Aïcha Fontanel avait choisi de garder le nom de son mari après son divorce. Elle le regrettait souvent. Fontanel n’était pas son vrai nom, il sonnait dans une langue étrangère, mais durement familière. Chaque fois qu’elle remplissait des documents ou entendait prononcer son nom de mariage, elle le voyait, lui, surgir dans sa mémoire, telle une verrue qu’aucun traitement ne parviendrait à éradiquer.
Thierry Fontanel était devenu père. Parmi toutes les épreuves de sa vie, cette nouvelle avait été la plus dure à encaisser. Quand elle avait épousé Thierry, ils désiraient tous les deux avoir des enfants. Elle davantage encore. Son désir d’enfant lui cuisait le cœur à petit feu. Toujours là, tapi discrètement, tel un charbon ardent niché derrière son nombril, cendre vacillante qu’on croyait prête à s’éteindre mais qu’un cri de bébé ravivait, quand ce n’était pas une pub de couches à la télé, un collègue qui lui montrait une photo de vacances ou sa sœur qui ne trouvait plus le temps de sortir avec elle.
Aïcha souffrait de ce désir depuis longtemps, bien avant les premiers tests de grossesse négatifs. À quinze ans déjà, elle avait ressenti cette sensation cuisante. Sa petite sœur, de dix ans sa cadette, coiffait une poupée sur le canapé. Elle tirait trop fort et des touffes de faux cheveux s’accrochaient à la brosse. Aïcha avait regardé cette scène en songeant qu’elle-même, quand elle aurait des enfants, saurait leur brosser les cheveux avec douceur. Elle saurait s’y prendre. La perspective était belle, mais si lointaine. Elle aurait aimé sauter les étapes et tout de suite devenir adulte et mère. Aïcha s’était sentie si impatiente que s’en était douloureux. Elle savait à l’époque qu’il lui faudrait attendre plusieurs années avant d’avoir des enfants. Elle ignorait pourtant à quel point ce serait long.
Trente ans avaient passé. Chaque année avait fait croitre son désir. Avec Thierry Fontanel, elle avait dû attendre six ans avant qu’il ne se juge prêt pour être père. Six années de perdues, auxquelles elle repensait souvent et qui faisaient monter en elle une rancœur tenace à l’encontre de son ex-mari. S’il avait été moins farouche à l’époque, si elle n’avait écouté que son désir, peut-être qu’elle aurait eu son enfant aujourd’hui. Peut-être… oh peut-être…
Quand il avait été prêt, ils avaient essayé d’avoir un enfant. Et un mois plus tard seulement, Aïcha avait eu un retard de règle. Incapable d’attendre une semaine pour en avoir le cœur net, elle s’était précipitée aux toilettes avec un test de grossesse. Quand il s’était révélé négatif, elle avait relativisé : elle devait attendre un peu. Une semaine plus tard, comme ses règles ne revenaient toujours pas, elle avait refait un test de grossesse. Une fois de plus, il était négatif. Pourtant, elle avait du retard, elle en était certaine. Elle devait être enceinte ! Elle avait encore patienté deux jours : toujours pas de sang. Cette fois, elle avait acheté tous les autotests de marques différentes qu’elle avait pu trouver, indifférente au regard perplexe de la caissière.
Négatif, négatif, négatif et encore négatif. C’était impossible !
Aïcha avait consulté son gynécologue. Existait-il des embryons indétectables sur les tests de grossesse ? Oui !? N’est-ce pas docteur ? Sur une échographie, serait-il possible de voir l’embryon ? Elle se sentait différente. Elle devait être enceinte !? Elle sentait quelque chose !
Aïcha avait appris qu’a vingt-sept ans elle entrait dans sa ménopause. Ménopause précoce. Tout qui s’effondre et des larmes à n’en plus finir. Ne plus sortir de son lit. Ne plus prendre l’air sous aucun prétexte. Insulter sa mère, son père et son Dieu. Rejeter son mari, lui dire que c’était de sa faute à lui si elle n’aurait jamais d’enfant à elle. Elle lui avait accordé six années de sa vie, il lui avait pris sa vie entière.
Avant d’envisager la PMA et le don d’ovocyte, elle avait dû faire le deuil des enfants qui lui aurait ressemblé. Un deuil long et douloureux qui avait écorché son couple. Mais ce dernier avait résisté. Ils avaient alors passé plusieurs mois à suivre les traitements et les longues procédures cliniques qui précèdent les FIV. Dans son utérus, on avait déposé à trois reprises un embryon, issu de l’union entre l’ovule d’une inconnue et les spermatozoïdes de son mari. Des embryons qui ne portaient pas ses gènes, mais qu’elle jura d’aimer plus que sa vie. Chaque fois, elle avait prié et juré qu’elle vouerait son existence à faire le bien si cet enfant s’accrochait dans son ventre et naissait dans ses bras. « Si mon ventre s’arrondit, ya Allah, je te pardonnerais de m’avoir donné des ovaires handicapés. Je m’excuse de t’avoir insulté et te demande mille fois pardon. ».
Son Dieu ne l’aimait pas. Elle s’était fait une raison depuis. Dieu ne l’aimait pas. Il y eut trois FIV et trois fausses couches. La sécurité sociale française n’accordait que trois tentatives de FIV gratuites. Ensuite, il fallait y aller de sa poche. Aïcha avait supplié Thierry. Il lui avait répété que ce n’était pas un problème d’argent, qu’il n’en pouvait plus, qu’il ne voulait plus. Il avait perdu l’espoir qu’une FIV fonctionne. Hors de question qu’il sacrifie toutes ses économies pour implanter un nouveau faux espoir dans le ventre de sa femme. Parce que ça la tuait. Chaque fois qu’un embryon mourait, un petit bout de sa femme partait avec lui. Thierry avait décidé d’arrêter de tuer sa femme à petit feu. Il avait été catégorique.
Aïcha l’avait supplié, menacé, insulté, frappé, mordu ; il n’avait pas cédé. « Si tu refuses encore, je te quitte. » Elle l’avait quitté.
À trente-deux ans elle redevenait célibataire. Elle était vieille fille. Comme sa tante avant elle, cette vieille folle loufoque dont toute la famille se moquait. Shéhérazade, la vieille cinglée. Elle finirait comme elle. La paria à qui personne ne voulait ressembler. Celle qu’on évitait aux mariages. Celle dont on disait en chuchotant : « Elle n’a jamais eu de mari ni d’enfant, hchouma. »
Après le divorce, Aïcha refusa de recevoir qui que ce fut. Elle verrouilla les portes et ferma les volets. Elle changea toute sa garde-robe pour du noir. Elle coupa ses cheveux et pleura des océans. Elle insulta sa mère, son père et son Dieu. Rejeta la faute sur son mari, ce kalb. La quatrième FIV aurait été la bonne. Elle aurait eu un enfant.
Avant d’envisager l’adoption, elle avait dû faire le deuil des enfants qu’elle avait perdu et de la grossesse qu’elle n’aurait jamais. Elle avait accepté qu’elle n’aurait ni les coups de pieds dans le ventre, ni les nausées, ni les premiers cris. Elle ne serait pas le premier à qui il tendrait les bras. Pas la première qu’il sentirait, qu’il verrait, qu’il aimerait. Ce fut un deuil encore plus long que le précédent qui l’isola et la rendit moins souriante.
Aïcha entreprit ensuite le long parcours des candidats à l’adoption. En tant que femme célibataire, les démarches étaient plus compliquées que si elle avait été en couple. On lui expliqua que si son dossier était accepté, cela ne signifiait pas qu’elle aurait un bébé, car il n’y avait pas beaucoup de nouveau-nés à adopter en France. Plus elle accepterait d’adopter un enfant âgé, plus elle aurait de chance de parvenir à adopter. Aïcha abaissa ses exigences jusqu’à l’âge de trois ans. Trois ans, cela lui paraissait déjà bien vieux. Elle se voyait mal adopter un enfant dont elle aurait raté tant d’épisodes important de la vie. Non seulement elle manquerait toute la grossesse et la naissance, mais aussi ses premières dents, ses premiers pas et ses premiers mots. Tous ses deuils successifs elle les digéra avec abnégation. Elle avait changé. Elle ne se résignerait plus, ne se lamenterait plus. Elle aurait un enfant, un enfant à tout prix.
Elle avait passé des entretiens, des tests. Elle avait eu le sentiment de devoir tout montrer, tout expliquer d’elle, comme s’il fallait que rien de secret ne subsiste pour adopter. Elle avait confié ses doutes, ses désirs et alla jusqu’à parler du morceau de braise qui lui brûlait parfois le centre du ventre ainsi que de la rancune qu’elle ne parvenait pas à apaiser contre son ex-mari. Elle avait parlé à cœur ouvert aux psychologues et aux assistants sociaux. Ses revenus avaient été mesurés. On avait apprécié qu’elle ait des animaux de compagnie, mais on avait jugé que six chats étaient excessifs, alors elle en avait abandonné cinq sans hésiter. Le pincement qu’elle avait ressenti n’était rien en comparaison des autres blessures qu’elles avaient déjà surmontées.
Il avait fallu quatre ans pour obtenir le droit d’adopter et encore quatre ans pour qu’on lui propose un appariement. Il s’agissait d’une petite fille née sous X.
Quand on lui annonça qu’elle avait obtenu la garde d’un bébé d’un mois, Aïcha faillit s’évanouir. Elle s’était faite à l’idée de manquer les premières dents, les premiers pas et le reste. Un vrai bébé. Elle ne parvenait toujours pas à y croire. Cela faisait des décennies qu’elle attendait et, enfin, elle arrivait au bout du chemin.
Les travailleurs sociaux qui avaient accompagné Aïcha l’avaient prévenu : « Cet enfant ne sera pas celui que vous avez en tête. Vous avez passé des années à imaginer un bébé qui serait le vôtre et vous avez créé une image dans votre tête. Quel que soit cet enfant qui vous attend à la maternité, il ne sera pas le même que celui qu’il y a dans votre tête. Peut-être que vous ressentirez de la déception de l’incompréhension. Peut-être que vous ne le trouverez pas beau, trop petit ou trop gros, trop blond ou trop brun. Peut-être qu’il sera trop bruyant, ou pas assez. Peut-être qu’il sera moins actif, moins rayonnant, trop joyeux, trop affamé. Il sera trop quelque chose et pas assez cela. Il sera forcément différent de ce que vous avez imaginé. Parce qu’il n’est pas le bébé qu’il y a dans votre tête. »
Aïcha avait écouté ses paroles. Elle savait qu’elle serait désorientée et qu’il lui faudrait un peu de temps. Elle s’était préparée à cette rencontre toute sa vie. Elle était prête, plus prête qu’aucun parent adoptif ne l’avait jamais été avant elle, mais rien n’aurait pu la préparer à rencontrer Alia.