2 - Envol

Notes de l’auteur : Je crois que c'est le chapitre le plus dur de l'histoire, après, ça devient plus doux - du coup, je promets de poster la suite de l'histoire dans la semaine.
Vos commentaires m'aideraient é-nor-mé-ment ! Est-ce que l'histoire est trop dure, trop violente ?
TW : tentative de suicide

Au bout d’une heure, plus, peut-être, je m’arrête, profondément heureuse, vivante et collante de sueur. Je vais prendre une douche. La chaleur de l’eau, les échos de la musique que je fredonne, le coton de ma robe et de mon pull à capuche - tout est délicieux et familier.

Je descends les escaliers étroits qui craquent à chaque marche. Soulagement de la solitude dans cette petite cuisine où l’ampoule nue n’éclaire pas dans les coins, où les meubles sont noirs parce que le bois est couvert d’un vernis sombre ; le soir est tombé déjà, le ciel à peine encore clair au loin et la lumière jaune tombe sur les tournesols de la nappe en plastique.

Mais ce soir-là il y a des choses sur la table, rangées du plus petit au plus grand, et leur vue fait battre mon cœur plus vite : bouteilles vides alignées, méticuleusement, cannettes d'aluminium, plaquettes de médicaments ouvertes, elles aussi. Une grande bouteille, trois cannettes, deux blisters.

Alors se produit un truc de fou que je mettrai des années à comprendre, quand le cauchemar se sera éloigné loin dans le passé. Je suis décrochée.

Comme si le sol se dérobait sous mes pieds et que je tombais, vers le haut. Comme si je lâchais prise, comme si les bras qui me tenaient tout à coup me lâchaient et que je m'envolais comme un ballon trop léger pour exister seul.

Je suis chassée une première fois.

Je suis pure terreur. Je vois de là-haut, elle, Laureline, qui existe, tout à coup, sans moi et regarde l’installation sans comprendre. Elle hausse les épaules, ouvre la porte du frigo et sort le plat à réchauffer, tandis qu’abrutie de peur je me cogne à tous les angles des meubles engloutis dans l’ombre.

Laureline dépose le plat dans le micro-ondes et tourne le bouton. Ahurie, hébétée, je ne comprend pas ce qu’il se passe, ni pourquoi je la vois tout à coup, pour la première fois ou presque, cette jeune fille flottant dans son sweat à capuche, amincie encore par cette ridicule robe noire, aux bords en fausse dentelle, passée au dessus de leggings aux rayures blanches et noires. L’image que je connais grâce au miroir flotte maintenant dans cette cuisine jaune aux tournesols obsédants.

Peut-être est-ce la conscience soudaine que quelque chose ne va pas, je réintègre brusquement le logis.

Je pose – avec mes mains qui me semblent flotter en l’air – le plat chaud sur la table de la cuisine, quitte la pièce, monte les escaliers et ‘mapproche, cœur battant à tout rompre, de la porte de la chambre du frère.

La peur menace de m’avaler dans la paralysie, alors, pour me donner du courage, je frappe fort à la porte et j’appelle, d’une voix qui se veut ferme et énervée, mais qui tremble et s’étrangle dans les aigus :

« Thibaut ? Tu es là ? »

La porte s’ouvre au premier coup, elle est mal fermée.

Il est là, je l’entends respirer trop fort, presque ronfler dans un gargouillis glauque ; il est allongé dans son lit avec une odeur de vomi, quelque chose a coulé de sa bouche.

La colère prend le dessus, Je suis écœurée mais je secoue énergiquement son épaule en criant, hystérique : « Thibaut, qu’est-ce que tu as foutu, putain ! »

Ejection – à nouveau, je vois Laureline comme si je n’étais pas elle. Je suis derrière son épaule et elle est dans cette chambre seulement éclairée par la lumière qui vient du couloir, qui tombe sur le visage bouffi et couvert de sueur du frère, d’habitude souriant, là, endormi dans ce vomi qui a coulé sur un magazine qui lui a glissé des mains.

Laureline sort de la chambre, elle descend les escaliers, je m’empresse de voler à sa suite, glacée sans elle, incapable de me diriger dans l’espace trop petit, je l’entends au téléphone, répondeur de la mère, alors elle compose le 18, je la réintègre quand une voix d’homme répond.

J’explose en larmes et explique tant bien que mal – l’homme ne comprend pas, il faut répéter, argumenter, répondre aux questions : non, les parents ne sont pas là, la mère est sur répondeur ; il faut décrire, il faut prendre les plaquettes de médicaments pour lui lire les noms, dire combien, répéter à propos du vomi, qu’il ne se réveille pas quand on le secoue.

Laureline tient d’une mail le combiné et répond aux questions. De l’autre, elle gratte machinalement la tâche incrustée dans la nappe et fixe les tournesols qui s’imprègnent pour toujours dans ses pupilles, faux soleils au cœur carbonisé.

Puis elle raccroche et nous restons ensemble à attendre, dans la cuisine, dans cette nuit interminable qui est maintenant tombée. Au loin, la fenêtre des voisins est éclairée. Nous pleurons de toutes nos larmes, déchargeons notre cœur en craignant que les voisins nous entendent, mais la peur, la tristesse et la déception sont plus fortes. Nous serrons les bras autour de nous, nous avons froid mais ne voulons pas retourner dans notre chambre, remonter les escaliers et passer devant la chambre, nous ne pensons plus à rien, nous fixons les tournesols.

Quand les pompiers arrivent, la sirène nous trahit aux voisins.

Tout est confus, je fais des allers-retours entre mon logis, le corps chaud et vivant, et l’air froid du dehors. Ces hommes viennent et prennent tout en charge. Laureline refuse de monter les escaliers, pleure de plus belle, la culpabilité commence à la ronger ; les pompiers sont énergiques, rassurants ; l’un essaye de réconforter Laureline.

« Et vos parents, ils sont où ? »

Laureline hausse les épaules, elle ne sait pas, elle pleure, recroquevillée sur elle-même. Elle regarde le brancard descendre, mais ne bouge pas, elle est appuyée contre l’évier et ses fesses sont collées, son frère n’a pas repris conscience mais « il respire, il est juste shooté » lui dit le pompier.

Elle refuse de venir avec eux, elle reste là et me jette au loin, plus loin qu’elle ne l’a jamais fait. Je n’ai plus droit de cité, je n’ai pas le droit d’envahir son corps de ma peur, de la stupéfaction.

Je suis forcée alors d’exister sans elle, moi qui n’ai jamais fait cela, moi qui suis les couleurs dans son monde en noir et blanc, qui suis les larmes au petit matin de la rupture, qui suis le sourire au chevreuil croisé en chemin, qui suis l’ampleur de ses mouvements, comment dansera-t-elle, comment vivra-t-elle sans moi et moi, comment existerai-je sans la vigueur de son corps chaud et jeune ?

Les pompiers s’engouffrent dans l’air froid et je suis aspiré à leur suite dans la nuit, jouet de l’air qui souffle, sans accroche, sans prise sur rien.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Liné
Posté le 11/11/2024
C'est fort et pesant, ça nous embarque. Et puis aussi, il y a la sensation d'un coupage d'herbe sous le pied : on savait que la relation avec le frère était pas au beau fixe, mais on est au début de l'histoire, on ne connait qu'à peine ces personnages. Du coup cette sensation de couper l'herbe sous le pied va très bien de pair avec ce que traverse l'héroïne (conversation à suivre de vive voix vue la dureté du sujet, si tu le souhaites ((coucou, ma tisane est froide, tu veux un refill ?))).

"Peut-être est-ce la conscience soudaine que quelque chose ne va pas, je réintègre brusquement le logis." / "à nouveau, je vois Laureline comme si je n’étais pas elle." : si tu le souhaites, tu peux te passer d'expliquer autant et faire en sorte que le passage de "je" à "Laureline" soit plus intégré encore dans le récit. Ça donnerait encore plus l'impression que ces sensations de sidération se vivent au présent de la lecture, et pas à posteriori.

A contrario, les phrases suivantes et toute la fin assument complètement cette sidération, sans l'expliquer (et on comprend tout à fait ce qui se passe) : Laureline sort de la chambre, elle descend les escaliers, je m’empresse de voler à sa suite, glacée sans elle" / "Puis elle raccroche et nous restons ensemble à attendre"...

Dans le détail :
"monte les escaliers et ‘mapproche" : petit bug autour de l'apostrophe

"de la porte de la chambre du frère" : écrire "du" au lieu de "de mon", ça enfonce encore plus et de manière subtile l'effet sidération et mise à distance, ça fonctionne beaucoup
Erwel.le
Posté le 27/11/2024
Liiiiiiné <3
Vous lisez