Il était nécessaire que je prenne moi aussi mon temps avec cette relation. Je m’efforçai de quémander moins de baisers et de ne pas faire référence à notre nuit passionnée. Quand nous regardions un film le soir, je m’empêchais de passer mon bras autour de lui. Mais Sacha finissait toujours par attraper ce bras et le poser lui-même sur ses épaules. Souvent, il faisait cela machinalement, absorbé par le film. Mais parfois il minaudait, se rendait mignon et, même, me donnait un baiser que je recevais du bout des lèvres. Dans ces moments-là, la peur que nous entretenions un rapport malsain revenait au galop.
Sacha ne manqua pas de remarquer la distance que je prenais.
- T’es fâché ? me demanda-t-il carrément, les yeux ronds après que j’aie refusé un peu trop vivement de goûter avec sa propre cuiller le dessert qu’il était en train de savourer.
- Mais non, soupirai-je.
Mon air abattu ne le rassura pas. Le voir tout penaud me donna envie de le serrer dans mes bras ; je me retins de force.
Ainsi, le problème devint double : non seulement je continuais de craindre que les témoignages d’affection ne cachent une peur de l’abandon, mais en plus Sacha se mettait à réellement penser je ne l’appréciais plus autant et montrait des signes de désarroi.
Néanmoins, je n’étais pas assez dans le rejet pour que l’atmosphère en pâtisse tout à fait. Les baisers n’avaient pas complètement disparu et il nous arrivait encore de rire ensemble. Mais les rires calmés, nous regardions autour de nous d’un air confus, nous demandant d’où ils avaient pu surgir. La vie devenait moins amusante et le visible désenchantement de Sacha, en tout cas, n’était pas de la comédie.
Je n’avais pas voulu ce climat ambigu. Une fois où j’eus l’impression d’être allé trop loin, le besoin de retrouver un peu de tendresse se fit sentir si fort que je fabriquai une excuse :
- Désolé, je suis fatigué. Je passe bientôt le CAPES et les cours sont intenses depuis la rentrée.
C’était l’explication parfaite et Sacha me pardonna en prenant ma main dans la sienne.
- C’est pas grave, dit-il.
Mais puisque j’avais ouvert une porte pour rétablir l’harmonie, il me fallait réfléchir à la forme que je souhaitais lui donner. J’essayai de me rappeler ce que j’avais aimé partager avec lui et qui ne posait pas de problèmes moraux.
- Je n’ai pas tellement de distractions en ce moment, ça me manque.
En réponse, Sacha fit une réflexion à laquelle je ne m’attendais pas :
- Ça fait longtemps que tu t’es pas engagé dans une cause, c’est ça ?
- Comment ça ?
- Avant, les manifs et le reste, ça occupait au moins cinquante pour cent de ton temps.
Je secouai la tête :
- Je ne pensais pas à des sorties aussi… remuantes.
Il eut un air amusé.
- À quoi alors ?
Je fis mine de cogiter quelques secondes, réfléchissant au ton à prendre pour introduire ma suggestion.
- Je ne sais pas. Par exemple… C’était cool d’aller voir une expo.
Mon ami hocha simplement la tête.
- Non ? l’incitai-je à répondre. Tu ne m’as jamais dit ce que tu en as pensé.
- Si si, c’était cool. J’ai encore les tableaux en tête.
- Ah ? fis-je, intrigué. Lesquels ?
J’étais assis sur le lit ; en face de moi, Sacha commença à se balancer doucement sur la chaise de bureau. Son regard se perdit dans le vague, il plongeait en lui-même.
- Bah, surtout celui avec le cheval.
Sa réponse ne m’étonna même pas.
- C’est lié à tes souvenirs, devinai-je.
Sacha hocha de nouveau la tête, cette fois d’une manière plus appuyée. Il avait le visage rêveur et lumineux. Ce n’était pas ce que j’avais à l’esprit en engageant la conversation, mais s’il avait envie de revenir sur son passé, je ne pouvais que m’en réjouir. Je lui tendis la perche pour se confier :
- Un jour, tu m’as dit que ton cheval était la seule chose vraiment essentielle.
- Oui, c’est vrai.
Je penchai la tête sur le côté.
- Qu’est-ce que tu voulais dire par-là ?
Il leva les bras et les laissa retomber, comme si les choses étaient si claires qu’on ne pouvait pas les dire autrement. Il essaya tout de même :
- Tout ce qui appartenait à cette époque, les gens, les lieux… Tout était mensonger finalement. Tout a disparu. Mais ce que le cheval m’a apporté, c’est sûr que c’est réel. C’est encore en moi. Ce pauvre cheval, il était juste là et… il pouvait pas mentir. Je sais pas comment dire…
- Ça va, le coupai-je. Je comprends.
Nous passâmes une soirée apaisée. Cependant, je n’étais pas plus avancé. Il fallait que je trouve quelque chose qui prouve à Sacha que je n'avais nullement l'intention de le laisser tomber.
L’idée ne germa pas d’un seul coup. Ses premiers frémissements se manifestèrent dans le parc de notre premier baiser. Il n’était pas loin de la fac, aussi le traversions-nous régulièrement. Je connaissais bien ses chaises en métal, ses arbres aux racines épaisses, son étang et son kiosque, et puis la barrière d’attache où, à la belle saison, des poneys étaient amenés pour proposer aux enfants une balade sur leur dos. Pour la première fois, cela retint mon attention et je demandai soudain à Sacha si ça ne lui manquait pas de monter à cheval.
- Très drôle, Martin, grogna-t-il, me faisant passer l’envie de poser plus de questions.
C’était idiot de ma part. Étant donné la manière dont il parlait de son cheval, il était évident que ça lui manquait. Mais les souvenirs de ce qu’il avait perdu étaient trop douloureux pour en parler et même pour y penser. J’imaginai Sacha se promener un quart d’heure avec un cheval de location. L’image me fit grimacer. Je la trouvais pathétique.
Je voulais lui offrir quelque chose de beaucoup plus fort, quelque chose d’envergure. Qui dirait clairement mes sentiments et lui ferait comprendre à quel point je tenais à lui.
Une chimère se présenta à moi, un après-midi que nous sortions d'une boulangerie. Sacha la vit luire dans mes yeux et m'interrogea, la bouche pleine du croûton dont il avait déjà dépouillé la baguette. Je restai muet et continuai de regarder, rêveur, la petite fille qui sortait avec sa maman du magasin de jouets d'en face et qui s'amusait à faire voler dans les airs la figurine équine qu'elle s'était fait offrir.