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Troisième face à face avec la toile. J’ai mangé vite pour être à l’heure au rendez-vous de l’âme. Me voilà donc, épuisée mais me voilà : je suis devant ma révolte, je suis devant ma passion, je suis devant mon indignation. Devant mon gouffre – et je vais plonger. Je m’accorde toutefois quelques minutes de répit avant de commencer parce que là, j’ai trop une sale gueule.

Ce matin, j’ai raté mon bus car je regardais l’aube. Je me suis endormie sur le rebord de la fenêtre, face au ciel resplendissant et me suis réveillée en retard.

 

Je regardais l’aube.

Un lever de jour pareil n’est pas censé exister en automne. Il s’agissait d’une aube dorée, grasse et ruisselante, pleine comme un fruit de jus, de sucre et de parfums. Assister à une pareille naissance du jour m’a fait croire qu’aujourd’hui serait différent. Différent en quoi ?

Je hausse les épaules. Mes boucles frissonnent. Pour le moment, ma routine s’est révélée imperturbable, loyale comme un chien. Ma colère aussi m’est fidèle… Alors explorons-la.

Encore.

Encore.

Tuons en nous l’enfant qui pleure, et son âme jaillira palpitante, surnaturelle, ailée et pressée de prendre son envol… Elle s’enflammera en comète. Tuons l’enfant, renaîtra le phénix. Tuons-nous.

 

 

La femme danse. Elle est souple comme de l’eau. À la fois féline, florale et gracieuse, elle semble se dissoudre puis se recomposer indéfiniment.

La musique l’enveloppe – la musique qui, sur son corps, imite la sensation du vent des soirs d’été. La musique la traverse et l’enrichit.

La danseuse est belle à se briser le visage. Ses veines, ses bras brillent bleus et argentés sous les néons. Je l’admire tellement que je voudrais m’éclipser. Ou la faire disparaître, elle.

Sur mon siège de spectatrice, mon corps se convulse, se rétracte tellement le sien resplendit. J’ai dans la gorge des concentrés de salive pâteuse et de petits cailloux. Comment est-ce possible d’être aussi souple, d’être aussi mince et aussi musclée ? Où sont passées ses formes ? Pourquoi, avec les miennes qui affleurent, n’ai-je donc rien de féminin ? Car la danseuse, elle… elle représente la femme dans sa quintessence ; sucrée, évanescente…

Je veux lui ressembler. Je dois lui ressembler. Je mangerais le moins possible. Je boirais beaucoup d’eau sans jamais y mêler de sirop de menthe. Dans un premier temps, je ferais deux heures de sport par jour. Puis trois. Puis cinq. Il faut que je sois belle, il faut que je sois elle, que je sache danser, fondre, rejaillir aussitôt… Flotter. Magnifier une douleur à force de ronds de jambes, de ronds de bras – à force d’ondulations féeriques par tout le corps. Être céleste. Être inhumaine. Travailler au point de n’en plus transpirer – fini les sécrétions, fini la pilosité, fini la masse, fini la gravité… Danser. Danser ou disparaître.

Être elle.

 

Je n’ai ni dansé, ni disparu. En revanche, je me suis affamée pendant des mois. J’ai fréquemment perdu connaissance – fait peu pratique pour débuter une carrière de danseuse. De sévères troubles du comportement alimentaire ont été développés et ils me rongent encore, bien qu’ils soient aujourd’hui assourdis.

En réalité, je n’ai jamais été passionnée de danse. Bien sûr ! Ce serait trop simple. Derrière toute cette pagaille et toute cette haine de soi, il n’y avait qu’un but, un seul : devenir une vraie femme.

Une vraie femme. Si éloignée, si aérienne qu’on la croirait vaporeuse, n’est-ce pas ? Faite pour être belle, éphémère, pour ne pas prendre de place. Cet éclat de jeunesse, de fraîcheur, de pureté et de grâce que l’on perçoit chez les danseuses classiques, envié par tous et qui, à tout instant, risque la souillure, le déclin… Ce délicieux éclat de féminité…

Être femme.

Je mutile ma toile. Je m’en veux de m’être laissée avoir.

Être femme, se donner à un homme pour n’être plus qu’une chose.

Une chose, et rien de signifiant.

 

 

Mon souffle est resté trop longtemps suspendu. La peinture, dorénavant, est minée d’entortillements, de circonflexes et de pluies cinglantes au feutre noir épais. La guérison que, la veille encore, je croyais percevoir, demeure partielle. Il y a trop de choses en moi et dans le monde qui ne vont pas, et qui, ce faisant, la rendent inconséquente.

Je pose mon front contre la toile. Ah, son contact rugueux, empoisonné de couches de pétrole coloré, odorant… Ah, ma respiration qui se calme… et se précipite à nouveau ! Je ne suis pas seule dans cette pièce. Pourtant, sur mes joues, des larmes ont marqué leur sillage. Je tremble à n’en plus finir. Des ombres monstrueuses me recouvrent. Dans quel état les gens de la salle d’arts m’ont-ils vu ? Et qu’en ont-ils pensé ? Toujours cette rousse solitaire et torturée… Un cliché sur pattes… incapable de tenir une conversation, mais pleurer devant tout le monde, ça, elle sait y faire… Qu’a-t-on déduit de ma faiblesse ?

— Hé, Astrée…

Oh putain.

— Astrée…

Celui-là vient de Pustule. Mais l’autre… Une main baguée se pose sur mon épaule.

— Ta… ta peinture est magnifique, tu sais.

Je pousse un soupir, marmonne un « merci » puis me retourne. Phœbé retire vivement sa main. Elle roule des yeux, clopine d’un pied sur l’autre. Tandis que nos regards se croisent, son amorce de sourire fait naufrage.

— Oh. Je n’avais pas vu que… Je croyais que…

Apparemment, les larmes m’ont grignoté tout le visage. C’est à moi de bâcler un sourire, puis d’immobiliser l’esquisse de joie mal faite. Pustule est toujours là, derrière Phœbé ; ses tentacules occupent toute la pièce mais ne la touchent pas. Je suis au bord de la crise d’angoisse et ma camarade ne le remarque pas tout à fait.

— Je peux faire quelque chose ? me demande-t-elle.

— Bof.

— Tu préfères être seule… Je peux te laisser, hein. En tout cas, ne doute pas de la qualité de ton travail. Il est poignant… et pour toi aussi, on dirait.

Après un dernier sourire qui hésite, nerveux, elle tente de s’esquiver. Plus elle s’éloigne et plus le monstre se rapproche. Je suis de profil entre Pustule et ma toile balafrée, saignante, dégoulinante ou larmoyante, je ne sais plus… Il y a trop de giclements, de violence versée. Insoutenable, la création tient moins de la colère que de la blessure béante.

J’ai honte que Phœbé et d’autres aient assisté à cette opération à cœur ouvert. J’ai honte qu’ils reçoivent tous, de plein fouet, cet amalgame strident de souffrances en fusion.

J’ai tellement honte.

— Phœbé !

— Oui ?

Sa main est posée sur la poignée.

— En fait… en fait, j’ai besoin de compagnie… si ça ne te dérange pas, bien sûr ! Disons que… que mes nerfs sont sur le point de lâcher...Voilà.

Quelques secondes plus tard, sa main est revenue sur mon épaule. Sa main gauche sur mon épaule droite, avec deux bagues à l’index et une autre au pouce.

— A la base, dit Phœbé. J’étais venue pour te proposer un truc. Je sais que tu aimes bien être seule, mais mes potes et moi, on trouve que t’as grave l’air sympa, donc si tu veux, tu peux nous rejoindre dans le parc… On y est toujours entre midi et deux. En tout cas, tu t’incrustes quand tu veux !

J’acquiesce vaguement de la tête. La proposition est merveilleuse, mais je me trouve répugnante avec toute la sueur brillante sur mon front.

— Tu… tu penses que ma peinture est terminée ? je demande piteusement.

Hoquet d’épaules indécis.

— Ça peut. C’est toujours dur à dire, surtout pour les projets abstraits. Au pire, tu reviens à la récré. Avec le recul, la réponse te paraîtra plus évidente, tu ne crois pas ?

Revenir à la récréation. Laisser la création ici, à la vue de tous. À la vue de Monsieur Cernure, aussi. Je me mords les lèvres. Je respire un grand coup. Pustule s’est ramassé dans un coin. Sa figure grisâtre et boursouflée ne plisse pas de rictus. Revenir à la récréation. La peinture à la vue de tous.

— Ça va ?

— Oui, oui ! Tu peux rejoindre tes amis. J’arrive tout de suite.

Je saisis mon sac et y enfouis au hasard mon matériel à dessin. Mon cœur cogne ; il veut s’enfuir comme moi de cet environnement qui schlingue l’épuisement et les tourments spiralés. Je tourne le dos à ma toile et à mon mal-être. Puis j’emboîte le pas à Phœbé qui, sous sa maladresse, est définitivement sympathique. En plus, elle a un pin’s pansexuelle accroché à son sac.

 

 

 

FIN

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Nightbringer
Posté le 08/08/2024
Hello^^

Que dire de plus que dans mon précédent commentaire ? C'est merveilleux !

J'adore ta façon d'écrire les sentiments d'Astrée, j'adore ta façon de les rendre réels, de les étaler comme sur sa toile. Et puis l'on ressent si bien la force perdue, la détresse qui ressortent de ton personnage, c'est vraiment beau ! :))

Une fois encore, je suis ravie de toutes tes anaphores et autres petites répétitions, qui font ressortir l'aspect réflexif ainsi que le désespoir et la colère d'Astrée. Des mots parfois très simples, des phrases courtes, mais c'est si touchant...

Et puis, bien sûr, cette touche bonheur à la fin, ce petit éclat d'espoir que nous ressentons... C'est superbe !

Si je peux me permettre une toute petite remarque, je trouve que la réplique “Je suis rousse. Aucun rapport.”, au chapitre 2, n'est pas forcément idéale pour une enfant de cinq ans... Enfin, je crois que c'est le “aucun rapport” qui me déstabilise, surtout... Peut-être y aurait-il une autre façon de le formuler, plus “enfantine” ?

Oh, et le parallèle entre les chapitres 2 et 3, lorsqu'elle appelle Phœbé, est très beau également...^^

C'est drôle, je n'avais jamais pensé à écrire une nouvelle de cette façon, en trois parties complémentaires, tout en restant sur une histoire courte... C'est très intéressant ! Et tu le maitrises très bien, je trouve !^^ L'idée t'est venue de quelque part ? Ou fais-tu cela souvent ?

En tout cas, tu as une écriture magnifique, n'en doute pas un instant ! :))
Pluma Atramenta
Posté le 08/08/2024
Coucou !

Waw, mais tes commentaires sont tellement gentils! merci, merci beaucoup !! Je suis ravie que cette histoire t'ait plu <3

Oui, c'est vrai que ça paraît peu probable qu'une enfant parle ainsi. J'aime bien comment j'avais agencé ce petit dialogue maiiiis oui, la cohérence n'est pas là xD

Alors, l'idée de chapitrer la nouvelle m'est venue assez naturellement, car je voulais raconter l'histoire d'une ado qui, pendant trois jours, se rend à la salle d'art pla de son lycée pour dessiner sa colère. J'ai donc trouvé que scinder la nouvelle en trois était une bonne idée ; à chaque début de chapitre, c'est un jour nouveau et Astrée retourne à la toile…
Inconsciemment, l'idée me vient peut-être aussi de l'autrice Yoko Ogawa (que j'adore) qui écrit parfois des nouvelles avec chapitres...
Jusque là, je me croyais très mauvaise nouvelliste, et c'est mon premier projet nouvelle duquel je suis satisfaite ! A vrai dire, j'avais commencé à l'écrire en me rendant compte que j'étais chargée de colère, et qu'il me fallait l'expulser quelque part. J'ignorais totalement où tout cela allait me mener.
Je vais certainement renouveler l'expérience de la "nouvelle chapitrée", qui moi aussi me plaît beaucoup ^^

Merci encore pour tes commentaires et tes encouragements !
A bientôt <3
Pluma.

Nightbringer
Posté le 08/08/2024
Mais de riennn, c'est parfaitement mérité hihi :))

"J'ai donc trouvé que scinder la nouvelle en trois était une bonne idée ; à chaque début de chapitre, c'est un jour nouveau et Astrée retourne à la toile…"
>> Oooh d'accord ! C'est très intéressant, donc tu avais déjà l'idée de répétition de la journée en tête, en fait !^^ En tout cas ces chapitres c'est très chouette, et ça fait vraiment ressortir l'idée d'évolution dans le quotidien d'Astrée :))

Je ne connaissais pas Yoko Ogawa, j'irai jeter un œil ou deux...^^

J'ai hâte de découvrir tes réitérations !

À tout vite !
Prudence
Posté le 06/08/2024
Coucou Pluma,

Je trouve cette nouvelle bien différente de tout ce que tu as écrit auparavant. On reconnaît toujours ton style fort et imagé, mais les phrases paraissent plus fluides, et surtout, tout est plus direct. On ressent les émotions d'Astrée. On entre en empathie. Comme l'écriture s'est "simplifié" (par rapport à tes écrits précédents), l'émotion et le sens de chaque mot se condensent, on comprend mieux, on ressent davantage. Bref, ça se lit d'une traite.
Je trouve cependant que les dialogues tranchent avec la qualité de la narration. J'ai dû mal à ressentir leur spontanéité et leur authenticité, comme s'il y avait quelque chose entre les personnages et leurs paroles. Comme si ça n'allait pas de soi. La narration me paraît tellement maîtrisée et sensible que les dialogues me perturbent un peu. J'ai l'impression qu'ils ne sont pas "logiques" et qu'ils cassent la dynamique.
Je me demande ce qu'en penserait un autre lecteur. Peut-être était-ce voulu ? En tout cas, je suis ravie que tu aies posté ce texte, c'était une bonne lecture ! Hâte de lire de nouvelles de tes productions (comme toujours).

A plus !
Pluma Atramenta
Posté le 08/08/2024
Salut Prupru !

En effet, on est sur quelque chose de complètement différent x) (Après, il y a eu un projet que j'ai pas posté sur PA et qui annonçait peut-être la transition dans le style.) Même si je tiens encore à mes projets "petits cocons poétiques", cette forme plus brute me plaît aussi et je veux la cultiver. Honnêtement, je pense que l'ère glorieuse de la plume ampoulée, alambiquée et trop méticuleuse est définitivement terminée. J'avais peur (et j'ai toujours peur, en fait) que cette "simplification" du style l'appauvrisse et l'enlaidisse mais tes mots me rassurent <3
Je suis tellement contente que cette histoire t'ait plu !
Oui, c'est vrai qu'il y aurait à refaire au niveau des dialogues, j'ai du mal à voir comment je pourrais me tirer d'affaire, mais je vais me remuer les méninges :) Quand tu dis qu'ils ne sont pas logiques, tu penses qu'ils faudrait les éliminer complètement ou les ajouter à la narration principale ?

(Je réponds à ton mp très vite)
Mille mercis pour ton commentaire <3
Pluma.
Prudence
Posté le 08/08/2024
Oh... Je trouve que cette "simplification" du style (Léonard de Vinci ne disait-il pas que la simplicité est la sophistication suprême ? x)) l'enrichit, au contraire !

Je ne pense pas qu'il faille les supprimer (tu parles à une grande (GRANDE) fan des dialogues, donc pas des plus objectives : je suis toujours récalcitrante aux textes sans dialogues, ahem). Et si tu essayais d'écrire les dialogues au format narration et qu'ensuite tu ajoutais le tiret cadratin (ou pas, d'ailleurs) ? Parce qu'en fin de compte, j'ai l'impression que c'est le tiret qui induit ce langage un peu trop "guindé", je ne sais pas comment dire, qui manque de "réalisme". ça ne me paraissait pas logique que cette personne dise ce qu'elle dit de cette façon à ce moment-là, au milieu de cette narration-là. ça me donnait un effet un peu déshumanisé. Alors que... la narration respire d'un panel immense d'émotions, tu vois ? Oui, voilà, l'émotion. Je ne sens pas l'émotion du personnage quand il parle. Son ton, les nuances. Les nuances entre les personnages. Est-ce qu'on discerne vraiment leurs différences, leur personnalité dans leur façon de parler ?

Par exemple :
"— Pas mal. Je devrais peut-être faire des motifs plus serrés, qu’en pensez-vous ?" (chap 1)
Est-ce qu'elle dirait vraiment "qu'en pensez-vous" ? Est-ce que c'est ce qu'aurait vraiment dit Astrée ? Tu vois ?

Je ne sais pas si je suis claire ; il se peut que j'ai complètement tort, mais je trouve intéressant de réfléchir à pourquoi je ressens ce que je ressens à la lecture !!

D'ailleurs, j'ai adoré l'alternance des paroles de la chanson avec le reste de la narration dans le premier chapitre. Et le découpage en chapitres, définitivement une bonne idée !
Pluma Atramenta
Posté le 10/08/2024
Si Léonard de Vinci l'a dit, alors ! xD

Ok, ok, je vois ce que tu veux dire ! Je vais réfléchir à tout cela et bidouiller les dialogues. Merci pour tes éclaircissements :)

Et merci beaucoup !
A très vite !
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