27 - les talons hauts de Cara

Par Yvaine

Cara, août

J'aurais tant aimé l'embrasser, ce soir-là

sentir sa peau contre ma peau et

ses lèvres sur les miennes

rien qu'un court instant

pour m'apaiser, juste le temps

de reprendre mon souffle

- mais, mon amour, ce n'est pas comme ça

qu'on évite de blesser les gens.

 

Léandre, août

Il entendait les talons de Cara claquer sur le sol, avec une régularité qu'il avait toujours admirée. Milo et Ève étaient partis passer l'après-midi sur la plage avec Andreas, tandis qu'Ophélie se rendait chez Amélia. Cara, elle, avait rappelé le metteur en scène qui les avait repérés au festival. Quand elle était partie, elle avait simplement dit à Léandre qu'elle allait le rencontrer dans un café. Elle ne lui avait pas proposé de l'accompagner, et il savait pourquoi. Mais elle portait du rouge à lèvres, une robe noire et des chaussures à talons, son armure lorsqu'elle n'était pas sûre d'elle ni de ses décisions. Elle aussi doutait. Elle aussi ignorait par où commencer.

Il attendit qu'elle vienne frapper à sa porte, tout juste rentrée, mais le claquement de ses talons s'éloigna à travers le couloir, et Léandre s'affala sur son lit. Au cours des derniers jours, son coeur avait pesé lourd, et il comprenait pourquoi Eve l'évitait, pourquoi Ophélie et Milo le faisaient aussi, mais il avait espéré - dans un moment d'oubli, peut-être - que Cara essaierait. Le méritait-il seulement - que quelqu'un essaie 

On frappa à sa porte. Léandre se leva d'un bond et l'ouvrit en grand, laissant entrer Cara qui avait ôté ses talons et défait son chignon. Elle ne lui sourit pas, mais s'assit sur son lit dans un grand silence plus embarrassant que théâtral, avant de déclarer : 

"Je t'en veux terriblement de ne pas nous en avoir parlé plus tôt. En fait, non, c'est à moi que j'en veux de ne pas avoir été là pour toi."

Il ne cilla pas, se tenant encore sur le seuil. Il avait gardé la porte ouverte, peut-être pour pouvoir prendre la fuite s'il sentait que son coeur s'apprêtait à se briser. Cara ne chercha pas son regard, et ça valait peut-être mieux.

"Mais tu restes Léandre. Mon ami, mon partenaire de danse, mon confident. Mon amant."

Son amant. Rien de plus. Rappel glaçant de ce qu'il n'aurait jamais.

"Ça fait cinq ans, et pendant ces cinq années, tu as fait de ton mieux pour te reconstruire et te faire pardonner auprès d'Ève. On ne peut pas pardonner ces choses-là, en fait, mais elle s'est efforcée de passer au-dessus, de surmonter ça, parce qu'elle t'aime, elle aussi. On tient à elle, et on tient à toi. Je pense pouvoir parler pour les autres, mais je parle surtout pour moi."

Il s'assit doucement sur la chaise de bureau, face à Cara. Elle ferma les yeux pour affirmer :

"Je tiens à toi, et c'est pour ça que je veux qu'on retrouve notre complicité. Je ne sais pas comment on fait après une annonce comme ça, si on décide de l'ignorer, si une barrière s'installe, mais... Je ne peux pas m'empêcher de tenir à toi."

Ce fut quand elle planta ses yeux dans les siens que Léandre sut que son coeur était sur le point de se briser. Il s'en était douté. Il l'avait vu venir à mille à l'heure, ce boulet de canon. Pourtant, il ne prit pas la fuite.

"C'est aussi pour ça, parce que je tiens à toi, qu'il faut que je te dise la vérité. Même si tu la connais déjà, au fond. Voilà, je sais que tu m'aimes un peu plus qu'il ne faudrait, Léandre, et je ne peux pas te rendre la pareille."

Il ne cilla pas. Pourtant, à l'intérieur, le verre de son espoir se craquelait lentement. Il pouvait suivre du doigt les fissures, en dessiner les contours, et prédire leur parcours. La fin ne serait pas belle.  

"Pourquoi ?"

Un murmure, comme si une partie de lui avait voulu ne rien dire. Mais il est des choses qu'il vaut mieux formuler, déclamer à voix haute, quitte à les crier.

Mais tu n'as plus la force de crier, Léandre. Elle est partie quand tu as tout avoué. 

Cara sourit tristement et haussa les épaules. 

"Parce que je suis trop cassée pour entamer une relation. Tout ce que je peux te donner, c'est nos nuits partagées, et je crois que ça te blesse plus qu'autre chose.

- Tu n'es pas cassée, Cara."

Juste un peu fragilisée.

"On l'est tous. Il y a trop de non-dits entre nous, trop d'années accumulées, et je suis constamment en tournée tandis que tu vis à Paris, impulsive quand tu es mesuré, et..."

Il l'interrompit.

"Et je t'aime comme tu es, Cara. Quiconque te connaît serait idiot de ne pas t'aimer. 

- Mais qui pourrait rester ? Malgré mes insécurités, malgré mes maladresses, malgré mon rire tonitruant et les soirs où je n'ai même pas la force de me démaquiller, malgré tout ce que j'aimerais ne pas être ?"

Avec tout ça, Cara. Pas malgré. Avec tout ça, moi - moi, je pourrais rester.

"Ce n'est pas si grave, de toute façon, poursuivit-elle. À la fin de cet été, on rentrera tous chez nous, et puis on finira bien par s'oublier.

- Oh mais, Cara, tu peux danser. Moi, je n'ai plus grand-chose pour oublier."

Les mots s'étaient échappés de ses lèvres, vicieux, incontrôlables, toute la rancœur qu'il refusait de ressentir, formulée en deux petites phrases qu'il ne pourrait jamais étouffer. Après l'accident, Cara avait été là pour lui, l'avait accompagné aux séances de rééducation et avait essayé de le faire remonter sur scène, mais il n'avait plus été capable de danser. Il déclamait, certes, mais ça ne suffisait pas, et lorsqu'il croyait que rien n'irait plus jamais droit, Cara avait été là. Elle savait comme lui que c'était la danse qui les avait réunis, et qu'au fil du temps, autre chose s'était créé, quelque chose auquel ils tenaient tous les deux. Mais entre eux s'était peu à peu installée la rancœur, parce que voilà : elle pouvait danser, et pas lui. 

Elle ne répondit rien. Il baissa la tête.

"Merci d'avoir été franche avec moi."

Elle comprit et se dirigea vers la porte, les épaules affaissées, moins majestueuse qu'à son habitude. C'est peut-être pour ça, peut-être pas, que Léandre l'interpella avant qu'elle ne franchisse le seuil. 

"Cara ?"

Elle se retourna vers lui, les yeux brillants, et Léandre crut y reconnaître des larmes. 

Cara n'avait jamais pleuré devant lui. Pas une seule fois. 

"À chaque fois que tu doutes de toi, à chaque fois que tu n'oses pas saisir ton téléphone lorsque tu pleures la nuit, rappelle-toi qu'il y a quelqu'un qui t'aime."

C'était quelque chose qu'il avait compris trop tard, bien trop tard - lorsque les cicatrices d'Ève étaient déjà inscrites sur sa peau, et qu'il commençait à réaliser qu'il est des regrets qui ne vous quittent jamais. 

"Rappelle-toi que tu mérites d'être aimée. Et que, quoi qu'il advienne d'ici la fin de cet été, je serai toujours là pour toi, si tu me le demandes."

Cara fondit en larmes. Léandre fit un geste vers elle, mais elle se recula brusquement, se recroquevillant sur elle-même, la tête basse. Ses mains tremblantes essuyaient ses larmes traîtresses aussi vite qu'elles apparaissaient, mais chaque disparue renaissait aussitôt, et seuls les mots, seuls les mots firent comprendre à Léandre pourquoi c'était si dur désormais.

"C'est atroce de savoir que j'aurais pu aider Eve sur la plage, quelques mois avant l'accident, déclara Cara à travers ses larmes. Que c'est en partie ma faute si elle a tant de mal aujourd'hui, si elle a pleuré si fort hier. Et c'est encore pire maintenant, parce que j'ai appris que pour toi non plus, je n'étais pas là. On passait nos journées ensemble, on dansait comme une évidence, et pourtant, je n'ai pas vu que tu allais mal, que tu avais besoin d'aide. De mon aide. J'étais trop préoccupée par mes problèmes pour me soucier des tiens, et tout ça, là... c'est un peu, aussi, ma faute à moi."

Le verre de son cœur éclata en mille morceaux. Elle semblait si petite comme ça, sans son armure, l'âme à nu, le mascara dévalant ses joues. Sans réfléchir, Léandre se précipita vers elle et l'enlaça, caressant doucement ses cheveux blonds alors que les sanglots de Cara redoublaient. 

"Ne dis jamais ça, Cara, souffla-t-il. Ça n'a jamais été ta faute. Tu ne pouvais pas savoir.

- Toi non plus, répondit-elle. Toi non plus."

Peut-être, un jour, parviendrait-il à la croire.

Quand les larmes se furent taries, Cara partit danser, et Léandre resta assis sur son lit, désemparé, désœuvré - comme si tout ce qui comptait lui avait été arraché une seconde fois lorsque ses amis s'étaient éloignés.

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coeurfracassé
Posté le 23/12/2024
Coucou !
Je reviens, gentiment, mais sûrement. Très beau chapitre, rempli de douleur, d'émotions.
"À chaque fois que tu doutes de toi, à chaque fois que tu n'oses pas saisir ton téléphone lorsque tu pleures la nuit, rappelle-toi qu'il y a quelqu'un qui t'aime." --> C’est tellement beau. J’ai adoré cette phrase qui m’a particulièrement marquée, parce que c’est vrai, on a tendance à oublier les gens qui nous aiment, surtout si on se sent fragile, seul. Magnifique phrase.
Mes petites remarques en vrac (mais ce n'est vraiment pas grand chose) :
- pourquoi Eve l'évitait --> pourquoi Ève l’évitait
- Avec tout ça, Cara. Pas malgré. Avec tout ça, moi - moi, je pourrais rester. --> Personnellement, j’aurais plutôt mis un italique, sans souligner. Et comme la phrase est déjà en italique, l’écriture normale pour remplacer le soulignement.
- j'aurais pu aider Eve sur la plage --> Ève
Voilà voilà, à la prochaine <3
Yvaine
Posté le 23/12/2024
Hello A.,

Merci beaucoup pour ton commentaire ! Je suis ravie que ce chapitre ait su te marquer.
Je te remercie pour tes remarques, que je garde précieusement.

A très vite !
Raza
Posté le 24/11/2024
Ahhh, oui. Oui, c'est dur, c'est fort. J'aime beaucoup le côté sensoriel des talons, le côté franc qui annonce quelque chose de dur aussi. Il y a beaucoup d'honnêteté ici, encore une fois je trouve que ça sonne juste <3
J'ai eu du mal à saisir la temporalité quand Cara finit par frapper à sa porte par contre, mais c'est du détail.
J'ai envie de tevpartager aussi une réflexion, sur ce que dit Cara : "Parce que je suis trop cassée pour entamer une relation. Tout ce que je peux te donner, c'est nos nuits partagées, et je crois que ça te blesse plus qu'autre chose.". C'est le genre de phrase que j'ai pu entendre dans ma vie, pas forcément à mon intention, mais en général. De mon expérience, ce sont des phrases de jeunesses, dans lesquelles ont n'imagine pas de reconstruction, pas de salut, comme si on ne pouvait se relever de rien, jamais. C'est juste ici car Cara est jeune, m1is j'avais envie de partager ça. Autre chose, la réaction de Léandre ne peut être complètement fermée, l'espoir ne peut être tué par cette affirmation. Si la passion le dévore, il attendra 1000 ans qu'elle reprenne confiance.
A bientôt <3
Yvaine
Posté le 27/11/2024
Hello Raza,

Merci beaucoup pour ton commentaire !

Je note ta remarque sur la temporalité, pour retravailler cela lors d'une réécriture prochaine (il va véritablement falloir que je me dégage du temps pour me remettre à ce roman).

En effet, les personnages sont encore jeunes (la vingtaine), et ils ont du mal à imaginer que ça aille mieux dans un futur proche. Surtout, Cara a peur de se lancer dans une relation avec Léandre, qui était jusque-là son ami, son partenaire de danse et son amant ; et la crainte amplifie toutes ses insécurités.

A très vite !
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