L’intro de « Hazy shade of winter » résonna autour de Liv comme autant de petites mains essayant de l’arracher au sommeil. C’était difficile. L’engourdissement lui collait les paupières et son corps pesait une tonne pour ses pauvres os changés en gelée.
Elle se mordit l’intérieur des joues et se redressa en position assise, la vision brouillée de fatigue et le cerveau à la dérive. Elle avait mal à la tête mais ça, ce n’était pas nouveau. Elle coupa son téléphone d’une main pendant que l’autre tâtonnait sous le lit à la recherche de sa bouteille d’eau.
Légèrement plus alerte, elle bascula les pieds au sol en soupirant. Son regard se posa, mitigé, sur la boîte de médicaments qui décorait sa table de chevet. Ces derniers temps, l’envie d’arrêter lui malaxait les entrailles. À chaque mal de tête, chaque réveil laborieux, chaque bâillement en pleine journée, la honte lui brûlait les joues. Elle se sentait différente. Elle n’aurait pas dû, elle était comme les autres.
Comme les autres.
Comme les autres.
Mais la fac, ce retour au monde réel, la mettait à l’épreuve, et Liv n’était pas encore assez forte ou endurcie pour ça.
— Mais c’est toi qui a choisi, prononça-t-elle.
Ces mots, son leitmotiv, lui donnèrent des forces. C’était son choix. C’était important. Elle tendit la main vers son rispéridol, avala ses 10mg avec le fond de sa bouteille d’eau, et quitta son matelas.
Elle regarda par la fenêtre qui faisait face à son lit. Les branches tordues des arbres grattaient un ciel couleur de cendre ; une lumière poussiéreuse nappait les murs nus de sa petite chambre, tachait son sol où chaussettes et t-shirt se livraient une guerre de territoire.
Une nouvelle journée, une nouvelle petite victoire.
Vivre en résidence universitaire était une épreuve de tous les instants, mais Liv et ses parents s’étaient accordés sur le fait que c’était le mieux. « Comme ça, tu ne seras pas toute seule » avait dit sa mère en dissimulant mal son inquiétude. Liv avait acquiescé, son psy avait plus tard encouragé ce choix.
Ça, pour ne pas être seule...
Pour Liv, la fac avait des relents de colonies de vacances, mais sans les mono sympas pour oublier le cadre vétuste. Il fallait maîtriser les habitudes du groupe pour s’épargner la queue aux douches, savoir s’endormir avec le bruit feutré des bavardages et pouvoir passer une nuit en se retenant d’aller aux WC pour ne pas traverser les couloirs froids baignant dans le halo verdâtre des veilleuses d’issues de secours.
Après deux semaines dans ce milieu, elle pouvait affirmer apprécier et détester cette atmosphère. Oui, le chahut constant la réconfortait au creux de la nuit ; mais tous ces gens, tous ces visages à éviter, c’était difficile.
Comme tous les matins, elle s’attarda trop dans la douche et la quitta dans le calme troublant de la salle de bain commune.
Liv courut pour rejoindre sa chambre ; là, elle jeta son pyjama sur son lit défait, attrapa un sweat au hasard dans sa penderie, plongea les pieds dans ses baskets et saisit manteau, écharpe, clefs, sac et petit-déjeuner dans une brassée maladroite qui se répandit sur le carrelage usé et balafré du couloir.
— Un coup de main ? entendit-elle.
— Non, ça va, marmonna Liv en gardant soigneusement les yeux au sol.
Ses mains tremblaient, la peur accentuait sa migraine. Putain de rispéridol. Elle noya le bas de son visage sous trois tours d’écharpes et enfonça ses gâteaux dans la poche de son manteau, bandoulière sur l’épaule.
Dehors, c’était toujours trop vaste. Les limites de sa chambre lui manquaient déjà alors qu’elle marchait à vive allure en direction de la fac. Le ciel (si haut si loin si grand) était comme une vitre sale qui crachait sa grisaille sur l’herbe rase et les arbres squelettiques. La fumée des véhicules portait leur grondement de bestioles mal bouchonnées. Liv coinça son écharpe sous son menton pour grignoter ses petits beurres.
De temps à autres, elle levait les yeux de ses chaussures. C’était un exercice donné par son psy, limite prescrit avec autant d’attention que le médicament.
« Rappelle-toi de regarder autour de toi. » disait le docteur Mallet de sa voix d’alto.
Liv s’autorisait des coups d’œil vifs qui toujours (toujours toujours) faisait battre son cœur plus vite. Cela faisait pourtant bien longtemps qu’elle n’avait plus eu d’hallucinations, mais les souvenirs étaient trop douloureux.
Le cadavre de Morgane.
Les yeux noirs de Morgane.
Les Yeux Noirs partout autour d’elle, jusque dans ses cauchemars.
Elle soupira longuement. Ne pas bloquer sur ces pensées. Se rappeler de lever la tête, de regarder.
Liv regarda, brièvement, mais elle savait accrocher les images en une fraction de seconde. Le bâtiment principal de la fac se trouvait devant, au bout d’un chemin de pavés aux couleurs fanées. La façade d’un blanc sale dominait un parc où des étudiants flânaient malgré le froid, un café et/ou une clope à la main.
Pas de visages blafards.
Pas d’Yeux Noirs.
Le soleil perça vers la fin de matinée, mais toutes les tables illuminées du restau U avaient été prises d’assaut. Liv troqua la lumière contre une plante grasse en coin de salle, un compagnon nettement moins chaleureux pour son repas, mais tant pis. Elle ne sortait jamais sans un roman. Le dernier en date était particulièrement volumineux mais aussi formidablement prenant, elle l’extirpa de son sac, s’enfourna une pleine fourchetée de frites, et l’ouvrit au chapitre dix.
Elle lisait tout en mangeant, quand elle sentit une présence proche. Dans un self, rien de bien étonnant, mais cette présence la dérangeait sans qu’elle sache pourquoi. Elle fit précautionneusement glisser son regard sur la gauche. En face, quelqu’un s’était attablé, qui picorait son pain du bout de longs doigts qui sortaient de mitaines sombres. Au-dessus d’un pull, un sourire de traviole et une attention assurément fixée sur elle. Liv cessa de lire et tourna la tête, indiquant — sans le regarder directement — qu’elle l’avait remarqué.
— Désolé, dit le garçon, je voulais pas te déranger. Il est top ce bouquin, je l’ai déjà lu.
Ne trouvant aucune réponse intéressante, Liv se contenta d’acquiescer et de retourner aux mésaventures d’Ophélie. Il s’écoula quelques secondes, puis :
— Spoiler alert, tout le monde meurt à la fin.
Une vive colère s’empara de Liv qui leva le menton (cœur battant cœur battant) pour exprimer au type l’entièreté de son dégoût.
Visage normal.
Bien sûr, elle n’avait plus de raisons d’avoir des hallucinations.
— Je déconne, se dépêcha de répondre le garçon en levant les paumes, surpris par sa réaction. Ma mère me dit que je devrais apprendre à me taire au lieu de faire des blagues nulles.
— Faut toujours écouter sa maman.
Elle s’en voulut aussitôt. L’énervement la quitta comme un train passé sans s’arrêter en gare. À force d’être placide et de se calfeutrer en elle-même, elle se savait prompte à sauter à la gorge comme ça.
« Dès que tu t’en rends compte, tu peux agir dessus. » disait le docteur Mallet.
Liv remonta le regard (quand l’avait-elle baissé ?) pour le hisser jusqu’aux yeux du garçon. C’était comme escalader le visage, chaque cap dépassé étant une réussite. Le menton glabre, les lèvres contrariées, le nez long et droit, jusqu’au point où les sourcils épais et froncés dessinaient une virgule.
— Je suis désolée, articula-t-elle soigneusement. C’est juste que je déteste qu’on me raconte la fin. Mais c’était une réaction exagérée, s’empressa-t-elle d’ajouter.
— Bon… déso’ aussi, c’était pas mon entrée en matière la plus glorieuse. On recommence ?
Maintenant, il souriait. Il portait un bonnet d’un violet détonnant d’où pointait des oreilles décollées. Regard noisette, éclairci par les néons. Pas noir, définitivement pas noir. Des mèches cendrées barraient son front et un piercing argenté décorait sa narine gauche.
Les détails se gravèrent en Liv, qui détourna son attention.
— Je m’appelle Liv, dit-elle en réalisant que c’était à elle de commencer.
— Hugo. Enchanté, Liv qui a un si bon goût littéraire.
Elle esquissa une moue malaisée. Une part d’elle aurait aimé qu’il lui reste des frites à manger, une autre prit conscience de son poids et de ses fringues mal accordées. La moindre interaction sociale lui nouait les synapses.
— T’étudies quoi ? osa-t-elle finalement lancer.
Elle se força même à le regarder un peu mieux, fixant un point flottant entre son nez et sa pomme d’Adam, mais le rire d’Hugo lui fit redresser tout à fait les mirettes.
Ne pas trop regarder la salle derrière lui.
Mais le regarder, lui.
Son visage était normal.
— On est dans la même promo. Tu t’es assise juste devant moi en première heure.
— Ah, merde. La honte.
— Non non, t’inquiètes ! assura Hugo avec un grand geste de la main. Y a pas de mal. Tu m’as toujours l’air un peu… ailleurs.
Son sourire se fit indulgent. « Ailleurs » était un autre mot pour « malade » ou « étrange » ou « renfermée », mais il avait eu la gentillesse de s’arrêter là. Il reprenait même son repas sans que le moindre malaise ne s’étende.
— Je ne suis pas encore très à l’aise à la fac, formula-t-elle après deux cuillères de yaourt.
Ce n’était pas un mensonge, même si ce n’était pas l’entière vérité.
— Ça te dit qu’on se mette à côté au prochain cours ?
Elle ouvrit la bouche pour répliquer mais il la coupa, amusé :
— Attends, je lis dans ton esprit… Hmm oui, tu as option cinéma à quatorze heures.
— T’es dans mon groupe, hein ?
— Pour ton plus grand plaisir.
Elle se laissa aller à un petit rire malade.
— Y aura aussi une pote à moi. Elle est cool, tu verras.
Sa copine s’appelait Meyline, elle l’attendait devant la porte de classe, adossée au mur. En apparence plongée dans son téléphone, elle repéra néanmoins immédiatement Hugo et se désolidarisa de la façade tout en jetant négligemment son smartphone dans le sac à ses pieds.
Meyline était longue et élancée comme un rameau d’olivier, ses yeux naturellement noirs firent frémir Liv qui se concentra sur son front haut et la forme arquée de ses sourcils minutieusement épilés. Ses cheveux, très courts et bleus, semblaient projeter des étincelles à chacun de ses mouvements. Des mouvement parasites qui grignotaient l’espace mais la rendaient tellement vivante.
Liv l’écouta parler avec Hugo en attendant leur professeur. Elle fixait leurs ombres que l’éclairage dessinait sur le vieux carrelage.
— C’est hyper sympa, ça, lança Meyline quand ils furent invités à entrer en classe.
Elle effleura, de ses doigts de pianiste ornementés de vernis, l’une des petites tresses que Liv se faisait au milieu de ses cheveux épais.
— Merci, souffla-t-elle en tournant la tête vers elle.
Un menton pointu, le bas de longues boucles d’oreilles qui effleuraient sa mâchoire, un petit nez, deux yeux en amandes résolument normaux.
— Ça doit te prendre du temps.
— Pas vraiment, j’ai l’habitude.
Quand elle s’ennuyait, ses doigts tressaient naturellement trois fines mèches saisit au hasard. Elle avait toujours des élastiques dans sa poche.
— Moi, ma sœur proteste à chaque fois que je la natte, intervint Hugo. Je suis une catastrophe en coiffure.
Ils s’installèrent à côté, Liv en bout, près de Meyline qui lui adressa un sourire chaleureux.
Ils avaient échangé leurs numéros de téléphone en fin de journée, et se retrouvèrent tout le reste de la semaine. Liv se forçait à relever la tête plus souvent. Elle croisait leurs yeux ordinaires et leur sourire encourageant qui la faisait se sentir stupide et touchée.
— Pourquoi t’es venu me parler comme ça ? demanda-t-elle un jour à Hugo.
Meyline était allée leur chercher des donuts.
— Il était une fois… commença Hugo avant de se marrer. Plus sérieusement, l’an dernier je filais un mauvais coton. La Terminale se passait mal pour X raisons que je t’épargnerai.
Elle hocha la tête, l’attention plantée sur la fermeture Éclair de son manteau.
— Un jour, Meyline est venue me parler. Ah, oui, on était dans le même lycée, je sais plus si on te l’avait dit ?
— Meyline l’a fait.
— Bref, elle a été super. Elle m’a fait remonter la pente. Elle m’a dit qu’elle avait toujours hésité à me parler, que j’avais l’air sympa, et qu’elle a pas supporté de me sentir tout malheureux. Toi, ce jour-là à au self, je me suis dit…
Il s’interrompit, cherchant ses mots. Liv compléta pour lui :
— Que j’étais toute malheureuse ?
— Pas forcément. Mais tu n’avais pas l’air très bien.
Elle ne chercha pas à le démentir. Elle pouvait presque sentir le rispéridol la brûler de l’intérieur. Ses mains nouées l’une à l’autre tremblaient et la fatigue lui piquait les yeux. Elle aurait voulu, à cet instant, avoir la force de lui dire qu’elle était malade.
Malade mentale.
Avec des symptômes liés aux effets secondaires de son médicament.
Un médicament qu’elle prenait tous les matins.
Elle aurait aimé avoir la force de regarder Meyline et Hugo en face pour leur parler des yeux noirs de Morgane. Des Yeux Noirs dans la rue. La rue qu’elle s’était mise à éviter.
— Merci, dit-elle à la place.
— Avec plaisir. T’es super chouette, je suis content de te connaître.
Sa mère n’en pouvait plus de soulagement.
— Ils sont gentils, alors ? Vous avez fait quoi ?
— Juste allés en cours, m’man.
— Tu pourrais les inviter chez toi ?
— Non, je préfère pas.
— Propose leur d’aller prendre un café.
— M’man, laisse-moi gérer, s’il te plaît…
— Je suis juste très contente pour toi, ma puce. Ton père aussi. Tu le connais, il dit rien mais il en pense pas moins. Hein, André ? T’es content pour Liv, hein ?
— Mais oui, répondait une voix lointaine et souriante.
— Je suis contente aussi, assura Liv.
Elle raccrocha avec un soupir amusé et se laissa tomber sur son lit, les bras en croix. Les inviter dans sa résidence universitaire ? Sans façon. Trop miteuse. Dans sa chambre ? Pas mieux, beaucoup trop petite et trop intime.
Au fil des jours, Liv prit confiance ; il fallait dire qu’Hugo savait se montrer insistant quand il le voulait. Plusieurs fois, il plia son grand corps pour croiser de force le regard de Liv, qui sursautait brusquement, le cœur battant à cent milles.
Meyline, alors, engueulait copieusement son ami et s’excusait pour lui. Liv assurait qu’il n’y avait rien à pardonner mais, au fond d’elle, elle l’en remerciait.
« — Je ne cautionne pas la brusquerie de ce jeune homme, lui dit un jour sa psy au téléphone, mais c’est peut-être une occasion en or pour toi.
— Je suis d’accord avec vous, mais j’en cauchemarde encore la nuit.
— Ça, ce n’est pas grave. Tu as toujours su que les cauchemars n’étaient pas réels.
Liv se recroquevilla contre sa tête de lit. Les pelures de clémentine exhalaient une douce odeur dans sa petite chambre.
— Ouais, mon problème est ailleurs…
— Était, Liv. Depuis quand n’as-tu pas revu ces Yeux Noirs ?
— Longtemps, admit-elle. »
« Mais j’ai soigneusement évité les sorties publiques. » se formula-t-elle en-dedans. Au combiné, sa psy la félicita et l’encouragea, et Liv en avait tant besoin qu’elle ne chercha pas le débat.
Les choses allèrent de mieux en mieux jusqu’au lundi suivant.
Le soleil, trop blanc, dansait sur les épis électriques de Meyline tandis qu’elle jouait à la console debout, dans le parc du campus. Elle râlait toute seule contre un boss qu’elle combattait pour la huitième fois, et Hugo lui lançait son bonnet dessus pour la calmer.
Assise près de lui, une dissertation en cours sur ses genoux, Liv voyait passer en périphérie de sa vision un éclair violet qui faisait des aller-retours entre les deux amis. Hugo finit par renfoncer son couvre-chef sur ses oreilles décollées, déclarant qu’il faisait tout de même trop frisquet pour le sacrifier.
— Tu peux aller à la BU, personne te retient, marmonna Meyline qui dansait d’un talon sur l’autre.
— J’ai pas dit ça, le temps est agréable. C’est toi qui me stresse.
Liv acquiesça à la première déclaration. Elle avait les doigts glacés autour de son crayon, mais appréciait d’être dehors, en bonne compagnie, dans un rayon de soleil qui bataillait bravement contre les basses températures.
— Et si on allait boire un verre, ce soir ? Y a un endroit sym…
— Dans ta face ! hurla brusquement Meyline.
Avec un temps de retard, Liv leva le regard sur elle. Elle rigolait silencieusement pendant qu’Hugo lui reprochait faussement de lui avoir coupé la parole.
— Pardon pardon, dit-elle avec une grimace complice en direction de Liv, la console brandie, c’était la joie de la victoire. Tu pourrais être heureux pour moi, Hugo.
— C’est qu’un jeu.
— C’est pas toi qui est en constante compétition avec ton petit cousin de douze ans. Bref, tu parlais de boire un coup ? J’en suis.
Elle s’assit entre eux, dans un gracieux mouvement quasi liquide. La seconde d’après, son genou touchait celui de Liv et ses doigts grattaient la terre gelée, comme pour chercher à s’enraciner. Une épaisse écharpe en laine dissimulait son cou gracile et la pointe de son menton.
— Tu veux bien, Liv ?
— C’est juste à la sortie du campus, précisa Hugo.
— Ah, le Troll radieux !
— Tu connais ?
— Oui ! Mais je déconseille la piquette de hannetons, ça arrache sa mère comme cocktail.
Un bar ? Un lieu tout nouveau alors qu’elle s’habituait tout juste à la fac ? Alors qu’elle commençait à peine à connaître le visage de ses professeurs et les baskets de certains camarades de promo ?
Alors qu’elle prenait tout juste confiance en la normalité d’Hugo et de Meyline ?
— Liv ?
Cette dernière l’appelait d’ailleurs, avec une douceur qui lui plaisait énormément. Sa voix pouvait se faire ronde et chaude, comme un parfum de clémentine.
— Ce serait chouette que tu te joignes à nous.
— Oui, renchérit Hugo avec son immense sourire en croissant de lune. Il n’y a pas que de l’alcool, si tu ne peux pas en boire.
— C’est pas recommandé avec mon traitement, en effet.
Cette précaution d’Hugo la décida. Elle avait osé leur dire qu’elle prenait un médicament assez fort pour la rendre somnolente en journée et régulièrement migraineuse, et Hugo ne faisait pas comme si cette donnée n’existait pas. Une preuve de confiance contre une preuve de confiance.
— On se retrouve où et à quelle heure ?
La nuit commençait à tomber quand Liv quitta sa résidence universitaire, pas très à l’aise dans sa jupe et ses collants mais satisfaite de son maquillage. Elle avait été heureuse d’écourter la conversation téléphonique avec sa mère pour dire « je dois me préparer, j’ai rendez-vous dans trente minutes. », ça valait la peine de rentrer son gras dans des habits trop peu portés.
Hugo et Meyline, qui avaient un appartement à quinze minutes de chez elle, avaient convenu d’un lieu de rendez-vous qu’elle atteignit, une fois n’est pas coutume, la première.
Elle s’assit sur un banc, près d’un fleuriste encore ouvert, et coinça ses mains sous ses cuisses pour les réchauffer, le nez baissé sur le bout de ses bottines. Son souffle recrachait des nuages blanchâtres sur le macadam constellé de vieux chewing-gum. Une voiture grise se gara et sa conductrice se pressa chez le fleuriste avant d’en ressortir en un temps record et de reprendre le volant.
« La prochaine à se garer sera noire » se dit Liv en guettant la place.
Elle fut rouge. Son propriétaire en sortit au moment où quelqu’un appelait :
— Youhou, Liv !
Elle releva le visage pour chercher celui d’Hugo, et croisa celui du conducteur.
Ses forces l’abandonnèrent.
Non.
C’était fini.
C’était faux.
C’était comme les cauchemars.
Non, cet homme aux cheveux blonds et au manteau long et élégant n’avait pas une figure crayeuse. Il n’avait pas les lèvres tombantes, le nez comme plongeant vers son menton. Il n’avait pas ces deux orbites vides où l’obscurité grouillait comme une poignée de vers. Il ne passa pas près d’elle en la couvrant de son ombre. Il n’existait pas.
— Liv ! Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que tu as ?
— Je veux partir.
— Liv, tu veux…
— On part ! Je vous en prie !
Il allait bientôt sortir de la boutique et lui imposer sa face hagarde et terrifiante.
— Viens, on s’en va, murmura Meyline.
Elle passa le bras autour de ses épaules pour la relever. Hugo lui donna un mouchoir. Liv crut qu’elle ne s’arrêterait jamais de trembler. Elle se laissa guider, à peine consciente du contact de Meyline tant elle avait froid, percevant tout juste la voix d’Hugo. Elle regardait ses chaussures se traînant sur le trottoir, elle voyait l’image de l’homme.
Pourtant elle n’avait jamais arrêté ses médicaments.
JamaisJamaisJamais
Et tout le monde lui avait dit qu’elle était normale.
NormaleNormaleNormale
Alors elle n’aurait pas dû voir ça.
— On arrive.
Liv cilla, remarquant le jaune qui nimbait soudain le sol à ses pieds. Elle releva un petit peu le menton, assez pour voir l’ombre d’Hugo qui tenait ouverte la porte d’un pub vomissant brouhaha joyeux et lumière vive. Et des gens. Pleins de gens.
Elle n’avait jamais arrêté ses médicaments. Elle en avait des migraines, elle vivait dans une somnolence quasi constante, elle avait pris du poids.
Et ça n’avait servi à rien.
— Désolée. Ce sera sans moi.
Une colère brusque et violente lui nouait la trachée. Elle se dégagea de Meyline et releva totalement la tête, les larmes aux yeux, le cœur cognant douloureusement, mais un sentiment de ras-le-bol dominant sa peur.
Le monde se présenta comme un tableau immense qu’elle n’aurait pas contemplé depuis longtemps. Les lampadaires allumés tachaient le macadam sur lequel se pressaient des étudiants quittant ou rejoignant le campus. Face à Liv, le passage piéton se découpait, blanc sur noir, contraste parfait, invitation à revenir sur ses pas pour retrouver la rassurante exiguïté de sa chambre estudiantine. Les voitures ronronnaient, retenues comme des bêtes furieuses alors que le feu sanglant les narguait.
Liv était furieuse. Ses larmes, accrochées à ses cils, transformaient les lueurs en fleurs brouillonnes.
— On va te ramener, entendit-elle.
C’était Hugo, vers qui elle se retourna sans réfléchir. Son regard ahuri avalait la nuit toute grande – ombres et lumières – alors que Meyline cachait le sien sous des sourcils plissés. Et derrière eux, brusquement, tous ces visages.
Liv recula, happée par la peur à nouveau, et rabattit son attention sur le sol tandis que ses talons pivotaient.
Fuir.
Maintenant.
Elle s’engagea sur le passage clouté avant de réaliser que les reflets rouges avaient laissé place à des traînées vertes. Le crissement des pneus lui déchira les tympans.
— Liv !
Ahaha je vois que tu te méfies sur ces yeux noirs. Ça me plaît, c'est ce que tout auteurice espère, je pense ! Faire douter les lecteurs.
J'espère que la suite te plaira aussi ♥