Chapitre 7 : La punition
Aimer
Les pupilles fixées au plafond du cabinet de toilette, la tête plongée dans la baignoire jusqu’aux tempes, Mara n’entendait plus que le bruit de sa respiration. De l’extérieur ne lui parvenaient que les pas sourds des domestiques qui allaient et venaient dans les pièces voisines, sons feutrés et distordus par le liquide qui lui remplissait les oreilles. Ses cheveux noirs flottaient autour de son visage comme des algues.
La jeune femme ferma les yeux et s’enfonça encore plus profondément dans son bain. À présent, seul le bout de son nez dépassait de la surface. Inspiration, expiration. Rien d’autre ne comptait. Ses pensées s’étaient liquéfiées en même temps que son corps, laissant son esprit vide, détendu. Elle qui s’efforçait au quotidien de garder la tête haute, hors de l’eau, pour ne pas se noyer dans les manigances et les intrigues qui l’entouraient, avait abandonné toutes ses préoccupations par terre à l’endroit où gisaient ses vêtements. Un instant de tranquillité. Pour une fois.
Quand elle entendit le son déformé des cloches de la ville qui sonnaient la tombée de la nuit, elle décida qu’il était temps de se préparer. Les soirées comme celle-ci, où elle pouvait disposer seule de la demeure, n'arrivaient que rarement. Elle aurait dû en profiter pour prendre un moment pour elle, se reposer, lire. Mais il y avait une personne dans toute la Cité avec qui elle préférait être ce soir et cette personne se trouvait en chemin.
Elle s’enroula dans une serviette et sortit de la baignoire, passa devant le tas informe que constituait la robe qu’elle avait portée toute la journée et se rendit dans sa chambre pour revêtir une tenue plus simple. Plus adaptée. Alors qu’elle s’habillait, elle observa le bout de ses doigts. Sa peau avait formé des petits plis à force d’être restée si longtemps dans l’eau. Elle essaya de les lisser, en vain, puis son regard se posa sur ses phalanges, sur ses paumes. Bien des années plus tôt, quand elle était devenue administratrice aux côtés de son père, elle avait consulté les prêtresses au sujet de son avenir. Les lignes de sa main avaient promis une vie à l’abri de la misère, mais malheureuse en amour. Et la jeune Mara y avait cru, rejetant la plupart des hommes qui l’avaient approchée après cela et réalisant malgré elle ce qui avait été présagé.
Elle chassa de son esprit l’image de la prêtresse lui tenant les mains d’un air transi. Pourquoi pensait-elle à cela maintenant ? Connaissant son nom et son histoire, la prédiction avait été facile à produire et n’engageait pas à grand-chose. Elle avait décidé qu’elle n’y croyait plus. Pourtant, à chaque fois qu’elle avait un rendez-vous galant, elle ne pouvait s’empêcher de se rappeler la pitié qu’elle avait lue sur le visage de la messagère des Dieux.
Une fois prête, Mara parcourut rapidement les pièces de la demeure pour vérifier que les domestiques étaient tous partis. Ils savaient que quand elle se trouvait seule à la maison, comme aujourd'hui, ils devaient prendre congé dès la tombée de la nuit. Ces derniers temps, cela arrivait de plus en plus. Son père avait recommencé ses activités de contrebande, dont il pensait Mara ignorante, et Dami sortait souvent le soir pour profiter des jours qui s’allongeaient.
L’administratrice constata qu’une bouteille de vin avait été laissée à son attention dans le salon, comme elle l’avait demandé, et se mit en quête de verres. Elle refermait le placard quand elle entendit des petits coups frappés à la porte. Ilohaz se tenait là, dans l’ombre du porche, camouflé tant bien que mal entre les branches d’un arbuste décoratif. Mara réprima un sourire. Il lui avait confié avoir l’impression d’être suivi ; s’il croyait passer inaperçu ainsi, c’était plutôt raté. Il ne portait pas sa tenue de soldat, trop reconnaissable, mais un élégant ensemble bleu foncé. Ses yeux parurent s’éclairer en la voyant. Elle inspira pour se donner du courage et lui fit signe de la rejoindre à l’intérieur.
Alors qu’ils quittaient le vestibule, le Commandant s’arrêta devant la table de la salle de réception.
— C’est ça, le plan de ton père ? demanda-t-il lentement en parcourant du regard la carte de la Cité qui était étalée là.
Mara répondit par une moue boudeuse.
— Mon père ? Non, c’est moi qui ai eu cette idée.
Il restait encore quelques détails à régler, mais les jeux étaient faits. Sur chaque quartier, elle avait placé un petit caillou coloré représentant les alliances politiques de la ville. En rouge, avec leurs trois vassaux, les Kegal occupaient une bonne partie du nord-est et du nord-ouest de la ville. Les pions bleus de Vélina étaient placés sur son quartier, au centre de la Cité près de la boucle du Fleuve, ainsi que sur ses deux vassaux justes au sud et son dernier allié sur l’autre rive. Enfin, les petits cailloux verts recouvraient le quartier Volbar et son voisin, au nord ; ses deux vassaux Nott et Quadri à l’ouest ; et les trois autres qu’ils avaient acquis récemment, l’un par l’intermédiaire des Panod, les deux autres sur les îles au milieu de la ville. Sous cet angle, leur intention était clairement affichée : encercler le quartier Letra pour le priver de ses soutiens.
— Vélina ne va pas se laisser faire, commenta Ilohaz en pointant la carte du doigt.
— Pour le moment, ses tentatives de nous en empêcher la desservent plus qu’autre chose. Elle a rendu visite aux administrateurs Hocas hier après-midi, mais n’a réussi qu’à vexer son interlocuteur. Il est encore plus déterminé à nous rejoindre. C’est mieux ainsi. Ils récupèrent leur aqueduc et la Cité sort un peu plus du joug de Vélina et son obscurantisme.
Ilohaz affichait un air peu convaincu.
— Vous ne devriez pas l’attaquer si frontalement… Contrairement à vous, elle n’a rien à perdre. Pas d’héritier, pas d’avenir. Qu’en dit Nedim ?
— Que veux-tu qu’il dise ? répondit Mara d’un ton où commençait à poindre l’agacement. Sans nous, pas d’aqueduc. Et je suis sûre que même lui se rend compte que sans elle la Cité pourrait enfin avancer dans le bon sens.
— Et ton père est d’accord pour dépenser autant d’argent ?
Mara leva les yeux au ciel. Elle n’avait aucune envie de parler de son père pour le moment.
— Nous gagnons deux vassaux, deux ports. C’est bon pour le commerce. Ses associés seront contents et donc lui aussi.
À l’air étonné qu’Ilohaz lui lança, elle comprit qu’elle en avait trop dit. Sa langue avait bavardé plus vite qu’elle n’avait réfléchi, il n’allait pas la lâcher.
— C’est avec eux qu’il est ce soir ? Qu’est-ce qu’ils mijotent ?
— Ça ne te concerne pas.
— Je dois absolument savoir si ils…
— Tu ne dois rien savoir du tout, coupa-t-elle.
Il se rapprocha d’elle, plus près que la bienséance ne l’autorisait, et la regarda droit dans les yeux. Dans ses prunelles, elle pouvait lire l’inquiétude de son interlocuteur, mais également son propre visage qui se reflétait, un peu déformé, un peu idéalisé aussi.
— Mara, ces types sont instables, irrationnels, dangereux…
— Ma maison, mes règles, lâcha la jeune femme d’un ton calme, mais sec en posant son index sur la bouche de son compagnon pour le faire taire. Si tu désapprouves la façon dont ma famille gère ses affaires, tu sais où la porte se trouve.
Il porta ses mains à son visage pour rencontrer les doigts de Mara et répondit par un petit sourire contrit. Elle étira à son tour les lèvres puis l’entraîna dans le salon. Sans un mot, ils s’installèrent tous deux de part et d’autre de la table basse, chacun bien enfoncé dans son fauteuil. Pour briser le silence, Mara commença par mentionner la fête du Soleil qui aurait lieu dans plusieurs sizaines. Sans même savoir pourquoi, elle évoqua Dami et ses absences répétées, inhabituelles pour son frère. Il lui parla du vieux Général, de ses lubies et de son manque de vision. Du Premier Commandant, Heifri, fidèle serviteur d’Ekvar, qu’Ilohaz détestait. Ce dernier avait accompli bien plus que son rival, en déployant bien plus d’efforts, mais le Général ne récompensait que la loyauté. Pire, il méprisait Ilohaz pour son ambition et son envie de changer la Cité pour le mieux. Mara ne le comprenait que trop bien, pour vivre une situation similaire avec son père.
Toute la soirée, ils bavardèrent de tout et de rien. Si facilement. La jeune femme n’avait jamais connu quelqu’un avec qui elle pouvait discuter aussi naturellement, à qui elle pouvait confier toutes ses préoccupations. Contrairement à bien des hommes qu’elle avait rencontrés, il ne la courtisait pas pour sa fortune ou sa position. Il ne l’écoutait pas en hochant la tête et en attendant de pouvoir parler à son tour. Il s’intéressait vraiment à son opinion. Et au fil des lunes, au fil des conversations, l’administratrice Volbar et le Commandant des éclaireurs étaient devenus simplement Mara et Ilohaz.
Le temps passait, les verres de vin se remplissaient au fur et à mesure qu’ils se vidaient et Mara sentait sa lucidité la quitter. Comment s’était-elle retrouvée sur le sofa et quand l’avait-il rejointe ? Il se trouvait trop près, une main installée au creux de son dos, sa bouche presque sur son cou, et elle savait très bien comment cette histoire-là finissait.
Elle ferma les paupières pour oublier sa présence et faire taire les battements de son cœur.
— Tu devrais partir, lâcha-elle alors qu’il se penchait vers elle.
— Pourquoi ? demanda-t-il d’une voix rauque.
Ses yeux marron semblaient pétiller et son souffle était court. Elle posa ses doigts sur son torse, comme pour le garder à distance, mais ne put empêcher son pouce de le caresser légèrement. Il sentait bon. Dans la lumière tamisée des bougies, les cicatrices de son visage paraissaient presque invisibles. Elle mourrait d’envie de l’embrasser.
— Parce que mon père va rentrer et qu’il te déteste, répondit-elle dans un murmure.
— Ça m’est égal, dit-il en prenant son menton dans le creux de sa main.
— Pas à moi.
Elle secoua la tête.
— Ce n’est plus ce que je veux, finit-elle par ajouter.
Elle avait pensé que cela lui suffirait. Il n’aurait pas été le premier homme à partager son lit en cachette, pour quelques fois seulement, sans s’attacher. Mais là, sur le sofa, entre ses bras, elle ne pouvait plus se voiler la face. La situation lui échappait. Depuis des lunes, ils se voyaient de temps en temps, de plus en plus souvent. Au début, ils discutaient simplement de leurs intérêts communs. Puis, peu à peu, ils avaient commencé à avancer sur des sujets plus personnels. Plus intimes. Elle avait remarqué que la façon dont il la regardait avait changé. Les œillades dérobées, les rougeurs sur ses joues, les sourires charmeurs. Elle savait qu’il était amoureux d’elle. Et elle sentait qu’elle aussi était en train de sombrer. Ses pensées se tournaient vers lui à n’importe quel moment de la journée, lorsqu’elle travaillait, lorsque son attention aurait dû être portée sur autre chose. Que faisait-il ? Quand le reverrait-elle ? Elle perdait prise, et pour quoi ? Leur relation n’allait nulle part. Une administratrice ne pouvait pas épouser un Commandant. Cela ne se faisait pas. S’ils désiraient être ensemble, l’un d’eux devrait renoncer à son avenir.
— Que veux-tu alors, Mara Volbar, demanda doucement Ilohaz.
À nouveau, elle ferma les yeux pour échapper au visage de cet homme qui la troublait tant. Elle ne voulait pas le perdre. Mais elle ne pouvait pas continuer ce jeu de séduction auquel ils s’adonnaient, sinon elle se perdrait elle-même.
— Je ne sais pas, souffla-t-elle.
Rouvrant les paupières, elle se dégagea de son étreinte et se leva.
— J’y réfléchirai quand tu seras parti.