3- Entretien avec un merle

Notes de l’auteur : Bonjour,
Je vous pose la suite ici, et tiens à vous remercie pour vos avis.
Cette histoire, je l'avais écrite pour sortir de ma routine et de mes revisites de contes. Je voulais un texte léger où on ne se prendrait pas trop la tête et qui saurait parler à certaines personnes.
Bonne lecture.

— Je m’appelle Gauthier, j’ai trente-trois ans. J’ai emménagé avec ma mère après la mort de mon père il y a trois mois. Grâce à mon nom et l’influence de mon père, j’ai pu être transféré dans une nouvelle bibliothèque du centre-ville.

Laquelle ?

Évidemment, il ne peut pas me comprendre dans ce corps. À quoi bon poser des questions ?

Je fais l’œuf sur le muret, écoute mon nouveau voisin. Celui qui aime les vampires et les créatures fantastiques, au vu de sa lecture de ce soir. Il n’est pas comme moi. Il n’est pas non plus la jeune femme banale que je cherchais. Dans le langage commun, les gens diraient de lui : « différent ». Pourtant, il ne parait pas si éloigné de moi. Il semble serein, intouchable, peut-être un peu fier. Dans sa façon d’être décontracté, il garde un maintien irréprochable. Il n’est pas affalé sur sa chaise. Non, il a le dos droit sur son dossier, les jambes croisées, un bras las qui soutient l’autre. Ses épaules sont étroites mais bien plus alignées que les miennes. En soi, si je l’avais vu de dos, je n’aurais pas repéré sa « différence ». Étrangement, alors que je plonge mon regard dans le sien, je me sens honteux de penser comme ça et en même temps, je ressens un frisson agréable s’échouer le long de mes plumes.

Je fixe son faciès aplati où une mâchoire ovale et prononcée attire le regard sur des joues creusées. Des boucles châtaines cassent ce côté animal qui jaillit sous mon regard inexpérimenté. Ses yeux bridés ourlés de long cils sur les extrémités lui donnent un air de poupée. Une fine cicatrice se forme au creux de ses yeux comme une larme figée à jamais et lui donne un air mélancolique. Je me laisse happer par le vert électrique, saisissant, de ses iris. Son nez petit, pointu et un peu tordu, moucheté de taches de rousseur, appuie la singularité de son visage sans pour autant le figer à un âge bien défini. Sa bouche boudeuse gorgée de sang et ses lèvres épaisses et quelque peu large lui offrent un charme atypique, tout comme l’ombre du sourire qui étire les commissures de ses lèvres. D’autre cicatrices ? Il me chavire l’âme ou bien celle de Merle. Quand je suis prisonnier de ce corps, tout est toujours compliqué dans les émotions. C’est comme si nous étions deux âmes à nous partager une enveloppe charnelle.

Je fixe Gauthier. A-t-il vraiment trente-trois ans ? Peut-on donner un âge à un homme qui pourrait venir d’un autre monde ? Il a un côté énigmatique, comme dans ce film que j’avais vu, la forme de l’eau. Cet homme à un quelque chose de cette créature, de ce dieu de la mer. Il a quelque chose qui porte, qui soulève l’âme, qui attire sans le vouloir.

Doucement, je sors de mon état d’analyse et reprend le cours de la discussion. Si je puis dire. Gauthier reste le seul à parler. On dirait papy qui cause avec les plantes de son jardin ou avec le chien du voisin. Ici, c’est évidemment plus poétique, plus romantique. La conversation de deux êtres particuliers.

— Je ne pouvais pas la laisser seule. Elle était si triste. Elle pleurait tant.

Il poursuit le fil de sa pensée, comme s’il discutait avec lui-même. Pouvais-je être à cet instant sa conscience matérialisée ? Me voilà philosophe.

Sa manière de parler comme s’il avait une patate chaude sur la langue ne me déplait pas. Sa diction est nette, ses mots simples et doux.

— Elle a tellement fait pour moi. Jamais elle ne m’a abandonné quand les spécialistes disaient que j’aurais du retard, que les opérations pourraient créer des contrariétés sur mon moral, sur mon apprentissage. J’étais si lent quand j’étais petit. Toujours terrifié par le monde, par les murmures. Tu sais, l’ami, j’ai mis du temps à apprendre à lire, à parler et à écrire. Ça a été laborieux. Un problème de confiance en moi qui m’a tant bloqué. Les psychologues pensaient que j’avais un problème autistique. Mais qu’importait pour mes parents. Ils ne m’ont pas lâché. Surtout mon père. Il avait si peur pour moi. Il ne me le montrait pas. Mais je l’entendais se confier à maman. « Est-ce que ça ira pour lui ? Comment gérera-t-il les moqueries ? ». Il essayait de se mettre à ma place, cherchait à copier ma façon de penser. Quand j’ai eu quatorze ans, nous avons fait une balade en forêt. Il s’est arrêté devant un bouleau et il m’a dit : « Fils, ta mère et moi, nous ne sommes pas éternels, un jour, tu seras seul et… ». Ils ont toujours craint que je ne sache pas m’adapter, peur que je me ferme complètement au monde, un peu comme un Hikikomori*, alors ils ont tout mis en œuvre pour me donner confiance. Je suis content qu’ils aient pu prendre cette décision. Aujourd’hui, je peux me confronter aux regards des autres. Et je te le dis, merle ; ce n’est pas donné à tout le monde des parents aussi bons que les miens. Ils ont vraiment tout fait pour me rendre la vie facile.

Une famille essaie toujours, avant de perdre espoir. Enfin, en général. Où en serais-je si mes parents avaient compris et accepté mon état ?

_____

Hikikomori : therme désignant la phobie-sociale au Japon.

En même temps, une maison secondaire aussi grande ne peut que laisser présager un sacré héritage familial. Mais qu’importe, même pauvre, je suis certain qu’ils auraient tout fait pour lui, pour lui offrir le meilleur.

Je ne peux m’empêcher de me demander quel est exactement sa maladie ? C’est dû à quoi ça malformation ? Ce gars me plaît dans sa façon de parler, de se tenir. Quelles études a-t-il faites ? Je suis si curieux de lui, maintenant. Encore plus qu’avant. Pourvu que la nuit s’éternise. Le merle est tout aussi impatient de l’écouter. Je le sens prendre un peu plus le pas sur moi.  

Gauthier reste songeur un moment, le regard plongé vers l’horizon.

— Je suis un peu anxieux pour demain. Comment réagiront mes collègues ? Serais-je un quota pour eux ? Me lierai-je vite d’amitié avec eux ? Combien de temps ?

Son visage se crispe, il soupire, ses lèvres s’arrondissent. Je n’aime pas la tristesse qui se dégage de ses yeux. Le merle s’avance. Pourquoi ? Les oiseaux sont généralement sauvages. Et le merle est de cette trempe-là. Qu’a-t-il ce soir ? Est-ce lui ou moi qui dirige nos pensées ?

Confie-toi encore, Gauthier ! Nous avons envie de te connaître. Parle-nous de ta vie… De tout.

— Tu sais, je n’ai jamais aimé ma différence. Déjà petit. Je ne comprenais pas pourquoi je devais être comme ça. Ma psychologue avait beau dire que personne n’est pareil et que la différence est partout, rien ne m’empêchait d’en souffrir… Tous ces regards dans la rue, dans la vie. Les gens qui plaignaient mes parents ou moi. Parfois, j’ai l’impression d’être une bête curieuse.

Non, ça c’est moi !

J’ai un mal fou à me regarder dans la glace. J’ai envie de prendre une gomme pour effacer mon visage. Je sais que c’est mal de penser ainsi. Mais je n’arrive pas à m’accepter totalement. Je pourrais me cacher sous le savoir, ça ne fera pas oublier aux gens mon aspect. Je pourrais être un scientifique de renommé, je garderais cette tête de lapin mutant, si je me réfère aux moqueries du collège.

Pourtant, tu n’es pas le plus à plaindre. J’ai vu plus laid que toi, plus ignorant, et pas forcément atteint d’une maladie. Mais je t’accorde que ce n’est pas facile d’être différent. Dis-toi que la beauté ou la banalité ont aussi leurs inconvénients.

Comme je voudrais qu’il capte mes paroles, que nous puissions avoir une conversation ouverte entre deux hommes qui ne sont pas si différents l’un de l’autre.

Il pose sa main sur la couverture de son livre, caresse l’image. La tristesse réinvestit ses traits.

— J’aimerais rencontrer un ange terrestre. Pour que mon cœur soit le premier à être vu. Je ne suis pas aussi ignoble que Créature, je peux dire que mon existence a été douce, enroulée d’amour et de tendresse, pourtant je ne cesse de me comparer à lui. Me comparer à un golem cousu dans milles cadavres.

Il se redresse dans son peignoir de bain. Sa nuque est fine, sa peau laiteuse. Il me parait mince. Cela se voit qu’il prend soin de lui. La brise mène à mon bec le parfum du gel douche : caramel, noisette… J’ai envie de croquer un bout de sa peau pour coller l’arôme à mon palais. Gauthier s’approche. Je remarque un léger clopinement au niveau de sa jambe droite, mais rien d’important. L’élégance de sa démarche me captive. A-t-il reçu des cours de maintien ? Ce que ça doit être chouette d’être riche.

Il s’accoude sur la balustrade en fer forgé, près de moi. Son regard embrasse la végétation de son jardin, bordée de parterre de fleurs et de quelques arbres fruitiers. Il observe la piscine. Le rêve, quand l’été arrivera. Les saisons chaudes à Toulon sont toujours un véritable enfer pour moi. Je déteste avoir chaud. Merle, lui, apprécie les chaleurs des nuits étouffantes.

Mon voisin se tourne vers moi, appuie la main sur sa joue. Sa bouche se tort, devient plus pulpeuse. Elle n’est pas calleuse, mais lisse comme de la soie. Utilise-t-il du baume à lèvres ?

Il capte toute mon attention.

— Merle, je rêve qu’une personne m’aime. Qu’elle ne se focalise pas sur mon problème. Mais à l’heure actuelle, je crains que ce ne soit que foutaise. La seule fille qui m’a accordé les plaisirs charnels et une relation « amoureuse » se trouvait être une croqueuse de diamants. En même temps, comme ai-je pu y croire ? Elle était si jolie. Tu l’aurais vu, tu serais tombé fou d’amour pour elle. Mais elle n’était qu’une apparence… Tous ces beaux discours sur l’importance de préférer le cœur au corps, n’étaient que du vent. Un moyen de m’amadouer. Quand, j’ai compris la supercherie, je me… J’ai voulu mourir.

Il retourne la manche de son peignoir et me tend son poignet ni vraiment fin ni vraiment épais. Un long trait blanc le bariole. Le désir de poser un baiser sur cette plaie encore vive dans son cœur m’habite.

— J’ai fait une bêtise. Jamais je n’aurais dû faire ça pour cette fille… Mais avec le temps, j’ai compris que ce n’était pas à cause d’elle que je m’étais tailladé les veines.

Il pointe la cicatrice avec son menton.

— Je savais qu’une personne comme moi ne pourrait pas trouver cet amour tant désiré. Il y a des gens qui courent après l’argent, d’autre, après la reconnaissance, moi, je suis de ces romantiques qui ne désirent que l’amour.

Comment peut-il être si sérieux ? Comment peut-il croire qu’il n’a pas droit au bonheur ?  

— Souvent, j’ai espoir que dans la nuit mon cœur s’arrête. Je ne me rendrai compte de rien et peut-être que je pourrai renaître sous une forme moins singulière ! Mais ça voudrait dire abandonner ma mère au chagrin infini. J’en serai incapable. Quel enfant minable serais-je de lui fendre ainsi le cœur ?

Gauthier bascule sa tête en arrière, alors qu’un sourire discret se forme sur ses lèvres et étire les ombres que je devine être deux fines cicatrises. Les yeux dirigés vers les étoiles, il se tait de longues minutes, contemplatif d’un monde céleste, onirique.  

Je comprends que Gauthier ne dira plus rien pour ce soir. Pourtant, je reste campé près de lui, dévisageant le paysage de Nyx, et celui de mon voisin.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Cora Elzéar
Posté le 05/04/2022
Il y a une beauté touchante dans cet échange et un poil de frustration. Celle de ne pas pouvoir répondre mais sa forme de merle lui permet aussi d’être pleinement à l’écoute. Écouter sans intervenir n’est pas si simple.
Le sujet de la différence est délicat et si ce texte peut faire comprendre à quelqu’un à quel point, elle peut faire des dégâts, ce serait vraiment chouette (ou merle, comme tu veux XD).
Aparté, je raconte ma vie. J’ai été touché par la différence et encore hier (enfin il y a quelques jours) j’ai réalisé l’ampleur des dégats qui ont été causé par le regard des autres. Je suis sortie de l’adolescence depuis un moment et pourtant je traine encore des casseroles de l’époque. Le pire est de me dire que la plupart des gens ont probablement oublié leurs blagues et leur méchanceté. Bref, la différence qu’elle soit minime ou importante, les conséquences du regard des autres sont toujours lourdes à porter !
NM Lysias
Posté le 06/04/2022
Oui, c'est aussi pour ça que j'ai eu besoin d'écrire ce texte. Parfois on reste à stagner à un âge. Quinze ou trente ans, il n'y a que des années qui séparent. La mentalité peut encore être la même, sur certain point. Il est dur de ce débarrasser du regard des autres, de leur mot, de leur croyance à notre égard. Et ça fait qu'on se sent souvent mal même après des années. Comme si rien n'avait changé et qu'on n'avait pas si bien grandit au finale. ^^
Je suis curieux de la vie. Ta vie est une histoire. J'aime les histoires. Tu peux la raconter, ça ne me dérange pas.
Cora Elzéar
Posté le 14/04/2022
De mon point de vue, je ne suis pas là pour raconter ma vie brut, par contre il est indéniable que mes expériences de vie teintent mes écrits (comme tout écrivain probablement). Je veux bien en raconter plus sur moi mais dans un cadre plus priver. Sinon il faut lire en filigrane dans mes écrits (pas toujours proche de ma vie réelle).
Je vais lire mes chapitres de retards !
Vous lisez