Quand je fermais les yeux, je voyais un miracle. Sacha et son cheval étaient réunis. Une de ses mains serrait la bride tandis que l’autre essayait de retenir dans ses yeux ses larmes d’émotion. Il n’arrivait pas à y croire.
Moi non plus je n’y croyais pas.
Pourtant, dix fois par jour je laissais m’emporter ce fantasme qui à tout instant venait me cueillir. Il n’avait pas de structure, c’étaient de simples clichés qui défilaient sans ordre et sans logique. Surréalistes. Et cependant, chaque fois qu’ils me visitaient, j’éprouvais une euphorie comme je n’en avais jamais connue. Le sentiment était encore plus intense lorsque Sacha était à côté de moi et que je posais les yeux sur lui. Mon film s’accompagnait de rayons de soleil et d’une mélodie grisante. On aurait dit un de ces navets prétendument basés sur une histoire vraie qui passent à la télé le dimanche après-midi. Malgré tout, je continuais de rêver parce que cela me ravissait et, surtout, je savais que rien n’aurait pu rendre Sacha plus heureux. Cette simple idée donnait de l’importance au rêve jusqu’à le rendre un peu sérieux. Je le considérais comme une possibilité. Dans cette version, les paillettes s’éteignaient autour des rayons de soleil. La colorimétrie était plus réaliste, autant dire plus terne.
Après tout, je me demandais s’il était vraiment impensable de retrouver la trace de l’animal. Je ne savais même pas ce que je ferais si j’y parvenais, mais je n’en étais pas là. Pour le moment, si quelqu'un pouvait répondre aux questions que je me posais, me ramener sur terre ou me donner de l’espoir, ce ne pouvait être que Raph.
J’eus l’occasion de lui parler après une réunion concernant les assemblées générales. Comme nous n’étions pas mal installés et que nous avions du temps avant le prochain cours, je lui proposai de ne pas quitter la salle immédiatement. Sans se préoccuper de nous, le reste du comité se pressa dans le couloir, happé par de nouvelles occupations. Bientôt, nous fûmes seuls.
Raph relisait les notes qu’il avait prises dans un carnet. Je patientai une ou deux minutes, observant depuis ma chaise près de la fenêtre les toits gluants de pluie, mais il n’avait pas l’air près de finir. Lassé d’attendre, je l'interrogeai sans préambule :
- Les animaux sont identifiés d'une manière ou d'une autre, n'est-ce pas ?
Mon ami referma son carnet et me dévisagea, n'en croyant pas ses oreilles. Je n’abordais presque jamais de moi-même son thème de prédilection. Il chercha l'entourloupe :
- Ta voisine a perdu son chat ?
Je jugeai qu'il n'était pas raisonnable d'expliquer que mon chéri avait perdu son poney et ignorai sa question.
- S'ils sont enregistrés quelque part, on doit pouvoir les retrouver, non ? Imaginons que quelqu'un doive céder son chien à un refuge parce qu'il n'a plus les moyens de s'en occuper et imaginons encore que cette personne, quinze ans plus tard, ait le désir de revoir le chien...
- Il y a peu de chance qu'il le retrouve en vie.
Raph n’avait pas envie de se montrer coopératif ce jour-là.
- C'était un exemple ! Bon, si ça t’arrange, deux ou trois ans seulement ont passé. Dis-moi si, concrètement, le bonhomme pourrait faire quelque chose pour retrouver le clébard ?
Mon ami appuya ses coudes sur sa table et répondit lentement :
- Si j'étais lui, je m'adresserais au refuge où j'ai déposé le chien, mais je ne suis pas sûr qu'ils accepteraient de me donner des renseignements.
Ces paroles ne m'aidaient pas beaucoup, trop éloignées du cas qui m'intéressait. Raph le sentit et me demanda si je ne pouvais pas lui fournir des précisions. Je pouvais certainement en obtenir auprès de Sacha, mais je ne voulais pas lui donner de faux espoirs en lui dévoilant où s’égaraient mes pensées, aussi répondis-je par la négative.
- Te prends pas la tête, c'étaient des préoccupations d'ordre purement métaphysique.
Raph me regarda rassembler mes affaires et enfiler mon manteau en affichant une mine déçue.
Une heure ou deux, je me résignai à laisser tomber, mais c’était trop bête de ne pas essayer. En refusant de parler à Sacha sous prétexte que mon projet n’avait qu’une chance sur un million de réussir, je le privais carrément de cette chance. Durant le reste de la journée, je m’appliquai donc à déterminer la juste manière de m’y prendre pour lui soutirer des renseignements sans risquer de trop en dire. Je ne voulais pas non plus qu’il trouve que le sujet m’obsédait et j’essayai vainement de me remémorer quand est-ce que nous l’avions évoqué pour la dernière fois.
Après avoir longuement tourné la question en tous sens, je me décidai à l’interroger sans détours. C’était encore le mieux à faire. Je choisis pour cela le moment où je faisais la vaisselle. Je pouvais ainsi laisser croire à une pensée éclose dans une bulle de savon :
- Comment est-ce qu’il s’appelait ?
Sacha ne comprit pas de quoi je parlais ; d’une certaine manière, j’étais encore trop sur la retenue.
- Tu parles toujours du « cheval » comme si c’était n’importe quel cheval, me forçai-je à ajouter avec plus d’entrain – plus de naturel, espérais-je.
- Oh ! souffla Sacha. C’était un nom à coucher dehors.
Au moins, il n’avait pas l’air fâché de ma curiosité. Je me permis de demander des précisions.
- C’était un nom étranger, m’apprit-il. Le genre avec un I et un Y et tu ne sais jamais lequel vient en premier.
S’il évitait de le dire à voix haute, c’était donc par peur de mal le prononcer. Cela me parut tout de même un peu bizarre, mais il changea de sujet et je n’en sus pas davantage. J’y vis un nouveau signe qu’il était préférable d’abandonner – avant de les commencer – des recherches vouées à l’échec.
Sacha voulait à présent parler de la première épreuve du CAPES qui aurait lieu très prochainement.
- Pas trop stressé ?
- Bof, pas trop.
- T’es confiant alors ?
- Pas du tout. Mon esprit refuse juste de se dire qu’il va plancher sur une copie pendant six heures.
Sacha s’apprêtait à me sonner les cloches, mais la durée de l’épreuve l’arrêta net :
- Six heures ?!
- Six heures.
- Il faut être un surhomme !
- Ce n’est pas Nietzsche qui délivre les diplômes.
- Comment tu fais si t’as besoin d’aller aux toilettes ?
- Tu peux y aller. Mais d’après mes connaissances qui sortent de prépa – ils ont l’habitude des concours – le temps qu’on passe aux toilettes est chronométré.
- Glauque.
J’étais du même avis.
Sacha me piqua mon téléphone dans la poche arrière de mon jean.
- Qu’est-ce que tu fais ?
- Vite, Martin ! Tu dois t’entraîner !
Il avait ouvert l’application chronomètre.