Quelque chose n’arrêtait pas de tourner en rond dans la tête de Cathy Cromlech. Elle n’était pourtant pas du genre à brasser du vent pourtant. Ses pensées allaient droit, elle ne les laissait pas tournoyer comme un poisson dans un bocal. Avoir une direction. Savoir où l’on va. C’était sa ligne de conduite.
Alors, c’était vraiment gênant pour elle d’avoir une pensée parasite. Sa conversation avec Cécile Rambla l’avait troublée plus qu’elle ne voulait l’admettre. Elle avait su trouver les mots justes pour rassurer cette femme et, quand on ne s’y connaissait pas trop en psychologie, qu’on n’y regardait pas de trop près, son discours pouvait sembler cohérent. De mauvaises pensées qui se cristallisent sur un enfant. Pourquoi pas ? Mais il y avait des raccourcis… pourquoi le jugement ? et pourquoi maintenant, alors que Cécile travaillait dans ce service depuis de nombreuses années sans aucun souci et que ses enfants étaient à présent grands, forts, nullement en danger. Il y avait sûrement des choses qu’elle ne savait pas.
Ce passage : « C’est une chose qu’il faut voir. Il faut avoir cette petite fille dans les bras pour comprendre ce que je veux dire » revenait plus souvent que les autres. Qu’est-ce qu’il pouvait y avoir dans le regard de ce bébé qui méritait tant d’agitation ? Il y avait tout à parier que c’était dans la tête de Cécile que ce regard avait une singularité.
Ce que Cécile Rambla ignorait, contrairement à Cathy Cromlech, c’était qu’un autre infirmier, l’un des rares hommes de la profession, avait également fait la demande de changer de nourrisson. Il n’avait pas fourni d’explication, évoquant des raisons personnelles. Mme Cromlech l’avait cru, elle connaissait la musique. Avec Guillaume, ça arrivait parfois. Parfois, un bébé portait le même prénom que l’enfant qu’il avait perdu, ou bien il s’agissait d’un grain de beauté, à d’autres moments une malformation du lobe de l’oreille, une façon de plisser les yeux ou de crier. Il y avait des bébés qui ne lui faisait pas penser à Tom et des bébés qui lui faisaient penser à Tom. Elle avait pensé qu’Aline Liane Marie faisait partie de cette seconde catégorie. Mais avec le refus de Guillaume et celui de Cécile Rambla cela faisait tout de même deux refus pour le même bébé. Ça n'était jamais arrivé !
Deux refus pour le même bébé ! Ç’aurait été un enfant sans bras, à la limite, elle aurait pu comprendre. Mais Aline était une petite fille bien formée, minuscule mais bien constituée. Alors, pourquoi ? « Il faut le voir pour le croire. »
Mme Cromlech avait donc décidé que, pour faire taire ses pensées parasites, elle devait voir la petite Aline. La voir de ses propres yeux, comme l’avait dit Cécile. Quelqu’un avait dit un jour que le meilleur remède contre la tentation était d’y céder.
Elle sortit de son bureau pour rejoindre le service des grands prématurés et chercha le berceau d’Aline Liane Marie. Bien qu’elle soit très occupée, c’était ce qu’elle avait de mieux à faire. Cela ne lui prendrait que quelques minutes, seulement le temps de voir. Ensuite, quand ses pensées fileraient de nouveau droit, elle pourrait retourner travailler.
Mme Cromlech se posta devant le berceau d’Aline Liane Marie. Elle se fit la réflexion qu’il s’agissait-là de prénoms vieillots. Le fonctionnaire qui lui avait donné ses noms-là n’avait pas été très inspiré. Enfin. Quelle importance ! De toutes façons ses futurs parents la rebaptiseraient.
Le bébé qui se trouvait devant elle, profondément endormi, n’avait pas de masque. Il savait respirer seul à présent. Elle regarda son ventre monter et descendre, ses poings fermés. Il avait pris du poids et avait grossi. Il paraissait en bonne santé, bien constitué et apaisé. Il n’y avait là rien d’anormal. Cathy Cromlech soupira. Elle se sentait presque déçu. Voilà ! C’était bien la peine de perdre son temps et sa tranquillité d’esprit pour ça ! Pas de quoi s’arracher les cheveux.
Elle attrapa tout doucement le nourrisson. Il ne pesait qu’un kilo et cent-vingt-huit grammes. Un poids plume. La surveillante de service s’assit dans le fauteuil, plaqua la petite chose contre son ventre. Elle posa la paume de sa main droite sur le bébé, recouvrant entièrement son dos tout chaud.
Ses pensées s’envolèrent et, pour une fois, elle les laissa aller. Ce n’était pas des pensées qui tournaient en rond comme un poisson dans un bocal, ni un train bien sur ces rails. Ce n’était ni l’un ni l’autre. Plutôt des hirondelles qui s’envolent, qui tournoie et se font plaisir.
Quel paradoxe d’avoir passé sa vie entourée d’enfants sans en avoir elle-même ! Si chaque personne qui lui avaient fait la remarque : « Vous êtes si tendre. Vous savez tellement bien y faire avec les enfants. Vous n’avez jamais pensé à en avoir ? », « Vous seriez une mère formidable », avait accompagné ses paroles d’une pièce de 50 centimes, elle se serait payé une voiture. Les gens ne comprenaient pas qu’une femme puisse ne pas avoir d’enfant et le choisir.
Cathy Cromlech n’avait aucun regret à ce sujet. Elle avait choisi de ne pas avoir d’enfant, ce qui avait été fatale pour son couple. Elise avait besoin de devenir mère, tandis que Cathy refusait de freiner sa carrière pour porter un enfant. Evidemment, si elle avait été un homme ! Elle aurait eu des enfants comme les hommes ont des enfants, elles les auraient posés dans les bras d’Elise et bon débarras ! Elle serait retournée à son travail, aurait étudié pour son diplôme et enchainé les gardes sans se soucier de ce qu’il se passait à la maison. Mais d’une, elle n’était pas un homme ; elle avait sa sensibilité, son humanité et n’aurait jamais été capable de tant d’égoïsme. Et de deux, Elise ne pouvait pas porter d’enfant. Il aurait donc fallu qu’elle s’en charge. Une grossesse !? Peut-être plusieurs ! Elle aurait pu dire adieu à ses ambitions. Adieu promotion et considération !
Non vraiment, Cathy Cromlech ne regrettait rien. Mais ce n’était pas désagréable d’imaginer durant quelques secondes que le bébé qu’elle avait dans les bras était le sien. Le prématuré était profondément endormi. Minuscule. Il respirait paisiblement et elle le caressa doucement. C’était une sensation délicieuse. Malheureusement, cela ne dura pas longtemps car, dans ses bras, la petite Aline se réveilla. Ses yeux bleus se révélèrent, balayèrent l’espace autour d’elle, semblèrent chercher quelque chose, et, comme ils ne trouvèrent rien, ils s’immobilisèrent dans le vide. Ensuite, Aline tendit la main, elle écarquilla ses minuscules doigts et attrapa la chemise de Mme Cromlech et grogna.
La surveillante du service de néonatalogie posa alors sa main sur celle d’Aline et quand sa peau toucha la sienne, les yeux du bébé s’éclairèrent autrement ; son expression se métamorphosa. Le cou de l’enfant pivota brusquement pour la fixer sans détours.
Ces yeux, ces yeux bleus-gris-opaque parcoururent sa personne avec un intérêt douteux. Ils passèrent sur son visage, son torse et chaque fois ils pénétraient sa peau comme pour voir derrière elle, par devers elle, au travers d’elle. C’était comme Cécile Rambla le lui avait décrit : une honte inexplicable s’empara de son estomac. Une honte comparable à ce qu’elle avait déjà connu des années auparavant.
Un jour, alors qu’elle n’avait que quinze ans, un homme d’une cinquantaine d’années l’avait mâté dans le ter. Il l’avait fixée ainsi pendant tout le trajet, qui avait duré un peu moins d’une heure. Elle n’avait pas osé se déplacer. Elle avait craint d’attirer son attention et s’était contenté de faire semblant de ne pas l’avoir remarqué, d’éviter son regard. Si c’était à refaire aujourd’hui, elle serait allée le voir directement, et elle lui aurait dit de ranger ses yeux dans ses poches, mais à l’époque elle n’avait pas pu. Ce jour-là, elle avait encaissé sans rien dire, impuissante, et ce regard scabreux lui avait laissé une sensation dégoutante sur le corps, comme si ce sale type lui avait léché la peau avec la langue plutôt qu’avec les yeux.
Ce bébé produisait sur elle le même phénomène, le même malaise. Cette fois, il n’y avait aucun sous-entendu sexuel – bien sûr que non ! Et pourtant. Cathy Cromlech se sentit mise à nu, vulnérable.
Elle repensa à ses parents. Elle n’avait plus pensé à eux depuis si longtemps. Ils étaient partis sans qu’elle leur dise aurevoir, sans qu’elle ne sache jamais s’ils avaient fini par accepter ce qu’elle était. Ils l’avaient tellement déçue, à l’époque, quand elle avait fait son coming-out. Ce rejet qu’elle avait ressenti dans son cœur. Qu’est-ce que ça pouvait lui faire du mal de penser à eux ! Et maintenant, ils n'étaient plus là. Il ne lui restait plus rien d’eux.
Cathy secoua la tête. Pourquoi repensait-elle à ça ? Pendant que le bébé dardait ses pupilles lactées sur elle ? Il avait encore cet étrange regard, qui ne disait rien de lui-même et qui paraissait en cet instant pas tout à fait humain, mais plutôt un démon ou un monstre. Elle se demanda si Aline Liane savait pour ses parents. Et pour le reste ? Sa plus profonde cicatrice. Voyait-elle le champ de bataille et les ruines qu’Elise avait laissé en partant ?
Elise, sa belle Elise, son amante, son amour, sa vie.
Cet Adieu, qui fut précipité, emplit de maladresse, murmuré avec si peu d’inspiration, quand Elise était partie la rejoindre, elle, l’autre, après ce dernier weekend si brûlant, et qu’elle se tenait encore sur le quai de la gare Matabiau, et qu’on la pressait de monter à bord, cet Adieu la hantait.
Elle arracha sa main tremblante de celle du bébé.
Mme Rambla n’avait pas tout à fait raison, ce n’était pas quelque chose qu’il fallait voir, c’était quelque chose qu’il fallait vivre. Ou plutôt quelque chose qu’il fallait éviter de vivre. Qu’elle ne souhaiterait pas même à son pire ennemi.
Elle essuya la larme qui avait coulé sur sa joue. L’impression d’intrusion qu’elle avait ressentie avait cessé dès qu’elle et l’enfant s’était séparé. Le bébé avait à présent les yeux vides propres aux animaux, très différents de ceux qu’elle avait cru apercevoir quelques secondes plus tôt. Ils lui avaient paru si lucides et pénétrants… Le contraste était tel que Mme Cromlech douta d’avoir vécu ce qu’elle avait vécu. Mais, même si ce n’était probablement qu’une hallucination, elle n’avait aucune envie de retenter cette expérience.
Elle reposa le bébé dans son berceau. Dans son petit nid de plexiglas, le bébé ne pleura pas, insensible à ce départ. Pour dire vrai, il en était toujours ainsi. Cet étrange enfant n’avait jamais pleuré pour réclamer des bras et jamais il ne le ferait.
Le lendemain, Mme Cromlech décida que plus personne ne câlinerait celle qui ne portait pas encore le nom d’Alia Fontanel. Contre toute attente – et à l’inverse de toutes les connaissances et statistiques concernant les besoins des nouveaux-nés en matière d’affection et d’attention – Alia ne souffrit pas le moins du monde de cette privation d’amour qui dura plusieurs semaines.
L’affaire du bébé qui n’aimait pas les bras fit le tour du service et les soignants en parlèrent avec un mélange de fascination et d’aversion. C’était la première fois qu’ils voyaient un nourrisson comme celui-ci ; il ne pleurait jamais pour attirer l’attention. On aurait pu la prendre pour un bébé léthargique, comme le sont certains enfants laissés trop longtemps sans soin et qui se laissent longuement mourir en silence, si elle ne s’était mise à hurler avec autant de vigueur en d’autres occasions. Alia criait régulièrement et avec vigueur, pour réclamer son lait, pour que l’on change sa couche ou si on lui arrachait un pansement. Un nourrisson presque comme les autres en somme. Sauf qu’il ne pleurait jamais quand on le remettait dans son berceau.
Si les infirmières avaient pu entrer dans sa tête et connaître ses sentiments de nourrisson. Elles auraient su qu’Alia ne faisait aucune différence entre les draps de son berceau et les manches d’une blouse. Là où les autres nouveau-nés projettent autour d’eux des liens, Alia n’émettait rien du tout. Normalement, elle aurait essayé d’établir des connexions avec les autres, et, si ses lassos n’avaient pas capturé leur cible, ils lui seraient revenus douloureusement dans le cœur et auraient creusé son âme. Elle aurait alors pleuré de tout son saoul pour quelqu’un vienne, pour que quelqu’un se lie à elle.
Quand les êtres humains sont jeunes, ils éprouvent généralement des difficultés à projeter leurs liens à distance. Si l’on s’éloigne, le fil se rompt et quelque chose manque alors à l’enfant. Lors des câlins et des peaux à peaux, la proximité entre les corps réduit la longueur des attaches et renforce leur épaisseur. Le bébé reçoit un débit d’amour plus important et c’est pour lui très agréable.
Alia ne percevait aucune de ces choses. Même quand on la serrait très près du cœur, elle ne se reliait pas. Par conséquent, elle ne souffrait d’aucune rupture, d’aucune discontinuité. L’amour qui serait indispensable à n’importe quel autre enfant, ne l’était pas pour elle. Comprenez bien que pour pâtir d’un manque d’amour, il faut être capable d’en donner. Tout comme il n’est pas possible de se déshydrater sans perdre de l’eau. Alia doit être vu comme un bocal d’eau hermétique ; les autres enfants sont plutôt des coupelles d’eau en plein soleil, leurs réserves s’évaporent, il faut donc remplir le vase régulièrement. Alors qu’Alia garde son amour pour elle seule, ne le distribue jamais. Même si elle l’avait voulu, elle n’aurait pas été capable de le partager et, pour cette raison, elle n’avait point besoin d’en recevoir.
Jamais un bébé n’a eu aussi peu besoin d’amour qu’Alia.
Chaque soir, Cathy Cromlech consultait le dossier d’Aline Liane Marie. En le parcourant, elle constatait que l’état du bébé s’améliorait jour après jour : les courbes de poids, d’oxygénation du sang, d’évolution de l’appareil pulmonaire étaient excellentes. Il serait même possible de prendre un peu d’avance avec les procédures d’adoption. Plus tôt ce bébé aurait une famille, mieux la surveillante de service se sentirait.