3 - Entrée

Je suis emportée par le vent, loin du rassurant rectangle jaune de la porte de la cuisine qui se referme, s'éloigne et disparaît, tandis que la sinistre nuit m'engloutit, par-delà les toits des maisons, dans le froid glacé des gouttes de pluie qui me fouettent au passage. Je pourrais abandonner la lutte et me diluer, devenir à mon tour simple souffle d'air qui s'engouffre dans les cheminées.

Je passe dans la brume des nuages, je tournoie, perce leur couverture et déboule  dans un ciel tournoyant d'étoiles. La lune baigne le tapis des nuages et sa vue ravive le souvenir d'une musique entêtante, d'un piano dans une salle aux miroirs, d'un plancher que les pointes couvertes de tissus tapent tandis que la nuit au dehors assiste à la répétition solitaire.
Le souvenir explose comme les fleurs d'un feu d'artifice lors du bouquet final. La terreur m'embrase et sa chaleur vivifiante me donne une forme, que j'emprunte aux rêves que je partage avec Laureline.

J'ai des ailes qui battent avec vigueur, j'ai un bec dont jaillissent des cris rauques. Je survole les nuages, le ciel s'éclaircit autour de moi – est-ce déjà le jour ? Un courant d'air plus doux s'engouffre dans mes ailes et le vent se colore. Ce qui apparait dans la lumière est un paysage nouveau. Les étoiles restent accrochées dans le bleu profond et lointain d’un ciel nocturne, mais en-dessous, une île se dessine dans les remous d’un ciel sans soleil, coloré de courants tourmentés, mauve, rouge, orange, dans lesquels dérivent des nuages incandescents.

Je plane. La fatigue et la douleur m'accablent. Il serait plus simple de m'endormir et de laisser Laureline se débrouiller sans moi.

Au loin, perchée dans le néant, la silhouette d'une maison se précise, juchée au sommet d'un îlot sombre en contre-jour de ce ciel aux couleurs chaotiques. Cette terre flotte dans un ciel sans fin, comme un bout de montagne arraché à sa chaîne. Le vent souffle toujours, mais il porte des cris encourageants :

"Par ici !"

Dans la façade de la maison, une fenêtre est ouverte, des bras s'agitent. J'infléchis mon vol.

Je m’engouffre dans l'ouverture et m’écrase sur un tapis lie-de-vin. Je sens qu’on s’approche de moi, je me redresse et sautille plus loin entre les pieds d’un guéridon couleur acajou. De là-dessous, je regarde autour de moi.

Des canapés, des fauteuils et les pieds de trois humains, des géants à mes yeux d'oiseau, qui s'agitent.

L’un, proche de la fenêtre, porte des souliers à bouts pointus qui m’évoquent des claquettes des années 60. Sa voix est celle d’un homme, jeune :

« Aidez-moi, enfin ! Fanny, Astrid ! »

Un dernier coup de vent s’engouffre avec violence, bousculant des papiers, des journaux et une délicate tasse en porcelaine qui tombe du guéridon et roule sur le tapis, répandant un chocolat chaud à la délicieuse odeur de sucre et de crème. Je recule, tandis que des pieds nus, à la peau tâchée et ridée, se précipitent à tous petits pas vers la tasse. « Oh, oh, regardez-moi ça, ça ne va pas, ça ! »

Mon coeur accélère brutalement. Cette petite voix fêlée et ce ton me sont connus. Je fixe les ongles de pied racornis, les chevilles fines, la peau pâle et les poils fragiles qui poussent sur les tibias. Lorsqu’elle se baisse, difficilement, elle ramasse sa tasse, déjà cassée par petit éclat sur son bord et son regard m’attrape. Elle a de petits yeux noisettes, dans un visage plissé. C’est une vieille femme à la peau fripée, nue, qui tient une robe à fleurs contre elle d’une main et ramasse sa tasse de l’autre, tout en me souriant avec malice.
Pendant ce temps, une femme en tutu et l’homme aux claquettes ont repoussé les deux battants de la fenêtre enfin fermée. Des soupirs de soulagement retentissent.
Je jette un oeil sur mes plumes. Je les gratte d’un bec fort et gris. Je découvre des rémiges noires, irisées de bleu.

Un pas énergique s’approche du guéridon. Elle porte des pointes, son tutu est bleu nuit, son diadème, d’argent. C’est une diva de petite taille, je la connais par coeur, c’est Astrid, la professeure de danse.

« Ah, enfin ! s’exclama la femme en tutu, mettant ses poings délicats sur ses hanches. Te voilà !

- Ne la grondez pas », dit la voix de l’homme, qui se retourne alors et dont je vois le visage. Il a une tête de chat, au poil blanc et bleu. « Bienvenue ! Nous avions peur que tu n’arrives jamais. »

Le chat étend sa bouche dans un large sourire de satisfaction. Ç’en est trop – je croasse une menace à son encontre et m’envole.

« Pauvre chérie, vous lui avez fait peur, soupire la vieille femme nue, qui s’est assise et a posé sa robe à fleurs sur ses genoux. Reviens quand tu veux, ma belle ! »

Je fonce vers la première issue visible : une porte ouverte en bas de quelques marches.

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Liné
Posté le 11/11/2024
Si je comprends bien, dans ce tronçon-ci de La Maison des perché.es, tu pars d'une situation réaliste pour nous emmener vers cette fameuse maison, laquelle est dans un univers magique ?

Ca me donne surtout envie de lire la suite pour voir comment tout ça se déploie ! :-D
Erwel.le
Posté le 27/11/2024
Merciiiiiiiii !
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