– Je ne peux pas t’aider.
– D’accord.
Elle dut faire un effort pour retenir ses larmes. Qui coulèrent quand même. Marine était son dernier espoir, et… elle ne pouvait pas l’aider. Sélène se sentit partir à la dérive.
– Attends. On est en fest-noz, les autres m’attendent pour monter sur scène. Mais je te rappelle dès qu’on a fini. On va trouver une solution.
Elle s’était redressée à ses mots. Peut-être, tout au fond, qu’il y avait une bribe d’espoir. Mais il y avait encore beaucoup de nuages jusque-là.
– Ça te va, Sélène ?
– Oui. Merci, Marine.
– Ne fais rien de stupide, d’accord ? Tu me promets ?
Un silence.
– Oui, finit-elle par murmurer.
Elle raccrocha. Se figea sous la couverture. Elle avait envie d’aller se réfugier dans le lit de ses parents, mais ça ne changerait rien. Pas comme avant, quand elle était petite. Ils étaient aussi impuissants que Marine.
Sélène entendait les tic, tac, tic, tac. Les secondes passaient. Puis les minutes. Entre ses bras, la bouillotte refroidissait lentement. Le silence était brisé par son souffle et les martellements de son cœur. Malgré la fatigue, elle était incapable de dormir. Les pensées se bousculaient dans sa tête, tourbillon d’images. Si rapide que plus rien ne semblait réel.
Enfin, son téléphone vibra. Une heure s’était écoulée, peut-être deux. Ou peut-être mille ans, elle ne savait plus. Ça n’avait plus d’importance.
– C’est moi. Je suis là.
– Oui.
Sélène n’avait plus la force d’articuler autre chose.
– Tu veux me parler ?
– Je sais pas. Je suis tellement… vide, chuchota-t-elle.
– Vide ?
– Oui. Non. Enfin… Je sais pas comment dire ça. C’est comme si je ressentais plus rien, et en même temps, j’ai tellement mal…
Une pause. Marine l’écoutait.
– Je n’en peux plus de l’aimer à ce point. Surtout quand il me donne de faux espoirs comme… comme le baiser.
– Hey, Sélène. Ça va aller, d’accord ?
La vague de ses larmes était revenue dans ses yeux océans. Cette fois, elle ne pouvait plus les garder prisonnières. Un torrent salé inonda ses joues. Elle le laissa couler.
Mais Marine ne pouvait pas la voir. Elle ne savait pas.
– Demain, je te récupère après l’école. On ira discuter avec un chocolat chaud. On va trouver une solution, répéta-t-elle.
Sélène n’était pas sûre que ça fonctionnerait. Le feu était trop grand, trop fort. Le vide, trop envahissant. Mais elle opina quand même. Elle n’avait pas le choix.
– Oui.
– Ça va aller. Tiens bon jusqu’à demain après-midi. Je sais que tu peux le faire.
– Oui.
Elle n’était pas sûre. Mais elle ne voulait pas encore plus inquiéter Marine.
– T’es sûre que ça va aller ?
– Je… oui.
Elle pensa à une chose, encore :
– Tu dis rien à Léo, hein ?
– Ne t’inquiète pas. Et, Sélène. Peut-être que je n’ai pas de baguette magique, mais on trouvera une solution.
– Merci.
Elle respira. Les larmes ne s’étaient pas vraiment taries. Ça n’avait plus d’importance.
– Essaie de dormir un peu, quand même. Il est presque deux heures.
– D’accord.
– Je te retrouve après l’école.
– Bonne nuit, Marine.
Sélène coupa à nouveau l’appel. Il restait moins de vingt-quatre heures jusqu’à voir Marine. Elle pouvait le faire. N’est-ce pas ? Mais la marraine de Léo lui avait bien rappelé que tout ne s’effacerait pas d’un coup. Un coup de baguette magique ne suffirait pas. Voulait-elle vraiment essayer de vivre ? Tout était prêt. C’était tellement plus simple. Mourir était tellement plus simple que des mois et des mois à souffrir pour essayer d’aller bien. Sans savoir si un jour, ça pourrait être mieux.
Sélène tendit le bras jusqu’à attraper un vieux cahier ligné. Elle en arracha une page vierge, gribouilla une lettre de plus.
Chère Marine…
Je suis désolée. J’aurais dû t’en parler, vraiment, mais je n’ai pas pu. Un coup de baguette magique ne peut pas suffire…
Merci pour hier soir. Merci pour tout.
Et, si je peux te le demander… Occupe-toi de Léo. Il en aura besoin. S’il te plaît, ne le laisse pas gâcher sa vie pour moi. Je l’aime trop pour ça.
Bien à toi
Sélène.
Elle reposa le stylo, abandonna la lettre sur sa table de chevet. Elle se recroquevilla sous sa couette, avec la bouillotte. Elle laissa le vide et le feu l’envahir, encore et encore. Ses larmes coulaient silencieusement. Mais cette fois, ce n’était pas la douleur. Enfin, pas complètement. C’était surtout le soulagement.
Quelques heures encore, et tout serait terminé.
Quelques heures encore, et elle serait morte.
Quelques heures encore, et l’oubli remplacerait le reste.
Sélène passa la nuit en transe. Ne s’assoupit que quelques minutes éparses. Elle ne réfléchissait plus vraiment. Plus rien n’avait d’importance. La chute ne lui faisait même plus peur.
Tôt le lendemain, elle se leva. Elle refusait de se dire que c’était la dernière fois. La dernière fois qu’elle effleurait ses livres du regard, la dernière fois qu’elle se réveillait dans son lit, la dernière fois entendrait le grincement du grenier.
Chaque fois que Sélène entrait dans cette pièce pour jouer sur les touches noires et blanches, l’après-midi jeux lui revenait en mémoire comme un coup de fouet. Elle n’avait pas le choix d’y aller, pour ses cours, mais le choc ne s’était jamais atténué. Ce matin-là, elle n’y mit pas les pieds ; c’était trop difficile.
Sélène rassembla toutes les lettres dans un sachet opaque. Elle irait les mettre dans la boîte aux lettres de Maïwenn. Puis elle s’habilla : son crop-top noir préféré, un jeans bleu nuit, le pull bleu gris de Léo. Dessus, il y avait encore un peu de son odeur. Ça l’empêcherait de faire demi-tour. À son doigt, elle enfila la bague qu’elle avait reçue au baptême. Elle ne croyait plus aux anges depuis longtemps. Elle avait promis de ne pas perdre Léo.
Et c’était Léo qui la perdrait.
Mais elle ne regrettait rien. Sélène descendit les escaliers, sortit dans le jardin. Elle s’assit sur la balançoire de son enfance. L’aube commençait à peine à se lever, les étoiles souriaient encore un peu. Mais bientôt, elles s’éteindraient. Comme Sélène. Une petite brise soulevait ses mèches couleur de miel. Il faisait froid. Mais ça n’avait plus d’importance.
Elle se releva de la balançoire seulement quand le bois humide lui eût trempé son jeans. Ça non plus, ça n’avait plus d’importance. Sélène quitta sa maison, peut-être pour la dernière fois. Elle agissait mécaniquement, comme le fantôme qu’elle était devenue. Elle arpenta les rues de sa ville, de sa vie. Chaque recoin lui rappelait un souvenir. Mais elle ne mit pas un orteil sur la grande plage, ni sur celle de sable gris.
C’était trop difficile. Sélène préférait ne pas ranimer le feu, et rester en compagnie du vide. Elle ne s’approcha pas non plus de la petite maison des Sherwood. Ses pas la menèrent toujours plus proche de la falaise. Le clocher sonna six heures. Il était encore tôt. Au moins, Adeline ne remarquerait pas l’absence de sa fille… avant qu’il ne fût trop tard.
La maisonnette blanche apparut devant elle. C’était là qu’habitait Maïwenn. Près de la falaise. L’ardoise noire sur le toit, les volets bleu, les hortensias coupés pour survivre à l’hiver. Sélène, quant à elle, ne survivrait pas sans le soleil. Elle s’approcha de la boîte aux lettres, s’apprêta à glisser le sachet opaque dans le grand compartiment.
Une voix douce la fit sursauter.
– Eh bien, tu es bien matinale !
Sélène se retourna lentement, pour découvrir une femme d’une quarantaine d’années, peut-être un peu plus. Clefs de voiture à la main, café dans l’autre. Elle ressemblait beaucoup à Maïwenn, avec ses cheveux noirs et sa peau très blanche.
– Ah… oui. Bonjour.
– Je peux t’aider ?
– Je… Je suis une amie de Maïwenn.
Elle ne savait pas quoi dire d’autre. Heureusement, la maman de son amie combla le silence.
– Tu veux que je lui donne… ton sac ?
– Mais je ne veux pas la réveiller…
– Ne t’inquiète pas. Je le pose sur la table de la cuisine, elle le verra en se levant. Ça te va ?
– Oui, Madame. Merci.
Elle n’aurait pas pu rêver mieux. Maïwenn verrait les lettres assez tôt pour vite les donner, mais trop tard pour la sauver. C’était parfait. Sélène ne voulait plus être sauvée.
La maman de Maïwenn prit le sachet opaque, disparut dans la maison et revint moins d’une plus tard. L’église finissait de sonner six heures et demie.
– Voilà, c’est tout bon. Passe une bonne journée ! s’exclama-t-elle en s’engouffrant dans sa petite voiture rouge.
– Merci. Bonne journée à vous aussi.
Ce n’était qu’un souffle. Il n’y aurait pas de « bonne » journée. Pas de journée tout court, en fait. La voiture partit, loin. Le sourire de Sélène s’évapora. Enfin. Il n’y avait plus d’obstacle entre elle et la falaise. Elle arpenta le sentier étroit qui menait jusqu’à son bord. C’était beau, la nature qui s’éveillait à peine. Une légère nappe de brume planait sur la mer, à l’horizon. Les bateaux sommeillaient encore.
Elle était seule.
Elle s’approcha du bord. La falaise se découpait, brisée par les flots, le vent, le sel. Une très fine bande de sable était visible en bas. La marée était haute, ou presque. Une brise glaciale caressait son dos. Frissons malgré le soleil qui colorait à peine le ciel, derrière elle.
Ça faisait bien trop longtemps qu’elle était au bord du précipice. Trop de choses l’avaient menée ici. Mais pour une fois, le vide et le feu avaient disparu.
Elle fit taire les martellements de son cœur. Ses mains tremblantes. Au fond, c’était apaisant. Un peu comme avant. Quand elle était heureuse. Ça faisait bien trop longtemps qu’elle n’y croyait plus. Le tourbillon des feuilles mortes qui habitait les yeux de Léo l’avait emportée. Elle était tombée dans son regard comme tombent les feuilles mortes, et maintenant, elle tomberait comme elles pour se noyer en leur compagnie.
Elle s’approcha du gouffre à petits pas. Ses orteils frôlaient le vide. Ni dernier regard en arrière, ni dernière inspiration. Juste trois mots et un prénom. Murmurés au vent pour être perdus à jamais.
– Je t’aime, Léo.
C’est la seule chose dont elle est certaine. La seule chose qui a encore de l’importance. Les rochers acérés lui tendent les bras. Elle n’hésite pas. Ça semble tellement facile.
Elle saute.
<3
Ailleurs.
Maïwenn vient de se réveiller. Elle s’empare de son téléphone, met de la musique. Du rock. Elle aime bien le rock, ça l’aide à garder les yeux ouverts. Elle s’habille. Les premiers trucs qui lui tombent sous la main.
Après, elle descend. Elle a faim. Elle se prépare une tartine au Nutella, c’est son petit vice du matin. Elle se dirige vers la table, c’est Queen qui guide ses pas sautillants. Elle tire sa chaise, s’arrête. Il y a un sac, sur la table. Elle s’assied, regarde ce qu’il y a à l’intérieur.
Des enveloppes.
Il y en a une au nom de « Papa et Maman », une pour Coralie, une pour Norelia, une pour Chloé, une pour une Marine qu’elle ne connaît pas. Il y en a beaucoup d’autres, aussi, mais elle s’arrête quand elle voit son nom.
Maïwenn.
Curieuse, elle prend un couteau pour ouvrir la lettre. Elle pense avoir reconnu l’écriture, mais elle n’est pas sûre. Elle ne comprend pas.
Chère Maïwenn…
Si tu lis ces mots, c’est qu’il est trop tard.
J’ai essayé de vivre. Promis. Mais c’était trop difficile. Je n’en pouvais plus. Je suis désolée.
C’est à toi que j’ai donné toutes les lettres. J’espère que tu les distribueras. Dans celle qui s’appelle « Détails », il y a tout ce que je veux pour… ma mort.
Je suis désolée d’être aussi brève. Comme tu le vois sûrement, j’en ai écrit beaucoup, beaucoup, des lettres.
Tu sais, la vie est fourbe et cruelle, mais remplie de choses et de personnes merveilleuses. Je n’ai pas su les apprécier à leur juste valeur, parce que sinon, je ne serais pas au pied de la falaise.
Tu comptes tellement pour moi. Tu es une amie exceptionnelle, Maïwenn.
Je t’’embrasse,
Sélène
Post Scriptum : prends soin de Léo, Maï. Il en aura besoin.
Maïwenn est glacée. Ses mains tremblent si fort, elle a du mal à ne pas lâcher la lettre. Elle n’ose même pas imaginer. C’est trop grand, trop… impossible. Et pourtant. C’est là. Et peut-être… elle n’ose pas y croire, mais peut-être qu’il n’est pas trop tard.
Maïwenn ne perd pas de temps. Malgré les larmes qui brouillent sa vue, elle enfile ses chaussures, son imper. Elle n’oublie pas son téléphone. Elle… elle en aura sûrement besoin.
« Réfléchis, se dit-elle, réfléchis. » Où est Sélène ? Son amie a parlé d’une falaise. À peine sur le perron, Maïwenn commence à courir. Elle sait, enfin elle a une idée. La falaise la plus proche est à moins de trois cents mètres.
Maïwenn court. Elle est à bout de souffle, mais elle n’y fait même pas attention. Le petit sentier disparaît sous ses pas, elle est au bord. Elle a ralenti, et maintenant, elle s’arrête complètement. Elle ne veut pas regarder en bas.
Elle a peur.
Peut-être qu’en bas, Sélène est empalée sur les rochers. Peut-être qu’elle s’est échouée sur la mince bande de sable.
Elle est terrorisée.
Mais Maïwenn est courageuse. Peut-être que ce n’est pas trop tard. Peut-être que c’est une autre falaise. À cette idée, l’adrénaline reprend ses droits. Maïwenn doit se dépêcher. Pas le temps de prendre une grande inspiration. Elle s’avance en veillant à ne pas tomber. Ce serait bête, quand même.
En bas, elle la voit. Sélène ne bouge pas, Maïwenn retient sous souffle. Une tâche rouge. Du sang ?
Il est trop tard.
Waaa j'adore ce chapitre, il est tellement puissant ! Par contre, heureusement que j'ai attendu avant de lire cette partie de l'histoire, parce que je n'aurais pas supporté d'être coupée au milieu haha^^'
AU FIL DE LA LECTURE
“Demain, je te récupère après l’école. On ira discuter avec un chocolat chaud. On va trouver une solution, répéta-t-elle.”
>> Aah, ça me rassure ! J'ai vraiment cru qu'elle allait la laisser avec son “je peux pas t'aider, désolée” ! Ouf... Sauf que ça ne suffira pas, j'ai l'impression...
“La dernière fois qu’elle effleurait ses livres du regard, la dernière fois qu’elle se réveillait dans son lit, la dernière fois entendrait le grincement du grenier.”
>> il manque un “qu'elle” à la fin, non ? :)
“L’aube commençait à peine à se lever, les étoiles souriaient encore un peu.”
>> Ooh^^ Très belle formulation, qui est assez cruelle dans un instant aussi triste... Mais très belle tout de même ! Voire plus encore^^
“Je t’’embrasse”
>> Je me permets de relever la double apostrophe...
Les émotions du personnage de Maïwenn (quel beau prénom, d'ailleurs) sont super bien d'écrites, surtout qu'on les partage, on ressent plus ou moins la même chose en même temps... Et le suspense avant qu'elle ne découvre les lettres est très bien ménagé ! :))
Je file au chapitre suivant...
Mais nooon, Marine ne l'aurait pas laissée comme ça, voyons ;-) Mais je suis heureuse qu'il y ait un peu de... suspense ? d'excitation ? Tu sais, ce truc qui empêche de lâcher un livre. C'est que, d'une manière ou d'une autre, j'ai réussi ce que je voulais <3
Oui, il manque un "qu'elle", et il y a une apostrophe de trop... je change tout ça, merci =)
Pour Maïwenn, je suis heureuse qu'on s'attache à son personnage. C'est difficile, parfois, de faire vivre une scène aussi dure que celle-ci sans exagérer ni ne pas assez décrire. Donc, merciiiii <3
À tout bientôt =)