
Je suis amoureuse de beaucoup de choses, chez toi. Tes yeux qui ressemblent aux feuilles mortes en automne. Ton sourire un peu moqueur. Ta taille vertigineuse. Ton odeur d’épices. Mais surtout, je suis amoureuse… de toi. Je veux dire… de nos fous rires, de tes pieds qui piétinent les miens quand on dansait en fest-noz, de ton regard qui me protège dans une bulle où il n’y a que toi et moi.
L’encre se déposait sur le papier. Au début, c’était hésitant. Mais plus elle écrivait, plus ça devenait facile. Parce que c’était vrai. Parce que c’était une évidence.
Léo, quand je suis avec toi… Le monde devient plus brillant. Je suis apaisée… Je suis à ma place.
Mais depuis que tu m’as dit non… Beaucoup de choses ont disparu. J’ai arrêté de rêver de la balançoire, alors que je te voyais toutes les nuits. J’ai arrêté d’espérer, aussi. Mais l’amour, lui, ne s’est pas évaporé. Malheureusement.
Je me souviens de la plage, celle de sable gris et après, la grande, à Nouvel An. Je n’ai pas oublié tes mains, ton pull bleu gris, ton odeur. Notre baiser. Nos larmes. Et je ne sais plus ce que ça veut dire, Léo. Je m’interdis de t’aimer, et toi, tu… tu m’embrasses ? Je refuse d’espérer. Tu m’as clairement dit non. Alors l’espoir, maintenant, me briserait. Et puis, ce qui fait encore plus mal, peut-être, ou pas, je ne sais plus, c’est que… ça n’arrivera plus jamais.
Les mots s’enchaînaient, vifs, brûlants, douloureux.
Je regrette beaucoup, beaucoup de choses. Léo, je ne peux pas être avec toi. Il y a Sylane. Il y a ton « non », ton amour qui n’est qu’amitié… C’est impossible.
Je suis désolée.
Je vais te faire souffrir… Je m’en veux déjà de t’infliger ça. Je ne devrais pas être si égoïste. Mais la douleur n’est plus supportable. La culpabilité de m’être immiscée dans votre couple aussi. Alors, je pars. Je pars vers un monde où, peut-être, je n’aurai pas besoin de toi pour avoir une place. Un monde où, j’espère, je ne souffrirai plus.
Léo… Sois heureux. C’est tout ce qui compte. Oublie-moi. Ou ne garde que les bons souvenirs. Ne t’en veux pas. Ce n’est pas ta faute.
Je t’aime
S.
Elle était enfin libre.
Libre de disparaître.
Ce soir-là, elle délaissa ses devoirs pour réécrire la lettre de Léo au propre. De toute façon, ses cours n’avaient plus vraiment d’importance. Pendant le repas, elle écarta toutes pensées d’adieu à sa famille. Non, ce ne serait pas demain. Un autre jour, peut-être. Mais pas demain.
Sélène se coucha comme tous les autres soirs. Elle lut un peu, tourna les dernières pages sans s’en rendre compte. Combien de temps s’était écoulé ? Il était bientôt vingt-trois heures. Elle éteignit la lumière.
Elle ferma les yeux. Les rouvrit. Les ferma à nouveau. Chaque fois, les images tourbillonnaient sous ses paupières. Léo, qui se retourne en jouant à un deux trois, soleil ! Léo, fier de sa victoire au camp de voile. Léo, qui discute avec elle en baladant Abu. Léo, tout sourire en découvrant son amoureuse au Loup-Garou. Léo, qui lui rend son cahier. Léo, près du piano. Léo, qui l’embrasse sur la plage. Léo, qui essaie de la réconforter à Nouvel An.
Léo, Léo, Léo.
Elle ne savait plus quoi faire sans lui. C’était trop.
Sans vraiment y réfléchir, elle se leva et s’empara de son téléphone. Elle composa le numéro trouvé dans les contacts de ses parents. Ses doigts tremblaient, mais ça n’avait plus d’importance.
– Marine ?
Sélène ne le savait pas, mais au fond d’elle-même, elle avait réfléchi à beaucoup de choses. Et cet appel à Marine – un appel à l’aide ? – serait peut-être le dernier. Mais elle ne pouvait s’empêcher de penser que ce serait une erreur, si elle n’essayait pas encore une fois. Une… dernière ? fois.
– Oui ?
– C’est… C’est Sélène.
– L’amie de Léo ?
Elle respira un grand coup.
– Je… je crois.
Il n’y avait que les bruits de voix étouffées. Puis le silence.
– Je sais. Il m’a parlé de toi.
Roulée en boule sous sa couette, Sélène serra un peu plus fort la bouillote qui lui tenait lieu de doudou. C’était comme ça, l’hiver.
– Vraiment ?
– Oui. Sélène, dis-moi… Pourquoi tu m’appelles ?
– Je… J’ai besoin d’aide. Et c’est toi qui connais le mieux Léo, alors…
– Je t’écoute.
Elle prit une inspiration. C’était difficile. Elle ne savait pas par où commencer.
– Marine, je… Je ne sais plus ce qu’il veut. Avec lui, je… j’étais à ma place, mais il m’a dit non, et maintenant…
Ce n’étaient que des chuchotements hésitants. Mais elle continua quand même.
– Je l’aime, et… je ne peux pas être son amie. Je ne peux plus. Il a dit qu’il ne voulait rien de plus, mais tu sais, il…
Sélène n’était pas sûre de vouloir lui dire. De pouvoir lui dire. Mais les mots franchirent quand même ses lèvres.
– Il m’a embrassée, sur la plage. Mais il… on n’aurait pas dû. Et au fest-noz, je crois qu’il essayait de… de réparer mon cœur. Mais il ne peut pas… Il y a Sylane.
Ce n’était plus qu’un souffle.
– Sélène…
– Je n’en peux plus de sa présence, parce que ça ne peut pas durer. J’ai besoin d’aide. Je dois… je dois l’oublier.
– Écoute… Je sais que Léo m’appelle parfois Marraine la bonne fée, mais je ne peux pas faire disparaître ton amour d’un coup de baguette magique.
Les larmes commencèrent à s’agglutiner dans ses yeux.
– Je suis désolée, Sélène… Ça ne marche pas comme ça.
Ah. Alors, il n’y avait aucune autre solution que… la mort ? Si l’amour ne pouvait pas disparaître, le vide et la douleur ne le feraient pas non plus. Ni la culpabilité, ni le feu, ni la tristesse.
Elle resterait un fantôme pour l’éternité.
Alors autant mourir vraiment.
Mes commentaires seront un peu plus courts cette fois-ci... Déjà parce que je te le dois bien, vu comme je me suis lâchée aux précédents haha, mais surtout, SURTOUT parce que le veux savoir la SUITEEEE
AU FIL DE LA LECTURE
“Elle ne voulait pas mourir.
Mais de plus en plus souvent, elle se disait que ce serait beaucoup plus facile.
Beaucoup plus facile de disparaître.”
>> J'aime bien ce paradoxe, c'est très intéressant... Et très bien décrit^^ En fait tout ce début de chapitre qui décrit le sentiment de Sélène est très beau, très touchant...
“Ah, oui. Norelia. Elle avait oublié que les vacances étaient terminées. De toute façon, ils n’avaient plus vraiment d’importance.”
>> Je ne suis pas sûre de comprendre qui sont “ils”, dans ta phrase...
“Et puis vivre pour les autres, ce n’était pas vraiment vivre.”
>> Waaa très joli^^
“Je suis amoureuse de beaucoup de choses, chez toi. Le tourbillon de feuilles mortes dans tes yeux.”
>> C'est juste, juste une petite remarque : j'aime beaucoup l'idée de la récurrence de cette formulation, “un tourbillon de feuilles mortes dans les yeux”, et j'adore quand elle revient dans la narration... Mais quand elle vient directement de la bouche – ou ici de la plume – de Sélène, ça me fait un peu... bizarre. C'est dur à décrire, mais disons que le fait qu'elle revienne toujours telle qu'elle, inchangée, relève du style littéraire ; or Sélène n'est pas consciente d'être un personnage, c'est donc étrange qu'elle garde exactement les mêmes mots que le narrateur... Enfin peut-être que ça ne gêne que moi haha, mais j'aurais peut-être mis la même idée, mais avec une autre formulation ?
Voilààà sinon toute la lettre est magnifique, et très touchante, une fois de plus !
“Écoute… Je sais que Léo m’appelle parfois Marraine la bonne fée, mais je ne peux pas faire disparaître ton amour d’un coup de baguette magique.”
>> HEINNNN ??? Mais dis pas ça, t'es folle, elle va se tuer !!!
À dans quelques minutes...
ça fait beaucoup trop longtemps que je dois te répondre, et puis il y a eu les vacances entre deux, sans Internet... ':D Mais rien ne m'excuse vraiment, alors, désolée d'avoir traîné si longtemps !
Déjà, un immense merci <3 Même si je me répète, mes mots n'en sont absolument pas moins vrais. ça m'aide vraiment beaucoup, et ça m'encourage toujours, alors merci merci merciii <3
Le "ils", dans la phrase, fait référence aux cours, mais je vais changer, tu as raison.
Pour le tourbillon de feuilles mortes, on en a déjà parlé, du coup. J'ai modifié ici aussi ;-)
Je file répondre à la suite =)
Et je suis très heureuse que mes petits retours puissent aider cette histoire à grandir^^