Chapitre 7 : La punition
Héritière
— Les amis, c’est ma tournée, cria un rouquin déjà bien éméché.
Son rire se perdit dans le flot des voix qui emplissaient l'établissement.
Ada se tourna vers Clane et lui sourit de toutes ses dents. Elle ne parvenait pas à se souvenir de la dernière fois où elle s’était sentie aussi légère. Entourée par d’autres jeunes du quartier Kegal, enivrée par l’alcool, elle se détendait enfin.
Son obéissance et son attitude exemplaire depuis le début de sa punition, trois jours plus tôt, avaient adouci l’humeur de ses parents. Ces derniers lui avaient donc accordé une soirée chez son amie. Évidemment, Clane ne vivait pas dans cette taverne, mais ils ne sauraient rien de ce petit détour. Après quelques verres de bière bien mérités, elles rentreraient.
La bâtisse, située près du quartier Volbar, sur la rive gauche du Fleuve qui séparait en deux le quartier Kegal, ne manquait pas de charme. Les épaisses poutres blanchies de la charpente surplombaient la pièce principale, presque ronde, au milieu de laquelle trônait un immense foyer. Une trentaine de tables et deux fois plus de bancs étaient éparpillés dans la salle. La spécialité de la maison, un alcool de pommes de terre dans lequel le tavernier laissait macérer des poires et des amandes, enivrait rapidement. Cette boisson bon marché était donc particulièrement prisée des jeunes gens du quartier, qui venaient souvent boire un verre à la tombée de la nuit.
Attablées près du foyer central, Ada et Clane discutaient avec leurs voisins, une fille brune et deux garçons blonds, apparemment frères. L’un d’eux, le plus âgé, lançait régulièrement des œillades très peu subtiles à la meunière, qui faisait mine de les ignorer. À côté, Ada essayait de comprendre en quoi consistait le métier de la brune, dont les explications troubles creusaient une ride de plus en plus profonde sur son front. Il était question de chiffres, de l’Observatoire et de beaucoup de mots compliqués qui s’entrechoquaient dans sa tête et qu’elle n’arrivait pas à démêler.
La porte de la taverne s’ouvrit soudain en claquant bruyamment sur un homme rougeaud et essoufflé, qui plissa les yeux pour scruter chacun des visages présents dans la salle, tous tournés vers lui. Enfin, il sembla trouver en Ada la personne qu’il cherchait et se hâta de rejoindre sa table. De plus près, elle reconnut Petyr, l’ancien chef de la milice Kegal. La manche de sa veste, du côté de son bras manquant, pendait de manière un peu ridicule. Depuis qu’il était revenu estropié de son excursion en forêt, il avait dû quitter son poste de milicien et était devenu l’un des principaux conseilleurs des administrateurs. Ada sentit son cœur battre plus vite, son corps se tendre, sa bouche s’assécher. Que venait-il faire ici ? Comment avait-il su où la trouver ? Et surtout, qu’allait-il raconter à ses parents ?
— Tu as appris pour tes frères ? demanda-t-il sans plus de cérémonie.
Ses frères !
Pendant un instant, elle ne parvint plus à respirer. L’angoisse qui remontait depuis son estomac jusque dans sa gorge envahissait sa poitrine, comprimait ses poumons. Elle ferma les yeux pour occulter la foule autour d’elle et secoua la tête, incapable d'articuler un mot.
— Ils sont vivants, se hâta d’ajouter Petyr en posant sa main valide sur son épaule et en se penchant vers elle. Mais ils ont été enfermés à la Commanderie militaire dès leur retour.
Sa deuxième phrase avait été prononcée dans un murmure, comme s’il ne voulait pas partager l’information avec tous les curieux qui les entouraient. Ada eut besoin d’un moment pour encaisser la nouvelle, surmontée par un sentiment puissant entre soulagement et frustration. Bann et Mevanor étaient rentrés. Vivants. Enfin. Mais pourquoi les avait-on emprisonnés ? Leurs parents étaient-ils au courant ? Allaient-ils les punir davantage ? Et surtout…
— Ont-ils découvert quelque chose ? souffla-t-elle après avoir ouvert brusquement les paupières.
Petyr fit signe qu’il n’en savait rien puis sembla hésitant. Il attendit un peu avant de reprendre.
— Je suis supposé t’escorter jusque chez toi. Tes parents veulent te parler.
Le milicien dut lire la panique dans ses prunelles, car il s’empressa de la rassurer.
— Je ne vais pas leur dire où je t’ai trouvée. Ils n’ont pas besoin de ça ce soir, ajouta-t-il dans un soupir.
Ada, soudain dégrisée, hocha la tête d’un air penaud. Elle invita Clane à les rejoindre à l’extérieur, tandis que Petyr les devançait. Dehors, le vent frais nocturne lui fouetta le visage et ses cheveux se plaquèrent devant ses yeux et contre ses joues. Derrière le chef de la milice, les deux amies s’éloignèrent lentement du bâtiment bruyant pour se retrouver plus au calme dans les ruelles désertes. Elles s’efforcèrent de suivre le rythme soutenu du militaire, tout en laissant de plus en plus de distance entre eux pour discuter discrètement.
— Est-ce que ça va ? demanda Clane en prenant la main d’Ada. Tu es toute pâle.
La jeune fille essaya de scruter le visage de son amie. Elle soupçonnait toujours que le mystérieux prétendant de Clane était peut-être Mevanor, ou même Bann, mais la meunière n’avait pas rougi à l’annonce de leurs noms et ne semblait pas particulièrement émotive de les savoir emprisonnés. Ada soupira.
— Je ne sais pas. Depuis qu’ils sont partis, depuis même qu’ils m’ont confié leur projet de partir, je me suis beaucoup inquiétée pour eux. Je suis contente, soulagée, qu’ils soient en vie, bien sûr. Et j’ai très envie de les voir de mes yeux pour m’assurer qu’ils vont bien. Mais je ne peux pas m’empêcher de leur en vouloir ! Ils m’ont laissée toute seule pour gérer la réaction de papa et maman et c’est uniquement à cause d’eux si j’ai été punie. Ce n’est pas juste.
Alors que son amie ouvrait la bouche pour répondre, elle la devança.
— Et je sais que c’est de ma faute, que c’est moi qui les ai forcés à me raconter leur projet, que je ne peux m’en prendre qu’à moi-même.
— Ce n’est pas ce que j’allais dire, contra doucement la meunière. Je pense que tu as eu raison de leur tirer les vers du nez. Ils avaient décidé de partir et même si tu les avais dénoncés plus tôt à vos parents, ils auraient trouvé le moyen de le faire. Au moins maintenant ils savent qu’ils peuvent te faire confiance.
Ada haussa les épaules.
— Pour le bien que ça m’a procuré…
Clane les quitta alors qu’ils arrivaient devant la maison des Kegal. Une fois franchi le seuil de son domicile, Ada, toujours escortée par Petyr, fut accueillie par le majordome qui lui indiqua que les administrateurs l’attendaient dans leur bureau. Son regard compatissant se voulait sûrement rassurant, mais ne fit que resserrer encore plus le cœur de la jeune fille dans sa poitrine.
Depuis le couloir, elle entendait les voix de ses parents par la porte entrebâillée. Ada s’arrêta quelques pas devant, nerveuse. À quoi devait-elle s’attendre ? Autant écouter un peu avant de manifester sa présence. Les yeux fermés, le front plissé, elle se concentra sur les sons qui parvenaient du bureau.
— Combien ? demandait la voix de l’administratrice.
Ada entendit son père soupirer bruyamment et réussit sans peine à l’imaginer secouant la tête.
— Au moins vingt ou trente jours, peut-être plus, dit-il. Leurs carrières militaires risquent d’être fortement compromises.
Nouveau soupir. Sa mère, cette fois. Ils avaient l’air exaspérés ; ce n’était sûrement pas bon signe pour la jeune fille.
— Tu as raison, rebondir après cela va être difficile pour eux. Mais je ne changerai pas d’avis. Leur crédibilité est beaucoup trop entachée.
— Quelle inconscience de leur part de prendre autant de risques... Toute cette agitation, uniquement dans le but d’épater la galerie…
— Tu es parti à la chasse au mastodonte alors que le Haut Conseil l’avait formellement interdit, monsieur le héros de la Cité. À ta place, j’éviterais de juger trop sévèrement les actions de nos fils. Ne le faisons pas pour les punir, mais pour les protéger.
Il y eut une pause, durant laquelle Ada se représenta l’air réprobateur de sa mère et celui contrit de son père.
— Si j’avais moi aussi eu un frère, j’aurais peut-être agi comme eux à leur âge, reconnut finalement l’administrateur. Heureusement que notre fille a hérité de ta sagesse et nous cause moins de soucis.
À ces mots, l’intéressée se sentit rougir de honte. Elle jeta un regard furtif à Petyr, qui haussa les sourcils et fit un léger signe de tête en direction de la porte. Prenant son courage à deux mains, Ada toqua trois fois sur le battant de bois ; celui-ci s’ouvrit sous la force de ses coups. Son entrée interrompit la réponse de sa mère.
— Ada ! s’exclama-t-elle simplement en la voyant arriver, Petyr sur les talons.
La jeune fille sourit timidement, alors que ses parents lui demandaient de s’asseoir en face d’eux. Elle essaya de déchiffrer sur leurs visages un indice sur la raison de cette convocation, en vain. Ils avaient juste l’air fatigués. Ada se laissa tomber sur un des trois fauteuils qui se trouvaient devant le bureau des administrateurs. Petyr esquissa d’abord un mouvement pour quitter la pièce mais il resta finalement debout, entre la porte et le siège d’Ada, après une injonction de Subor.
— Tu as dû apprendre le retour de tes frères ? Nous devons te faire part d’une décision importante, expliqua son père alors qu’elle hochait gravement la tête. Bann a fait un choix lourd de conséquences en partant au gouffre. Son imprudence, son séjour en prison, son manque de respect envers les lois de la Cité et les valeurs de notre quartier ne sont pas compatibles avec la fonction d’administrateur. Nous aurions dû comprendre depuis longtemps que ni lui ni Mevanor, qui est bien trop influencé par son frère, ne peuvent endosser ce rôle.
Quand Ada saisit où son père allait en venir, elle fut submergée par l’angoisse. Ses oreilles se mirent à bourdonner et elle eut l’impression que la lumière dans la pièce devenait tout à coup beaucoup plus vive. Elle nageait en plein cauchemar.
— Non, souffla-t-elle.
Elle ne pouvait pas prendre ça à Bann. Ne voulait pas. Jamais.
— Ma chérie, répondit sa mère d’une voix douce, tu as le sens du devoir et l’humilité nécessaires. Ton frère n’a jamais caché son désintérêt pour l’administration du quartier. Et ceux qui vivent ici ont plus confiance en toi, tu seras pour eux un visage plus rassurant.
— Vous présentez ça comme une récompense, mais je sais quel fardeau cela représente !
— Tu t’en sortiras très bien, malgré les responsabilités que ça implique. Pendant ton apprentissage, Oblin pourra te procurer une connaissance complète de la Cité et de ses rouages.
Ada se leva de sa chaise, à présent rouge de colère. Sa vision commençait à être brouillée par des larmes de frustration, qu’elle essuya du bout des doigts.
— Justement, je rêvais de passer deux ans enfermée dans la tour Etho, ironisa-t-elle, à trier des papiers que personne ne lit. Vous ne pouvez pas m’y forcer. Bann n’a pas eu à le faire, lui !
— C’était une erreur, répondit sèchement son père. Bann n’est pas capable de mettre ses lubies de côté et il vient de le prouver à la ville entière.
— Il croupit au fond d’un cachot et vous ne trouvez rien de mieux à faire que de l’humilier publiquement en décidant ça dans son dos ? s’écria Ada en tapant du poing sur le bureau.
Le regard entendu qui fut échangé par ses parents ne lui échappa pas. À côté d’elle, Petyr ne bougeait pas du tout, comme s’il osait à peine respirer.
— Ada, reprit sa mère d’un ton las, notre décision est prise et nous ne reviendrons pas dessus. Tu peux te forcer à être odieuse avec nous, tu n’en feras pas moins une meilleure administratrice que tes deux frères réunis. Et de toute façon, nous avons autre chose à leur proposer. Puisqu’ils ne tiennent pas en place et qu’on ne peut pas les raisonner, nous devrons les soutenir dans leurs projets d’exploration, quels qu’ils soient. Ainsi, l’honneur de chacun sera sauf et Bann pourra tenter de devenir le héros qu’il rêve d’être.
— Et moi la bonne poire qui s’attellera aux commérages du quartier.
Ses parents ignorèrent son sarcasme. La discussion était close. La jeune fille eut du mal à retenir ses sanglots, alors qu’elle sortait de la pièce et se dirigeait vers les cuisines, laissant les administrateurs à leurs manigances. Encore une fois, ses frères obtenaient ce qu'ils voulaient alors qu'elle-même devait réparer les pots cassés. Comment son père et sa mère pouvaient-ils jouer ainsi avec leurs avenirs, comme si cela n’avait pas d’importance ? Comme si l’administration du quartier ne représentait qu’une simple formalité ?
La bonne odeur qui émanait des cuisines ne suffit pas à la faire sourire. Elle s’assit lourdement sur un banc puis se découpa une tranche de pain. En une soirée, son monde avait volé en éclat. D’abord, ses frères en prison ; ensuite, la décision ridicule de leurs parents. Après les avoir observés depuis toute petite, Ada savait que pour rien au monde elle n’aurait voulu marcher dans leurs pas. Mais aurait-elle seulement le choix ?