Le prince Arkaël est effondré sur les planches de bois.
Et l’Enfant au Bâton d’Encre se tient près de lui.
- Il est mort ? demande le Perce-Magie comme s’il n'y avait rien de surprenant à voir un cadavre chez-soi.
- Tu crois vraiment qu’on l’aurait fait venir à Arkeide pour le tuer ensuite ? rétorque la Fillette dans le Vent. Il est vivant, mais il se réveillera pas avant un bon moment. Tu t’inquiétais pour lui ?
- C’est pour Alyz que je m’inquiétais. Je suis pas sûr qu’elle saurait quoi faire sans lui, répond le Perce-Magie en s’approchant.
C’est à ce moment-là qu’il remarque que l’Enfant au Bâton d’Encre est en train de réaliser un minuscule dessin sur la nuque de l’homme inconscient. May’ké se penche et le déchiffre.
Des courbes rebondies, des vagues menaçantes, des pointes effilées.
C'est complexe, mais le Perce-Magie arrive quand même à le lire.
Il sait lire tous les dessins de l’Enfant au Bâton d’Encre.
Celui-ci sert à effacer la mémoire. A effacer tous les souvenirs en lien avec l'Enfant au Bâton d'Encre. Arkaël perdra sa plus grande découverte. Celle du petit garçon muet.
- Comment il a su que j'étais en lien avec Naomind ? demande May’ké à Eivind.
- Il a des informateurs. Des informateurs très doués. Mais on s’en est débarrassés, il en a plus un seul ! répond la petite fille toute joyeuse.
Ok. May'ké n'a pas besoin de précisions pour comprendre qu'ils ne sont plus de ce monde. Il demande :
- Et vous avez pas peur qu’il voie le dessin ? Ou quelqu'un d'autre ?
- Il a ses cheveux devant, personne le remarquera. Juste, est-ce que tu peux le surveiller un instant ? On doit préparer un truc. C'est pour pouvoir l'amener dans la tente des Scribes sans être vus...
- Il se réveillera pas, hein ?
- T’inquiète ! T’as peur de lui ?
- Bah... Il est un peu bizarre, quand même...
- De toute façon, il a même pas de bras, qu’est-ce qu’il pourrait te faire ?
- Je suis sûr qu’il me mettrait par terre d’un seul coup de pied...
- Personne peut te battre à Arkeide, May'ké. Bon on y va, à plus !
Les deux enfants partent et laissent le Perce-Magie seul. May’ké entend les petits pieds de Naomind qui galopent sur l’échelle.
Il baisse les yeux sur le prince toujours inconscient.
L’Enfant au Bâton d’Encre a dû légèrement défaire sa tunique pour dessiner, dévoilant légèrement ses membres.
May’ké distingue les moignons qui dépassent.
L’un de ses bras parvient à peine à la hauteur du coude. L’autre est absolument inexistant. Il n'y a que l'épaule.
Arkaël Sans-Mains n’a vraiment pas de mains.
Le Perce-Magie n’ose pas imaginer à quel point le prince a dû souffrir. Un homme sans mains dans un royaume aussi arriéré que celui des Scribes.
L’enfer infernal.
May’ké s’approche de la grande fenêtre qu’il avait construite auparavant, lorsqu’il était encore capable d’escalader les murs de bois, suspendu au dessus du vide.
Il admire le quartier d’Arkeide. Son quartier.
Et dire qu’il y a à peine deux ans, il était encore tout seul.
Tout seul, tous les jours.
Il passait ses journées à déambuler dans les rues vides et sombres sans penser une seconde qu’il reverrait un jour des gens. Maintenant, il y a des Anges et des Scribes.
Tout a changé si vite.
Mais il doit admettre que c’est pas si mal. Il est quand même moins seul.
May’ké admire Arkeide.
Son quartier.
La Tour était belle et détestable. Si belle et si détestable. Malgré tous ses efforts, Terels ne pouvait s’empêcher de l’admirer. Il ne devait pas, elle l’avait détruit, elle avait détruit toute sa vie. Mais il ne pouvait taire tous les enseignements que l’on lui avait inculqué depuis sa plus tendre enfance. La Tour est parfaite. La Tour est la plus sublime des créations. La Tour est immortelle. Au milieu des pensées du vieil Ange, une lueur apparut dans son champ de vision. Dée.
- J-ai-m-e-r-ais-t-e-p-a-r-l-er, commença la petite fée.
- Oui ?
- En-s-i-gn-aux-l-u-m-i-n-eux.
- Qu-est-c-e-qu-i-l-y-a ?
- J-e-n-ai-m-e-p-as-l-e-p-r-in-c-e.
- C-est-t-oi-qu-i-l-as-f-ait-v-e-n-i-r, répondit l'Ange.
- J-e-s-ais-j-e-r-e-g-r-e-tte.
La petite fée sembla chercher ses mots. Ou plutôt ses lumières.
- D-é-b-a-r-a-ss-ons-n-ous-d-e-l-ui.
Elle le regardait de ses yeux sombres. Dée avait donc changé à ce point. Sans qu'il ne s'en apreçoive. Terels ne la connaissait plus, il s’en rendait compte, à présent.
- N-on, répondit Terels. C-est-ho-rs-d-e-qu-e-s-t-i-on.
La petite fée resta figée, ne sachant quoi répondre. Et Terels reprit :
- N-ous-f-e-r-ons-é-qu-i-pe-a-v-e-c-l-es-S-c-r-i-b-es-j-u-s-qu-au-b-out.
- P-ou-r-qu-oi !?
Terels respira un bon coup. Comment lui expliquer cela ? Comment ?
- M-a-f-in-est-p-r-o-che-j-e-v-ais-b-i-en-t-ôt-m-ou-r-i-r.
La petite fée ouvrit de grands yeux.
- L-o-r-s-que-j-e-n-e-s-e-r-ai-p-l-us-l-à-qu-i-g-è-r-e-r-a-l-a-R-é-s-i-s-t-an-c-e ? L-e-P-e-r-c-e-M-a-g-ie-s-ait-à-p-ei-ne-m-a-r-ch-er. A-b-e-l-n-n--en-a-r-i-en-à-f-ai-re-d-e-l-a-p-o-l-i-t-i-que. Et-l-es-au-t-r-es-An-g-es-n-e-s-ont-qu-e-d-es-s-u-i-v-eu-rs.
Terels baissa les yeux.
- Et-t-oi-t-u-es-u-ne-p-e-t-i-te-f-ée-m-u-e-tte.
Dée pleurait. Elle pleurait de rage, de dégoût, de haine. De honte. Terels reprit :
- N-ous-au-r-ons-b-e-s-oin-d-u-p-r-in-c-e.
Terels contempla le sol durant de longues minutes. Le gravier du stade était humide, ce qui lui conférait une teinte plus sombre que d'ordinaire. Et lorsque l'Ange releva les yeux, il se rendit compte un peu tard que Dée était partie. Ses mains se crispèrent à la barrière et il pleura à chaudes larmes. Des larmes si rares. Des larmes si belles. Il avait oublié à quel point elles étaient chaudes et salées. Des questions amères l'assaillirent sans qu’il ne parvienne à les réprimer. Pourquoi devait-il se retrouver aussi seul ? Pourquoi même Dée ne partageait-elle plus son point de vue ? La dernière question franchit les barrières de ses neurones pour exploser dans sa boîte crânienne.
Pourquoi l’Enfant au Bâton d’Encre ne voulait-il plus l’aider ?
Le vieux magicien pensait ne plus jamais pouvoir se remettre de cette tristesse. Mais après quelques minutes, il parvint à se redresser et à faire quelques pas. Et lorsqu'il entra dans la petite loge qui lui servait de chambre, il n’en crut pas ses yeux. Une carte. Une carte indiquait toutes les ouvertures de la Tour ainsi que toutes leurs heures.
Le lendemain se lève sur Arkeide.
Terels a convié tous les résistants dans le stade.
Le prince Arkaël est là, lui aussi. Il s’est réveillé ce matin-là sans aucun souvenir du soir de la veille.
Lorsque les Résistanges commencent à se regrouper, Abeln se retourne vers le Perce-Magie.
- May’ké... Est-ce que tu veux que je reste ? il demande.
- Non, vas-y, c'est pas à moi de décider ce que tu dois faire. Tant que tu reviens après.
Abeln sourit et l’embrasse sur le front.
Et c’est ainsi que les Anges repartent.
Ils partent attaquer la Tour.