28 - le sel et l'été

Par Yvaine

Août

lorsque Florence

avait quitté sa vie

Ophélie était partie dans les montagnes pour oublier

pour se retrouver

pour fuir, peut-être, mais surtout

pour essayer

les magazines people n'avaient rien dit à propos de l'annulation de sa tournée

parce qu'ils ne savaient rien

et elle n'avait rien dit à personne, sauf à

Ève

et Ève

ne pouvait pas l'accompagner

alors Ophélie était partie seule

- là, dans les montagnes, elle s'était

un peu

retrouvée.

la solitude l'avait enlacée

l'avait embrassée au creux du cou et lui avait murmuré

que tout irait bien

tout ira bien

ma chérie

ne t'en fais pas pour moi.

peut-être que cette fois aussi

ce serait partir

qui les sauverait.
 

Milo, août

La joue d'Andreas contre ses lèvres était douce, empreinte d'un goût de sel et d'été. Toute l'insouciance des vacances était là, ainsi que cette capacité qu'ont les rêveurs à oublier et faire oublier les plus grands problèmes. Ève s'était éloignée lorsque l'inspiration était brusquement revenue, lorsqu'elle avait ressenti le besoin d'écrire, avec dans le regard cette étincelle qui veut dire je ne peux pas laisser passer ça. Elle était partie s'asseoir plus loin, plus au bord de la mer, un carnet sur les genoux, un stylo entre les doigts. C'était comme ça qu'elle était la plus belle : quand elle souriait sans s'en soucier.

Milo et Andreas étaient restés seuls, et il ne leur avait pas fallu longtemps pour se dévorer du regard, puis de baisers. Entre l'écho des vagues et les extraits de poèmes qu'Andreas murmurait avec un doux sourire, il n'en fallait pas plus pour faire tourner la tête à Milo, qui lui répétait dans un souffle qu'il citerait ces vers dans un discours, un jour. 

C'était simple, facile, évident, et pour rien au monde ils n'auraient voulu que cet instant s'arrête.

"Il faut que j'aille travailler, Milo, murmura Andreas. 

- Tu m'as dit que tu avais ton après-midi de libre, aujourd'hui.

- J'ai tout de même une thèse à préparer. Mais tu peux venir avec moi, si tu veux.

- Je t'empêcherais de te concentrer, soupira Milo en se reculant. Un dernier baiser ?"

Ils étaient sur le point de s'embrasser quand une voix masculine retentit tout près d'eux.

"Excusez-moi, vous êtes bien monsieur Milo ?"

Andreas, à moitié masqué par la carrure de son compagnon, acquiesça pour lui, tandis que Milo grommelait de dépit. Ils s'éloignèrent l'un de l'autre, tandis que l'inconnu s'installait nonchalamment sur sa serviette, juste à côté. Face à leurs regards interrogateurs, il s'expliqua :

"Nicolas, metteur en scène. Je travaille pour plusieurs grands théâtres, et je vous ai repérés, vous et vos amis, lors du festival. J'aimerais vous proposer de monter un spectacle."

Milo cligna des yeux, sans trop savoir quoi dire. Andreas saisit sa main avec un frisson. 

"Vous excuserez mes méthodes, poursuivit Nicolas avec un sourire, mais j'ai rencontré madame Cara tout à l'heure, et elle m'a dit que je vous trouverais à la plage. Apparemment, c'est à vous que je dois présenter le contrat. Vous êtes le comédien de la troupe, c'est ça ?"

Milo cligna des yeux une fois de plus, et ce fut Andreas qui répondit :

"Oui. C'est lui qui a l'habitude de la paperasse. Il faudrait peut-être aller chercher Ève, est-ce que-"

Le nom d'Ève fit réagir Milo. Il fallait qu'il en parle aux autres. Il ignorait s'ils seraient d'accord pour un tel projet, qui impliquerait de se voir souvent, de travailler ensemble, comme au bon vieux temps. Cela leur permettrait peut-être de préserver leur amitié encore un temps. Mais le voulaient-ils seulement ?

"On peut écrire une pièce sur mesure pour vous, mais je pensais que ce serait peut-être mieux de remettre l'écriture à madame Ève. Monsieur Léandre serait un superbe acteur, il a une grâce dans les gestes qui rappelle les danseurs et... Monsieur Milo ?"

Monsieur Milo. C'était comme ça qu'on l'appelait quand il jouait sur scène, quand chaque mois, on lui proposait d'intégrer une nouvelle troupe - cela faisait moins d'un an, et pourtant, il avait oublié que son nom avait été placardé sur les affiches de nombreux théâtres à travers le pays. Qu'on le connaissait. Que, s'il montait à nouveau sur scène, il serait contraint d'avouer la vérité à tous ceux qui comptaient sur lui - oui, je joue dans une nouvelle pièce, parce qu'il n'y a pas de grand projet militant, en réalité, il n'y a que moi et mon petit coeur qui ne savait plus trop comment contenir ses larmes, désolé. 

Cela lui semblait impossible, et pourtant, il était peut-être temps. 

"Milo."

Il tourna distraitement la tête vers Andreas.

"Milo, Ève est en train de pleurer."

Ses réflexes prirent le dessus, et Milo se précipita vers son amie, abandonnant Nicolas et son contrat idyllique sur un coin de serviette. A chaque pas qu'il faisait, il discernait un peu mieux les tremblements de son amie, les larmes qui dévalaient ses joues en silence, sans sanglots, comme si le moindre bruit serait un aveu bien trop lourd à porter. C'est parce qu'elle semblait chérir le silence que Milo s'assit à ses côtés sans un mot, chercha sa main, et la laissa poser sa tête contre son épaule. 

Il ne se retourna pas pour voir si Andreas parlait avec Nicolas, s'il était parti, si le vent se levait - non, seule Ève comptait, Ève et la mer face à eux, qui semblait si tonitruante, si enragée, face à Ève qui ne l'était pas moins, mais n'en laissait rien paraître. Il avait déjà fait l'erreur de l'abandonner une fois. Il ne le ferait pas à nouveau. 

Elle ne dit rien pendant un moment, puis elle essuya ses larmes avec un mouchoir et soupira. Dans sa respiration, Milo pouvait entendre tout ce qu'elle ne disait jamais. 

"Ce n'est rien, souffla-t-elle d'abord."

Il ne répondit pas, mais s'assura que son regard exprimait l'ampleur de son scepticisme.

Je ne te crois pas. 

"Ce serait tellement plus simple si je pouvais partir, déclara alors Ève avec un sourire contrit et un haussement d'épaules. C'est toujours comme ça que j'ai dompté mes pensées les plus crues - en marchant, en grimpant des montagnes, en nageant, en voyageant. C'est grâce à ça, à cette liberté que ça me donne, que j'allais mieux il y a dix ans. Mais maintenant, je suis là, avec une canne et une tonne de souffrance, partir est beaucoup plus compliqué, et la vie ne fait aucun sens."

Et l'idée germa comme ça, comme si c'était simple et évident, comme si c'était la chose à faire depuis tout ce temps.

"Tu peux voyager, Ève, commença-t-il.

- Non, l'interrompit-elle aussitôt. Je ne peux pas me débrouiller dans un avion, marcher longtemps ou randonner sans fondre en larmes, tu l'as bien vu, je... 

- Tu ne le fais pas seule parce que tu crains de ne pas pouvoir faire confiance à ton corps. Mais si quelqu'un était là pour t'aider, si quelqu'un s'assurait que tu vas bien ? Si quelqu'un s'occupait des aspects pratiques et médicaux, pour que la liberté, tu l'aies en entier ?"

Elle le dévisagea avec curiosité, comprenant lentement ce qu'il suggérait. Parce que le silence devenait embarrassant, Milo alla jusqu'au bout et déclara de but en blanc : 

"Et si on partait en voyage tous les cinq ? Juste nous cinq, dans une voiture, pour que, tout ce que tu ne peux pas faire seule, on le fasse ensemble. 

- Vous n'avez pas à faire ça pour moi, murmura-t-elle. 

- On peut au moins faire ça. On n'était pas là quand tu avais vingt ans et que tu avais besoin de nous, Ève. Mais maintenant, on est là."

Elle ne répondit pas, le regard rivé sur les vagues et le soleil qui déclinait lentement à l'horizon.

"Et puis, ça nous permettrait peut-être de retisser les liens qui ont été défaits. D'apprendre à accepter que Léandre t'ait blessée, qu'Ophélie ait souffert, que Cara ait besoin d'un peu de soutien. Que j'aie eu besoin de temps. Que tu aies tout porté seule, alors qu'il ne le fallait pas. On a encore deux ou trois semaines avant le retour au quotidien, le début des répétitions de Cara et Ophélie, la rentrée de Léandre. Ça nous laisse le temps de partir loin. À l'improviste. C'est comme ça qu'on est le plus libre, après tout."

Il se releva doucement et tendit la main à Ève.

"Si je te proposais de partir en road-trip avec nous, est-ce que tu accepterais ?"

Ève saisit sa main. Oui.

Il sourit.

C'est la moindre des choses, Ève.

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coeurfracassé
Posté le 29/12/2024
Coucou !
Bon, autant te prévenir tout de suite : j'ai eu un peu la flemme de noter mes remarques sur un Post-It, aujourd'hui. Parce que tous ces chapitres que je dois encore lire me donnent l'envie d'aller plus vite ':D
Donc, ce commentaire sera à chaud =)
Tout d'abord, j'aime beaucoup ces deux perspectives d'avenir : le road-trip et le metteur en scène. ça promet ! Mais d'ailleurs, a-t-on déjà eu un contact avec lui, quand il a parlé à Cara ? Je ne me souviens plus... Mais je ne crois pas. D'ailleurs, en lisant le commentaire de Raza, ça m'a rappelé que ces Monsieur/Madame m'avait fait tiqué à la lecture, mais dans le bon sens. Au début, je me suis dit "Tiens, c'est bizarre", mais en fait je trouve que ça mêle justement un côté très intime et très formel que j'aime bien, j'avais un peu l'impression de retrouver l'ambiance des théâtres, où tout le monde connaît tout le monde etc. Donc de mon côté, je serais plus pour garder les noms tel quel, mais c'est ton choix !
J'ai aussi beaucoup apprécié le côté sentimental de ce chapitre, avec l'amour qui naît entre Milo et Andreas, et la tristesse d'Ève, et le remord de ne pas avoir pu faire mieux.
Ah, une dernière chose : au tout début, les pensées d'Ophélie, m'ont fait buggé un peu : tu as oublié son prénom, pour savoir qui parle (ou alors c'était volontaire ? Dans ce cas, pourquoi ?), et aussi, d'habitude, c'est en italique, non ? Et si c'est parce qu'il y a un bout après un italique, tu peux mettre le bout qui se démarque (donc habituellement en italique) en normal, et le reste des pensées d'Ophélie en italique... Je ne sais pas si c'est très clair ':D
Enfin, voilà, à la prochaine <3
Yvaine
Posté le 31/12/2024
Hello A.,

Merci beaucoup pour ton commentaire ! Je suis ravie que ce roman te plaise.

En effet, il est mentionné plus tôt que le metteur en scène communique avec Cara, mais il n'apparaît pas directement avant ce chapitre.
Merci pour ta remarque sur les "Monsieur" / "Madame", je note tout cela pour une réécriture prochaine !

J'ai effectivement oublié d'indiquer le prénom d'Ophélie pour préciser le point de vue de ce passage. En ce qui concerne les italiques, ils sont présents pour indiquer que le personnage parle à la première personne, ce qui n'est pas le cas ici, mais tout cela mérite un re-travail pour être éclairci !

En te remerciant pour tes remarques.

A très vite !
Raza
Posté le 27/11/2024
Ah, oui, voilà une belle idée! Lui redonner confiance en elle, par un road trip! C'est simple et pourtant pas si simple.
Je trouve l'enchaînement un peu rapide, comme si on se téléportait entre les personnages. Ce n'est pas gravissime,mais avec un peu plus d'ancrage j'aurais été plus confortable dans ce que j'imagine.
Un petit point de détail dans toute cette émotion : "monsieur Milo" et madame Cara, pour mpi ça veut dire quebMilo et Cara c'est donc leurs noms de famille. Pour que ça marche il faut leur donner des noms de famille avant, et les utiliser ici. En plus ça donne plus de force quand le producteur lui parle. Il crée de la distance, il est d'un autre monde, un monde qui s'en fiche de ses émotions et de ses états d'àmes (au moins pour l'instant)
Merci encore pour ta belle plume
À bientôt
Yvaine
Posté le 29/11/2024
Hello Raza,

C'est souvent l'un de mes défauts, et je note qu'il ressort dans ce chapitre ; merci beaucoup !

C'est vrai que ces appellations ne sont pas très fluides, ne sonnent pas très juste. Je note ta remarque, merci !

A très vite.
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