29 Le roi cloporte

   Suivre Corentin n’était pas chose difficile ; l’électricité qui baignait l’air faisait de gros dégâts sur son contrôle. Samantha n’avait qu’à suivre les groupes de cloportes déserteurs. L’orage était là, et de gros éclairs rageurs percutaient le sol au loin, peignant les nuages et l’horizon de rouge. La pluie tombait drue sur l’armure et résonnait à l’intérieur. Le sol s’était transformé en véritable patinoire, et à chaque virage que prenait Corentin, Sam, moins agile, glissait et perdait beaucoup de temps. La zone industrielle était en plein renouvellement, et partout des travaux d’aménagements faisaient naitre des barres de bêtons, des chantiers remplis de grues et de camions. Corentin ne faisait que zigzaguer, surfant sur ses cloportes à une vitesse fluide, gagnant constamment du terrain sur Samantha qui n’arrivait pas à négocier la moindre courbe et manquait toujours de s’étaler à terre. Bientôt, ils arrivèrent dans une longue rue vide où les chantiers s’évanouissaient, ne laissant que des terrains vagues. La ligne droite permit à Samantha de rattraper son retard en quelques secondes ; elle aperçut au loin Corentin rentrant dans un terrain en passe de réhabilitation et fraichement débroussaillé. L’homme aux cloportes n’avait pas choisi ce terrain au hasard et Samantha s’en rendit compte avec horreur : le sol maléable était composé de sable et de terre fine encore sèche. Pour la première fois depuis longtemps, Samantha sentit sa poitrine se comprimer et sa gorge s’assécher. Le poison de l’angoisse s’insinuait de nouveau dans ses veines.

   Corentin attendait Sam en plein milieu du terrain. Son corps n’était plus recouvert qu’à moitié de cloportes  désormais, dévoilant ainsi son costume simplement composé d’un t-shirt et d’un pantalon. Sur son visage et dans ses cheveux, une dizaine de bestioles courraient, lui donnant un aspect dérangeant, tout en contraste avec sa beauté et son charme naturel. Dans d’autres circonstances, il lui aurait sans doute plu.

   Corentin lança un large sourire à Samantha.

   — Tu veux retenter ta chance ?

   Samantha déglutit. Et si elle perdait ?

   Non Sam, ressaisie-toi, tu es plus forte que lui.

   Elle posa un premier pied dans le terrain vague. Le sol était, comme elle le craignait, meuble. Corentin attendait, et aucune de ses bestioles ne semblaient s’animer.

   La mer est loin, son contrôle s’est affaibli.

   Elle avait l’avantage et le savait ; et pourtant, ses pensées étaient ternies par la peur. Hésitante, Samantha avançait de pas prudents, levant haut les jambes, les baissant avec lenteur, le tout lui donnant une allure ridicule avec l’armure. Corentin attendait, encore et encore, serrant seulement les poings. Elle s’approchait, pendant qu’il fixait ses mouvements. Elle s’arrêta quelques secondes, n’étant plus qu’à quelques mètres de lui, et l’observa. Il lui lança un sourire narquois. Aussitôt, en effectuant un geste simple de la main, il envoya ses forces sous terre. Le sol commença à bouger sous le pied de Samantha et elle imagina la fin. Son cœur s’arrêta, et même sous son armure, elle sentit la sueur couler le long de sa colonne vertébrale. Ses yeux se fermèrent.

   C’est fini, Sam.

   Elle pensa à Lucie, à Sophie, à Edmond, à Rose et à tous les autres. Quelle déception ils auront à son égard. Et si elle ne les revoyait même pas ?

   Elle se sentit vaciller.

   Et…

   Rien. Rien du tout. Samantha rouvrit les yeux. Le sol n’était pas assez meuble. Il n’y avait pas assez de cloportes. Ses pieds ne s’étaient enfoncés que d’à peine quinze centimètres. Elle souleva sa jambes facilement, seulement ventousée par un peu de boue. Reposant ses yeux sur Corentin, elle s’aperçut qu’il était en pleine fuite, courant en direction d’une vieille cabane délabrée.

      — AH LE MARAUD !

   Piquée par sa ruse, Samantha utilisa toute sa vitesse et bondit littéralement sur le terrain pour rattraper son adversaire. Corentin se retourna et appela de nouvelles forces tout en continuant de courir ; l’endroit, plus humide, regorgeait de petits arthropodes. Rattrapé par Samantha, il s’arrêta, laissant les animaux recouvrir son corps. Son bras s’allongea en une sorte de gros marteau fait de bestioles, qu’il projeta sur la chevaleresse quand elle fut assez proche. Le coup brutal projeta Sam en arrière. Le marteau explosa avec l’impact et les millions de cloportes qui le composaient se regroupèrent pour rejoindre leur maître et reformer son armure visqueuse. Sam se rattrapa en flip arrière et atterrit sur ses jambes, un genou touchant terre ; elle se releva, rageuse et prête à en découdre ; elle fendit l’air avec son épée, et Corentin prolongea son bras en une longue lame qui s’entrechoqua avec. L’épée de Samantha pouvait trancher la plupart des matériaux, et celui-ci ne dérogeait pas à règle, mais sa visquosité freinait ses coups et l’épuisait peu-à-peu. L’aube était trop lointaine pour pouvoir recharger ses batteries. La lame de Corentin se brisa comme le marteau, avant de fusionner de nouveau avec son armure. Deux nouvelles lames prolongèrent ses avant bras, bloquant en croix un coup dévastateur que Samantha lui portait à la tête avec un élan sauté, les deux mains sur la poignée de son épée. Corentin pivota en même temps, laissant retomber Samantha sur sa gauche. La jeune femme courba un coup tranchant dans sa direction et il eut juste le temps de baisser la tête. Il monta devant lui un mur-bouclier de cloporte que Samantha brisa aussi sec. La chevaleresse était hanté d’une telle rage que Corentin commençait à manquer de rapidité, et blanchissait à vue d’œil. Il bloqua un nouveau coup avec une lame, tenta un coup de masse en plein dans son torse qui explosa sur Samantha sans lui faire le moindre dégât, le coup étant trop proche et l’arme pas assez lourde. Samantha agrippa alors Corentin par le cou et le souleva. L’homme tenta de se libérer de son étreinte, tirant sur les doigts de Sam, battant des pieds, en vain. Elle ressentit sa peur, lut dans ses yeux l’angoisse de la mort. Quelque chose… quelque chose déjà vécu. Un flash de souvenirs brouilla la vision de Samantha, hérissa les poils de sa nuque : elle flancha, un instant, juste assez pour lâcher un peu de sa prise. Corentin en profita pour se libérer, tomba à terre et lança immédiatement une salve de cloportes renverser Samantha. Aussitôt, les cloportes retournèrent la terre et enfoncèrent l’armure de la jeune femme de quelques centimètres, juste assez pour l’empêcher de se relever. Les cloportes montèrent vers le bras de Corentin, et bientôt toute son armure visqueuse de bestioles forma un immense marteau au bout de sa main, marteau qu’il tint au dessus de sa tête. Il fixa Samantha d’un œil fou, et abattu son arme de toutes ses forces en pleine poitrine. Le coup fit vibrer l’armure de Samantha, lui coupant un instant sa respiration, l’enfonçant un peu plus dans le sol. Les cloportes refirent le même chemin, rejoignant le bras de Corentin pour reformer le marteau. Il l’abattu de nouveau. Le coup résonna encore et Samantha vu un instant trouble, lui provoquant un mal de crâne violent. Corentin rappela ses cloportes pour lui assener un troisième coup. Samantha ne bougeait pas.

   Le ciel était noir d’encre, et les éclairs roses brisaient les nuages à intervalles réguliers, flashant Corentin en des images terrifiantes. Le tonnerre grondait dans l’obscurité, en colère.

   L’angoisse reprit de nouveau corps avec Samantha. Mourir ainsi ? Quel ridicule. Battue part des bestioles, de misérables insectes, contrôlées par un bellâtre. A quoi bon lutter ?

   Le coup frappa de nouveau en plein contre son torse, provoquant cette fois-ci une douleur cuisante dans ses seins. L’armure avait dû s’enfoncer un peu, car la douleur persista. Samantha resta cependant immobile, ne faisant pas le moindre effort, les bras ballants plantés dans la terre, sa main droite tenant encore mollement son épée.

   Tu es inutile. Tu n’as pas ta place ici.

   Même avec l’armure, le plus puissant de tous les artefacts, elle n’arrivait qu’à être indigente. A quoi bon lutter ?

   Corentin réunissait une dernière fois ses forces. L’averse avait trempé ses cheveux noirs, et il était maculé de boue sur le torse et les bras. Un peu sur ses joues aussi.

   Dommage, il était vraiment beau.

   La pluie ne baissait pas en intensité, et elle martelait l’armure à un rythme effréné. Le tonnerre gronda encore, protestant. Elle imagina Rose la récriminer. Ah, Rose ! Rose et sa Sophie. Et Lucie ; Lucie et son Edmond.

   Pourquoi son cerveau divaguait ainsi ? Etait-ce ainsi que l’on attendait la mort ?

   Avoir quelqu’un, quelqu’un qui nous aime, comme eux, s’aurait été bien. C’est quelque chose qu’elle aurait voulu connaître. L’étreinte. Les caresses sur la peau. Même cette manie de se faire des « bisous ». Quelle sensation cela donnait-il ? Oui, elle aurait voulu connaître ça.

   Non, elle voulait connaitre ça.

   L’angoisse se brisa comme la lame brisa le marteau de cloportes. Animée d’une résolution saisissante, Samantha s’était relevée d’un bond et avait brisé la masse en deux, laissant Corentin nu et sans défense. Elle le poussa d’un puissant coup d’épaule et le jeune homme roula à terre sur plusieurs mètres.

   C’est dans ta tête tout ça ! Dans ta tête !

   La chevaleresse agrippa son épée à deux mains, et d’un pas décidé, s’avança là où s’était arrêté Corentin. Il semblait encaisser douloureusement le choc, mais se releva tant bien que mal à son approche. Terrorisé, il leva les bras pour donner des ordres à ses larbins. Les cloportes s’agglutinèrent sur les jambes de Samantha, l’immobilisant temporairement, permettant à Corentin de reprendre son souffle et de s’échapper vers la cabane dans laquelle il pénétra. Samantha coupa les liens qui la maintenaient immobile à grands coups d’épée. Observant son armure, elle constata l’enfoncement sur son sein gauche, se demandant comment elle ne ressentait pas plus de douleur. Les jambières et les bras comportaient aussi de multiples bosses, et l’éclat du métal ne reflétait plus que l’argent. Quand au manteau de plumes vertes, n’en parlons pas, il était maculé de boue. L’épée aussi s’était ternie, sans perdre pour autant de son redoutable tranchant.

   Samantha leva les yeux vers la cabane et s’y dirigea, prête à en finir.

   Le baraquement était à deux doigts de s’écrouler. Les planches cassées étaient recouvertes de lierres et de mousse qui maintenaient l’ensemble debout. La porte était entre-ouverte et Corentin avait réussi à se faufiler dans l’interstice qui était bien trop fin pour Samantha et son armure. Tirant un coup sec dessus, elle en cassa une partie, créant un trou assez grand pour pouvoir passer à l’aise. L’espace était sombre, sentait la terre humide et le moisi, et une fine poussière tombait des poutres rongées par les champignons. Le toit comportait de multiples trous aux travers desquels on apercevait l’éclat rouge des éclairs dans le ciel. Au fond, elle l’aperçut ; Corentin, dans une sorte de transe, les bras légèrement levés, appelant une nouvelle armée qui ne se fit pas attendre. Au travers du lierre et de la mousse, dans les interstices du bois humide, dans le sol jonché de terriers, des millions de petits pluripattes sortirent, en rang d’oignons, se dirigeant vers Corentin, montant sur ses pieds, ses jambes, son corps, lui reconstituant une armure visqueuse et noire. La masse animale était encore une fois imposante, les arthropodes tombant les uns sur les autres ; une marée vivante, qui montait, montait.

   Je... je déteste ces bestioles.

   Il fallait se rendre à l’évidence ; Samantha n’avait plus la force nécessaire pour venir à bout d’un Corentin en pleine puissance. Son armure était vide. Elle-même ressentait une fatigue lasse.

   Corentin ouvrit alors les yeux, et sourit, sourit d’un sourire triomphant et arrogant. Cela le rendait horriblement charmant.

   — Un petit troisième round ? Qu’on sache enfin lequel de nous deux est le meilleur ? dit-il avec défi.

   Il… il…

   Encore une fois, Samantha sentit son cœur s’arrêter, sa tête vaciller légèrement. Si elle était si forte, pourquoi n’arrivait-elle pas à le vaincre ?

   — Alors mon grand, tu es prêt ?

   Il… il pense que je suis un homme ?

   Les arthropodes montaient désormais jusqu’aux épaules de Corentin, et ses bras en étaient recouverts.

   Il ne me voit pas comme je suis. Il n’a aucune idée de…

   Ils atteignaient désormais son cou, grimpaient derrière sa nuque.

   Il me considère comme son égal. Il ne voit pas de différence. Il n’y en a pas.

   Corentin la fixait, prêt à en découdre, reformant une masse au bout de son bras.

   Le physique ne compte pas. Ce n’est pas un combat physique.

   On ne distinguait plus le visage de Corentin.

   Son contrôle. Mes angoisses. Tout est dans la tête. Tout est dans la tête.

   L’illumination réchauffa l’âme de Samantha. Elle observa les alentours, remarqua au dessus de Corentin une poutre délabrée, tenant grâce aux lierres. Juste au dessus de sa tête. Ni une, ni deux, Samantha moulina sa lame, l’agrippa de ses deux mains par la poignée et assena des coups horizontaux sur les poutres qui encadraient la porte.

   — Qu’est ce que tu fais ? demanda Corentin incrédule.

  Trois taillades suffirent. Les gonds cédèrent, emportant avec eux les lierres, les poutres, dont celle au dessus de Corentin qui se balança et le percuta en pleine tête. Le reste du toit s’écroula sur eux deux. Un épais nuage de poussière s’éleva, et pendant de longues secondes, Samantha ne perçut plus ce qu’il y avait autour d’elle. Quand le brouillard se dissipa, elle remarqua que tous les cloportes repartaient dans diverses directions. Corentin gisait, au milieu des débris, la tempe ensanglantée, inconscient. Samantha se dégagea, s’approcha de lui et déblaya tout autour, désencombrant son visage et le haut de son corps. Elle appliqua sa main sur sa blessure, vidant le reste d’énergie de son armure pour atténuer la plaie, puis joua dans ses cheveux bruns, observa si d’autres blessures étaient à déplorer.

   Oui, bon. C’était un bel adversaire. Vraiment bel.

   Elle souleva son corps des débris, le posa sur son épaule comme un simple baluchon, et s’éloigna de la cabane écroulée. Quand elle fut sur la terre ferme, elle ôta son casque, humant l’air humide, appréciant la pluie sur ses cheveux noirs et son visage blême. Ses beaux yeux rouges regardèrent le ciel, embrassant l’embrasement des nuages comme la célébration de sa victoire. Elle attacha le heaume et l’épée au ceinturon de ses hanches, fouilla dans les poches de Corentin pour en extraire un petit objet ressemblant à un stylo –un des fameux détonateurs-, et s’en retourna vers le point de rendez-vous, trimballant sa proie vaincue sur son épaule.

   Arrivée la première, elle déposa Corentin au sol, près de la 405. La pluie avait cessé, et l’orage s’en allait au loin. Samantha arrangea ses cheveux, se délia les muscles. Elle n’avait plus qu’une hâte : ôter son armure et prendre une bonne douche chaude aux doux parfums de fleurs. Finalement, elle s’était faite à la vie moderne. Elle avait sa place ici.

   Des pas résonnèrent derrière elle. Rachid et Rose, dont les costumes étaient sacrément amochés, revenaient. Mais ils revenaient sans Ernest.

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