29. L’Homme dans le Vent

Il était une fois les petites tentes des Scribes qui s’éteignaient une à une.

Il était une fois une tente qui restait lumineuse. Celle d’Alyz.

Il était une fois une revanche.

 

- Alors comme ça tu reste avec elle, maintenant ? demanda Abeln en bougeant un pion.

- J’avais pas le choix, bougonna le Perce-Magie en faisant cliqueter ses petites pièces, y a un autre crétin qui m’a abandonné, si tu vois ce que je veux dire... 

- May’ké, sérieux, tu m’en veux tant que ça ?

Le Perce-Magie ne répondit pas et continua de bricoler. Il avait beau rester dans son coin comme d'habitude, Alyz sentait qu'il était plus réceptif aux discussions. Certainement parce qu'Abeln était à côté.

- May’ké, arrête de bouder et viens m’aider à la battre, je suis trop nul, moi... supplia Abeln qui se prenait la plus grosse défaite qu'Alyz n'avait jamais infligée.

Mais contre toute attente, le Perce-Magie interpella la stratège et non Abeln.

- Alyz ?

- Hmm ?

- Est-ce que c’est normal que le prince soit pas encore rentré ?

Alyz fut vraiment étonnée qu’il se préoccupe du prince. Il ne semblait pourtant pas le porter dans son cœur... Pourquoi s'en souciait-il maintenant ?

- Oui, ne t’en fais pas, le rassura-t-elle, ça lui arrive souvent de se balader seul. Parfois il disparaît pendant des journées entières ! Et après, c'est moi qui me retrouve à lire des histoires aux enfants... Enfin j'y ai échappé, la dernière fois...

- Tu sais lire ? Comment ça se fait que toi tu saches lire et pas les autres enfants ? demanda Abeln.

La jeune fille sourit. Cela remontait à si loin. Il était une fois une petite fille aux boucles caramel. Elle répondit :

- Je suis née dans une famille bourgeoise d’Elnayr, mais après avoir effectué mes premiers dessins magiques, mes parents ne me voyaient plus et ne m’entendaient plus. Je ne maîtrisais pas mes pouvoirs et j’avais fait un dessin définitif. Au début, je restais quand même dans ma maison natale, mais au final, ça m’insupportait trop que mes parents me voient plus. Alors je suis partie et je me suis trouvé des amis dans les rues d’Elnayr. Après ça, j’ai gagné ma vie en disputant des parties contre des riches seigneurs qui voulaient vérifier les rumeurs. Celles comme quoi j’étais la fille la plus intelligente du monde. Enfin bref, voilà.

Abeln et May’ké la dévisageaient sans rien répondre. Ils ne savaient sans doute pas quoi dire. C’était une histoire triste, mais Alyz l’avait acceptée depuis longtemps.

- Désolé... ils répondirent simplement en chœur.

- C’est pas grave, finit par dire la jeune fille en accrochant son regard aux yeux hétérochromes du Perce-Magie. Au fait May’ké, ton histoire d’hier, elle était vraiment bien racontée.

Le Perce-Magie esquissa un vague sourire qui se termina plutôt en grimace. Avait-il aimé la raconter ? Difficile à dire.

- Merci.

- Quoi !? s’exclama Abeln, t’as raconté une histoire alors que j’étais pas là !?

- C’est qui qui s’est barré, déjà ?

Alyz leva les yeux au ciel. Impossible de disputer une partie, avec ces deux-là.

 

Il était une fois une partie qui ne se termina pas.

Il était une fois la dernière tente qui s'éteignait.

Il était une fois Alyz qui avait décidé de ne pas attendre le prince pour ce soir. Elle avait eu tort.

 

 

Abeln se faufile sous la grosse couverture de laine et May’ké finit par se coller à lui.

Le feu dépose des lueurs chaudes sur leurs visages.

- Eh, May’ké, murmure Abeln. Regarde, je t’ai amené ça.

Il fouille dans sa poche. C’est pas facile, en étant couché.

Et finalement il en ressort un petit objet, mais May’ké n'arrive pas à voir ce que c’est. Tout est trop flou. Beaucoup trop flou.

C’est seulement lorsque Abeln le dépose dans ses mains que May’ké comprend de quoi il s’agit.

Une petite horloge. Toute petite.

May’ké sourit et enserre le petit objet froid. Il sent les secondes qui frappent contre ses paumes.

- Je l’ai trouvée sous un bureau. Je me suis dit qu’elle te plairait.

- Tu sais que je vais certainement la démonter ?

- Ça m’est égal. Tant que tu fais ce que tu veux avec.

- Je pense que je vais remplacer les aiguilles, j’en ai des en meilleur état.

Abeln se rapproche de lui et le serre dans ses bras. Et cette fois-ci, May’ké n'hésite pas à lui rendre son étreinte. Il est vraiment trop content de le revoir.

Et ils restent comme ça toute la nuit.

Autour de May’ké se dresse encore le champ d’herbes jaunes, les montagnes et surtout, la ville de Domélyl au loin.

Autour de lui tout est silencieux. Beaucoup trop silencieux.

Il est dans son rêve. Son faux rêve créé par la Fillette dans le Vent.

La gamine est assise juste à côté de lui. Ses cheveux lui fouettent le bras.

- Tu vois, il t’avait pas oublié, elle dit avec un sourire jusqu’aux oreilles.

- Je t’emmerde.

Ignorant sa réplique, la petite fille s'exclame :

- Bon, aujourd'hui, on va rendre visite à quelqu’un, d’acc ?

- Qui ?

- Le chef de la sécurité de la Tour. On va lui demander les positions des Anges postés.

Ah d'accord. C’est vrai que vu comme ça, c’est pas si idiot, d’entrer dans les rêves.

- Euh Eivind ? demande May’ké. Comment on saura si c’est vraiment les bonnes positions ? En rêvant, il pourrait dire n’importe quoi...

- Les Anges rêvent rarement de n'importe quoi. Du moins leurs actions sont toujours très précises. Je suis presque sûre que ça marchera !

- Ah...

- On essaie et tant pis si ça marche pas, tranche la fillette en claquant des doigts.

Le champ d’herbes jaunes laisse place aux murs scintillants de la Tour.

Ils sont assez moches.

Moins jolis que l’herbe en tout cas.

Bref, je m’égare.

- Regarde ! C’est lui ! s’exclame Eivind en pointant un Ange du doigt.

C’est un Ange assez âgé, mais pas autant que Terels. Son visage parfait est quand même un peu plus rond que celui des autres Anges. Il est en train de trier des documents.

Décidément, les Anges font vraiment des rêves ennuyants à mourir...

- Allez, vas-y, May'kinou ! l'encourage Eivind.

Mais le Perce-Magie n'ose pas avancer de plus de dix centimètres. Il ne sait pas comment faire pour soutirer des informations.

- May’ké, on a rien à perdre ! Au pire, c’est pas grave, si on loupe !

Bon, d’accord...

May’ké s’approche du rêveur.

- Euh bonjour, comment allez-vous ? demande May’ké en s’efforçant de ne pas parler trop vite.

L’Ange le dévisage. C’est vrai que c’est pas tous les jours qu’on voit un squelette qui marche, hé hé hé.

- Oui, je vais très bien, il finit quand même par répondre avec un regard scrutateur. Qui êtes-vous ?

- May’ké. Je m’appelle May’ké. Et vous ?

- Amirine. Enchanté, répond l’Ange qui semble être tout sauf enchanté

- Excusez-moi, mais j’aurais besoin que vous me rendiez un petit service...

- Dites-moi et je verrai ce que je peux faire.

- Est-ce que vous pourriez me dire comment sont postés les gardiens de la Tour ?

- Et pourquoi je le ferais ? Et si vous étiez un espion ?

- Pas du tout, c’est juste que j’en ai besoin pour... organiser les patrouilles des Anges...

- Vous mentez. C'est moi qui assigne les postes.

May’ké le dévisage froidement. De son œil bleu, de son œil sombre.

Il est frustré, mais il ne sait pas trop s'il s'en veut à lui même pour ne pas avoir réussi ou s'il en veut à l'Ange -qui en réalité à tout à fait raison de se méfier de lui-. 

Son visage ne trahit aucune expression -normal, c'est le Perce-Magie-.

Si ce n’est ses lèvres qui frémissent de mécontentement.

De sa voix caverneuse, il s’exclame :

- Donne moi les positions des gardiens de la Tour.

Le temps semble s'être arrêté. Plus personne ne parle.

Eivind dévisage May'ké.

Elle le dévisage avec de grands yeux apeurés.

Parce que les cheveux du Perce-Magie sont secoués par une énorme rafale.

Ils virvoltent, virevoltent.

Et elle, elle a perdu la brise qui l'accompagnait depuis toujours.

May'ké lui a volé son pouvoir de cauchemar.

- D’accord, répond l’Ange, influencé par ce nouveau pouvoir naissant.

Le décor change, se transformant en une espèce de bureau. L’Ange prend une feuille qui apparaît comme par magie et griffone un schéma.

- Voilà, dit l’Ange en donnant la feuille à May’ké. C’est les positions pour les trois prochains mois.

May’ké fixe la grande feuille qui marque un tournant décisif dans la suite de leurs opérations.

Trois mois.

Ils ont trois mois pour infiltrer la Tour.

- Merci, répond May’ké, euh… Bonne nuit.

L’Ange n’a pas le temps de répondre que les deux intrus disparaissent de son rêve. May’ké sent les herbes frôler ses jambes.

Ils sont de retour dans son rêve à lui. Et le vent est retourné chez la Fillette dans le Vent.

- May’ké... Comment t’as fait ça !?

May’ké ne répond pas. Parce qu’il n'en sait rien.

C’est elle le cauchemar, pas lui. C’est elle qui devrait savoir comment il est devenu un cauchemar pendant trois secondes.

- May'ké, si ça se reproduit, n'influence plus jamais les réflexions d'un rêveur ! Il peut devenir fou, après !

May'ké ne répond toujours rien.

Ils ont fait ce qu'ils avaient à faire, qu'ils passent à la suite.

- Bon, pas grave, tranche Eivind. On s'en fiche, on a les positions des Anges de la Tour. Mémorise la carte et réveille-toi !

- Attends mais c’est méga compliqué, son truc... Comment tu veux que je retienne tout ça !?

- On a qu’à se les partager... Moi je retiens ceux du haut !

- C’est de la triche, t’as pris les plus faciles !

- Oui, mais je suis qu’une petite fille et toi, t’es un adulte !

- Je croyais que t’avais plus de mille ans...

- Bon, ok, je prends ceux du bas... râle la fillette.

- Non, mais en fait, je préfère ceux du bas.

- May’ké t’es vraiment trop chiant...

- Je sais, je me venge de toutes le fois où tu m’as fait pleurer.

Après cinq va-et-vient entre son rêve et la réalité, ils ont enfin réussi à reconstituer une carte.

Alors May’ké sort de la tente d'Alyz et s’enfonce dans l'obscurité d'Arkeide avec sa précieuse feuille. Il doit la donner à Terels.

Mais pas tout de suite.

Avant ça, il doit vérifier un truc. Il traverse trois rues et grimpe la petite échelle qui mène à son repère.

Eivind est déjà là -elle a fait super vite !-.

Et Naomind aussi est là.

Et il y a aussi une troisième personne.

Une personne inerte sur le sol.

Le prince Arkaël.

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