3 - et elle est là

Pénétrer dans l’auberge implique une foule de petits rituels. Les bottes trop crottées doivent être rangées dans des casiers – ou alors on s’acquitte du nettoyage des tapis de fourrure qui isolent le sol – et les manteaux suspendus aux patères ou entassés près de l’escalier, à côté des réserves de bois. À ce moment du jour les trois puits de lumière assurent encore l’éclairage, mais si on veut jouer aux coquilles, peindre une pierre ou recoudre un ourlet, il faut allumer une lanterne, objet dangereux qu’on ne manie qu’avec le plus grand soin. Au centre de la pièce, la cheminée à deux bouches et son épais conduit, autour duquel les enfants tournent jusqu’à s’en cuire les joues. Il n’y a pas deux tables taillées à l’identique ni deux chaises semblablement équilibrées ; il faut avoir passé plusieurs hivers ici pour identifier du premier coup d’œil les bancs sur lesquels on peut s’asseoir sans crainte et ceux qui risquent de vous envoyer les fesses par terre si vous y allez trop brusquement.

Le Saumon, le Sabot et l’Étrier partagent des bols de lait de renne bien chaud. Frey et Ull de l’Étrier ont descendu leur père Dag, dans sa chaise à porteurs, jusqu’à la table où il est déjà en train de réparer des lanternes, des brides et d’autres objets endommagés. À présent, les jumeaux sont assis auprès de Piotr du Saumon et Kyr du Sabot. Kyr raconte à ses amis les frasques d’un jeune renne né au cours de l’été et Frey l’écoute avec un sourire en coin, prêt à sauter sur l’occasion de titiller le Sabot sur ses méthodes concernant l’acclimatation des animaux ; c’est un vieux refrain entre ces deux clans dont les activités gravitent autour des rennes. Piotr semble perdu dans ses pensées et Ull écoute en se réchauffant les mains contre son bol. Azar va, jovial, d’un groupe à l’autre en berçant énergiquement le dernier-né de l’Étrier dont les parents se reposent dans une chambre. Il en profite pour évaluer discrètement l’état des uns et des autres avant de recruter les plus en forme pour les tâches à venir.

Ainsi, trop vite au goût de Frey, on charge leur groupe de la corvée d’eau pour le repas du soir. Ils s’équipent pour quitter le ventre chaleureux de l’auberge quand Asgeir du Saumon s’interpose : « Je viens aussi.

– Reste plutôt faire une partie de coquilles avec nous ! » lance Dag de l’Étrier depuis la table la plus proche. Vigrid, assise à l’autre bout, renchérit : « Oui, laissons bosser les gosses, c’est à ça qu’ils servent, non ? »

Asgeir se rapproche de son fils Piotr, dont le visage se ferme. « Les syrens… » se justifie le père inquiet. Les convives balaient l’objection : le ruisseau coule suffisamment près de l’auberge, la ligne-qui-sépare est en place autour de la clairière, les syrens n’entrent pas dans cette zone sans y avoir été invitées. « On ne sait jamais », avance encore Asgeir, sous l’œil noir de son fils.

Finalement, Azar propose qu’un shaman accompagne les jeunes et Asgeir consent à se rassoir. Pourtant Piotr du Saumon paraît toujours irrité quand ils franchissent le seuil de l’auberge. Il réagit à peine aux taquineries de Frey. Ull interroge Kyr du Sabot sur l’inquiétude d’Asgeir, sachant que son clan et celui du Saumon entretiennent des liens étroits, même hors des rassemblements.

« Asgeir est tendu depuis cet été.

– Des ennuis avec les syrens ? »

Kyr hausse les épaules et Ull juge plus sage de ne pas insister. Munis des palanches dont ils maintiennent le joug à deux mains, ils longent les enclos jusqu’au ruisseau qui chante dans la forêt silencieuse. Alors qu’ils remplissent les seaux, le shaman de l’Étrier annonce du mouvement au sud : « C’est l’Ours qui arrive ».

Les jeunes gens se réjouissent, même Piotr se fend d’un rictus. « Et si on allait à leur rencontre ? » propose-t-il, mais le shaman suggère qu’ils portent d’abord l’eau à l’auberge. Le sourire de Piotr disparaît et il regarde vers le sud comme pour voir à travers les arbres. Quand les autres se remettent en marche, il leur emboîte malgré tout le pas sans discuter.

Frey avance devant, mettant Kyr au défi de courir sans renverser leurs seaux. Le shaman aide Ull à stabiliser sa palanche : avec sa main mutilée, elle a besoin d’aide pour l’installer sur ses épaules, après quoi la maintenir en place ne lui pose aucun problème. Alors qu’ils parviennent à l’orée du bois, elle demande au shaman comment il sait que c’est l’Ours qui arrive et pas un autre clan.

« La présence de Sonja de l’Ours se perçoit de loin ».

Pour Ull et ses amis, Sonja fait partie de ce groupe de parents qui les ont tour à tour consolés et sermonnés depuis l’enfance. C’est toujours étrange d’entendre cette note de déférence dans la voix des autres shamans quand ils la mentionnent.

En arrivant près du campement la nouvelle leur parvient : pendant que l’Ours approche par le sud, un autre clan arrive par le nord. Frey se précipite pour savoir lequel et les autres le perdent de vue. Les gens sortent de l’auberge tous en même temps, enthousiastes à l’idée des retrouvailles et prêts à aider à l’installation des uns et des autres. Ull, Kyr et Piotr font passer leurs seaux en cuisine et en profitent pour jeter un coup d’œil dans l’auberge avec l’idée qu’Endrin est peut-être rentrée. On peut parfois la trouver roulée en boule sur un fauteuil près du feu avec un de ses livres ou alors occupée à une besogne quelconque, souvent placée de sorte à pouvoir surveiller la porte d’entrée.

Mais Endrin n’est toujours pas là.

Des deux côtés de la clairière, les premiers cavaliers de l’Ours et du deuxième clan – le Chêne – commencent à émerger des arbres dans un joyeux désordre, agitant leurs moufles pour se saluer de loin. Les rassemblés se laissent emporter dans le tourbillon des embrassades : on fait fête aux nouveaux-nés, on invite les plus fatigués à se reposer dans l’auberge, on aide au déchargement du paquetage et on ménage des espaces calmes pour les rennes, que toute cette agitation inquiète. Dès lors, avec le mouvement des uns en direction des autres, les allers-retours vers les remises et l’effervescence autour des tentes qu’on se dépêche de monter avant que la nuit tombe, il devient difficile de retrouver dans la foule qui que ce soit de particulier.

Azar, survolté, fend cette marée humaine en donnant l’accolade à tous ceux qui passent à sa portée ; il étreint par erreur plusieurs membres du Saumon ou du Sabot qui séjournent déjà chez lui depuis quelques temps. Au passage, il lance des indications à propos de l’emplacement des tentes et de la préparation de la salle, de sorte que passées les premières effusions, chacun s’attelle à la besogne qui se présente à lui. L’aubergiste recrute les derniers désœuvrés pour la cuisine et vite, vite, regagne la chaleur de son auberge.

Parmi les cavaliers de l’Ours se trouve Andrev, qui aperçoit Azar juste au moment où il s’éloigne du campement. À peine descendu de son renne, le garçon est entraîné par des membres de son clan vers une remise à bois où ils entreposent leurs réserves. Il a beau scruter tous ceux qui passent à proximité, impossible de repérer ses amis, ni même ses mères Idunn et Sonja qui ont disparu englouties par la foule. Il joue un moment le jeu des salutations, rendant les accolades sans se départir de sa réserve habituelle. Quand la remise à bois se retrouve pleine à craquer, les gens de l’Ours avec qui il travaillait décident d’aller garnir les caisses de l’auberge avec le reste des fagots.

Andrev, le regard vague, entend à peine l’échange. Sa concentration est mobilisée pour percevoir au-delà de l’effervescence, envoyant sa conscience clapoter contre les bordures de la clairière.

Un frisson brutal le parcourt des pieds à la tête quand il trouve ce qu’il cherchait. Aussitôt, le plus discrètement possible, il contourne l’édifice à demi enterré de l’auberge et se met à courir vers la forêt.

Ses jambes le lancent après la journée de voyage et l’air refroidi plante des aiguilles dans sa gorge. Rien n’a changé ici, rien n’y change jamais, mais la sensation de ne faire son grand retour dans la clairière qu’après une interminable saison est neuve, elle, et piquante comme une larme gelée. Il ralentit à peine en atteignant l’orée du bois, porté par la palpitation qu’il perçoit là au loin et l’écho de son chant familier dans sa poitrine. Il court, enjambe des pommes de pin, des mousses et de pauvres broussailles, les bouleaux frêles comme de grandes silhouettes le regardent passer de leurs yeux d’écorce, les sapins épais bouchent l’horizon puis les arbres s’écartent,

et elle est là.

Endrin se tient agenouillée, seule et immobile, devant la souche d’un bouleau. Sa capuche régurgite les boucles nerveuses de ses cheveux bruns. Elle porte un manteau neuf, brodé de symboles claniques. Sans vérifier qui arrive dans son dos, elle l’invite d’un geste de la main à la contourner et ne manifeste aucune surprise quand Andrev s’accroupit à sa gauche. De ce côté-là, il ne voit que son œil noisette, celui qui a toujours la même couleur, et elle le garde intensément fixé sur la souche.

Quelque chose est en train d’émerger du bois. Minuscule, vaguement humanoïde, la peau ridée comme de l’écorce ; ça se fraye un chemin vers le haut, vers Endrin, irrésistiblement. C’est une syren et sa présence ici, si près de l’auberge, est a priori impossible : aucune d’entre elles n’est censée pouvoir franchir la ligne-qui-sépare. Tous les shamans que compte la clairière devraient déjà être alertés de l’intrusion et prêts à lancer un rituel pour lui demander de s’éloigner. Mais là-bas, Andrev ne perçoit aucun remous de ce genre. Lui, il est là simplement parce qu’il cherchait Endrin, et il a plus l’impression que c’est elle qui l’a appelé plutôt que lui qui l’a trouvée.

Il reste muet, regarde la syren s’extirper de la souche et se tenir dessus. Ses contours frémissent comme sous l’effet de la chaleur. Son corps est composé de bois et de glace, minuscule et humanoïde, comme la poupée qu’un enfant pourrait fabriquer avec ce qu’il trouve par terre. Mais elle n’a pas de visage. Aucune syren n’en a, même s’il arrive que les modulations de leur apparence évoquent des yeux, des mains, des chevelures ; ce ne sont que des leurres. C’est comme ça que certains rassemblés appellent les syrens, d’ailleurs : des leurres.

Endrin et la créature sans yeux semblent pourtant échanger un long, puissant, profond regard. Andrev se concentre, ferme les paupières – devant une syren ! Sonja l’aurait sermonné, mais il a confiance en Endrin – et regarde-sans-les-yeux.

Rien d’articulé ici. Pas de mots. Rien ne se dit mais tout coule et Endrin – il en a l’impression – le laisse entrer. S’il devait décrire ce qui se passe, il parlerait de la caresse du soleil à la surface de l’eau, en paillettes mouvantes. C’est là. C’est insaisissable. La plus grande partie lui échappe. Peut-être que son amie ne fait que la regarder, cette syren tout juste apparue, mais il lui semble qu’une infinité de choses circulent entre elles.

Endrin se détend soudain et souffle de l’air par le nez. Andrev rouvre les yeux. La syren ne se trouve plus sur la souche. De la tête, Endrin la lui désigne : elle s’éloigne dans la forêt, se déplaçant de manière erratique, comme aspirée par le sol puis reparaissant plus loin. Ils la suivent des yeux jusqu’à ce qu’elle disparaisse.

Alors, le garçon de l’Ours se tourne vers son amie : « Depuis combien de temps tu es là à la regarder ? » Les genoux de son pantalon sont trempés de l’humidité du sol, et maintenant que la syren est partie il est clair qu’elle tremble légèrement. Elle essaye de se relever, grimace et se laisse tomber en arrière, agitant les jambes pour faire circuler le sang.

« Un bon moment. Je guettais l’arrivée de l’Ours », déclare-t-elle avec un grand sourire. Son œil changeant a la couleur de la rivière quand le soleil la frappe. Andrev s’enfouit dans son écharpe et tend la main pour l’aider à se mettre debout ; elle s’en saisit sans hésiter, s’appuie sur lui pour tenter quelques pas prudents en remuant les pieds. Elle a un peu grandi depuis l’hiver dernier.

« L’Étrier et le Chêne nous ont rejoints aussi », lui apprend Andrev.

« Je sais. Le Sabot et le Saumon sont là depuis presque un quartier. Plus que la Grive !

– Je n’ai pas pu trouver les autres. Tu as passé du temps avec Kyr et Piotr ?

– Oui, on est allés pêcher hier. Enfin, Kyr et moi on a surtout regardé faire Piotr. Comment va l’Ours ? »

Andrev ne répond pas tout de suite. Il hésite à laisser le moment s’évanouir, à faire comme si ce qui venait de se passer était une banalité.

« Endrin, ce que tu viens de faire avec la syren… 

– Je n’ai rien fait, je l’ai juste sentie arriver. 

– Je ne parle pas de son apparition. »

Elle lâche son bras, toujours souriante mais sur ses gardes. Il perd aussitôt courage. Endrin n’aime pas quand il lui fait remarquer que ses capacités dépassent celles de certains shamans. Et il ne veut pas non plus donner l’impression qu’il désapprouve, même s’il aurait de bonnes raisons : une syren si près de l’auberge, au mépris de la ligne-qui-sépare, sans qu’un shaman soit mis au courant… !

Mais non, ce qu’il voudrait vraiment dire, c’est que dans toute cette foule qui se pressait là-bas, il est le seul à les avoir perçues. C’est là ce qui est frappant : volontairement ou non, Endrin a dissimulé la présence de la syren et la sienne propre. À tout le monde, sauf à lui, puisqu’elle lui a permis de les rejoindre… et ça lui fait quelque chose. Surtout qu’elle lui a manqué, cet été. Mais il ne voit pas trop comment dire tout ça sans s’embourber.

Alors Andrev de l’Ours déclare, comme si ce qu’Endrin avait fait n’était pas si surprenant : « J’ai l’impression que tu as progressé », et elle hausse les épaules en réponse. Il reprend : « L’Ours va bien, et à l’auberge, c’est comment ? » et tout en conversant ils cheminent ensemble vers la clairière.

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Nanouchka
Posté le 17/11/2023
La mise en place se poursuit ♥ Ravie de rencontrer Endrin après l’attente. Elle a l’air ultra chouette : elle a des pouvoirs forts, elle est rebelle, têtue, loyale. Andrev est adorable de sentiments inavoués et de pensées qui se bousculent. Hâte de voir ce qu’ils vont devenir dans un monde qui va forcément changer.

Dans le détail :

→ Il y a des phrases qui peuvent sembler si factuelles qu’elles en deviennent statiques. En les fusionnant avec l’action d’après, il y aurait un mouvement dans la description. Par exemple en fusionnant ces deux phrases : « À présent, les jumeaux sont assis auprès de Piotr du Saumon et Kyr du Sabot. Kyr raconte à ses amis les frasques d’un jeune renne » Peu importe si tout n’est pas exactement situé, je me dis, tant qu’on voit qui parle à qui, qui fait quoi, comme si on associait le casse-tête de notre côté.

→ Depuis « Des deux côtés de la clairière » jusqu’à « la chaleur de son auberge », j’ai senti comme une longueur. Comme la première partie du chapitre est déjà errante entre les personnages sans vraiment s’ancrer dans une action, ici ça m’a semblé un poil long.

→ « et elle est là. » Très chouette, cet écart de style pour signifier et souligner l’importance d’Endrin, tant pour le roman que pour Andrev.

Hâte de continuer ♥
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