2 - en ce début d'hiver

Celui que tout le monde désigne comme l’aubergiste est penché sur son registre et il compte. Le fourrage. Le bois. Les provisions de cache. Il compare. Le nombre de rennes. Le nombre d’humains. Les chambres à disposition dans l’auberge. La place à l’extérieur. Il prévoit. La date pour une chasse ou une pêche. Les meilleures périodes pour trouver des tubercules, des champignons, des graines de pin, différentes sortes de gibier et de poisson. Les gens d’ici ne comptent jamais de cette manière. Ils n’écrivent pas non plus. Quand il leur a demandé pour la première fois de lui ramener un grand cahier où tenir ses comptes, il a récolté des rires incrédules, mais ensuite un clan a rallié Van-Verdann, la ville dans la forêt, l’endroit d’où vient le papier, et ils le lui ont obtenu son cahier, en marchandant leurs peaux et leurs objets sculptés.

Aucun nomade ne consulte le registre de l’aubergiste, mais ils le laissent faire. Compter, comparer, soustraire, projeter. Et quand il avertit – « on va manquer de ci, on va perdre ça » – ils l’écoutent. Avec le regard grave, toujours si grave ; ça l’a glacé au début, lui qui a le rire facile. En réalité les gens d’ici rient beaucoup en dedans. En tout cas c’était ce qu’ils faisaient avant que lui débarque et leur montre ce que c’est de se bidonner vraiment, à faire trembler les tables, à dénuder les pins. Et depuis ils y vont un peu plus franchement. L’aubergiste les fait marrer, ça oui. Avec son gros cahier et les bougies qu’il use à se pencher dessus, sa silhouette de barrique qu’il promène de-ci de-là, soufflant et pestant contre le froid, vérifiant les caches, les objets, les mécanismes, vérifiant aussi mais plus discrètement les gens et leurs mécanismes à eux, guettant les troubles, les chagrins, les malaises. Semeur de sourires. N’empêche que même s’ils rient, ces gens du Nord, ils le prennent au sérieux après tout ce temps.

Ses comptes sont une autre manière de faire ce que font les shamans. En ce début d’hiver son registre l’informe que le rassemblement ne sera pas le plus frugal qu’ils aient connu, mais pas le plus facile non plus, et de loin. Au-delà du premier quartier où se caseront les fêtes, les assemblées et surtout la cérémonie du pacte, il sera nécessaire que les pisteurs se relaient pour assurer l’approvisionnement en viande. Le reste ira : on se chauffera, on se logera, là-dessus de toute façon après le pacte tout est plus simple (même si on ne sait jamais). N’empêche : la question de la nourriture le préoccupe. Trop de variables. Aucune marge, même si on mange sans faire bombance.

Les shamans savent aussi tout ça, mais différemment. L’aubergiste – qui a pour nom Azar Kazara – n’a jamais très bien saisi ce qu’ils fabriquent avec leurs lignes-qui-séparent et leurs pierres peintes et ce truc-en-dedans dont ils parlent, flux ou fils ou foudre, ils ne sont jamais d’accord, mais de toute évidence ça fonctionne. Et ça fonctionnerait tout pareil sans son gros registre. Mais s’il n’a que ça à apporter ici, lui qui est incapable de voir-sans-les-yeux et qui préférerait rester bien à distance des syrens (merci vraiment, il a déjà donné), eh bien c’est ce qu’il apportera : ses calculs et ses projections. L’une des immenses qualités des gens d’ici, c’est qu’ils ne demandent pas plus que ce qu’on peut donner.

En ce début d’hiver, Azar Kazara ferme son registre avec au fond du cœur une vague angoisse. Les lunes qui se dessinent entre ses lignes seront rudes, oui, mais ça ils ont l’habitude. Ce qui l’étreint, c’est la crainte indéfinissable d’avoir su quelque chose de crucial et de l’avoir oublié ; une crainte qui le poursuit comme un mauvais rêve, solidement ancrée quoiqu’impossible à saisir.

Et, en réalité, une crainte justifiée en ce qui le concerne.

Mais Azar Kazara n’est pas homme à laisser ce genre de sentiment le saisir à la gorge. Quand ça monte – souvent à son insu – il se plonge dans une activité frénétique et dispose pour cela d’un immense terrain de jeu : l’auberge. Ses couloirs mi-souterrains, ses charpentes de bois et de peau, ses puits de lumière qu’il faut dégager, ses cheminées qu’il faut entretenir, ses cuisines, ses chambres, ses remises, son sauna, sa salle principale enfin, circulaire, ses bancs et ses tables où on s’entasse tant bien que mal pendant les rassemblements. Sans compter tout ce qui se trouve à l’extérieur : d’autres remises, les caches dissimulées par des trappes à divers points stratégiques, l’herbe de la clairière que viennent brouter les rennes et les élans, les enclos, l’espace à préparer pour que les nomades plantent leurs tentes en hiver, la forêt et ses mille bienfaits et ses mille dangers, la rivière, plus loin les plages et les fjords où Azar ne s’aventure jamais, sans compter qu’il y a toujours un outil à nettoyer, un récipient à fabriquer, un baudrier à réparer. C’est une auberge sans clients mais rarement dépeuplée, tenue par un aubergiste qui prend des notes frénétiques et a oublié l’essentiel.

En ce début d’hiver, donc, il ferme son registre et souffle sa bougie, s’enveloppe dans une étole de fourrure, gagne la salle centrale de l’auberge. Se trouvent là des jeunes du Saumon et du Sabot. Ils écaillent des poissons, supervisés par Asgeir du Saumon, un petit homme calme qui leur apprend les bons gestes. Un second groupe s’occupe à trier, laver et piler des herbes aromatiques. Le mélange de thym, sauge, oignons sauvages et romarin saisit Azar aux narines et il éternue à grand bruit.

« Pouah, c’est costaud votre tambouille.

– C’est pour le dîner… Tu crois que… ?

– Ça m’a l’air parfait, on va prendre à revers les premiers rhumes. » Azar se frotte le nez avec un sourire rassurant, puis reprend : « Je vais vérifier les caches, quelques-uns pour m’accompagner ? Il faut aussi prendre du bois au passage. Vous deux, là, vous m’avez l’air partants pour un petit tour dehors. »

Les deux jeunes se lèvent – ils s’appellent Kyr du Sabot et Piotr du Saumon – et d’autres leur emboîtent le pas, mais Asgeir proteste : « Ne m’enlève pas toutes mes petites mains ! Piotr, tu restes ici, il faut préparer plus de poisson. » Le garçon prend l’air buté mais son père fait les gros yeux et le voilà qui se rassoit, l’air morose.

« Tu gardes ton fiston, Asgeir ? – Faut dire, Piotr, c’est toi le plus fortiche en poissons, tant pour les choper que pour les vider. » Le commentaire d’Azar n’arrache qu’un bref sourire à Piotr qui reprend l’écaillage de mauvaise grâce pendant que les autres se préparent à sortir.

« Où est Endrin, au fait ? »

La question est lancée à la cantonade, les réponses lui parviennent en désordre : elle a été vue lisant près du feu, ses amis Kyr et Piotr ont joué aux coquilles avec elle ce matin mais ne l’ont pas recroisée ensuite, Asgeir pensait qu’elle se trouvait justement avec Azar, quelqu’un d’autre l’a vue se promener près des rennes… Bref, personne ne l’a aperçue depuis un moment.

Rien d’anormal, se dit Azar. En été, quand l’auberge se vide, Endrin tourne en rond et regrette l’absence des rassemblés, mais dès que la période du rassemblement commence, elle se fait une spécialité de partir en vadrouille sans prévenir.

Emmitouflé dans une pelisse, Azar gagne le dehors en compagnie des jeunes du Saumon et du Sabot qui se dispersent en direction des différentes caches et des remises à bois. L’aubergiste, en bon sédentaire, peste contre l’air piquant, la clarté grise du ciel et la terre qui s’accroche à ses bottes. Le souffle court, il fait le tour de la clairière, vérifiant les trappes qui dissimulent l’entrée des caches. Dans ces boyaux longs de vingt pas, aux parois consolidées par des poutres formant des étagères, s’entassent poissons fumés, fruits secs, farine de noix, tubercules en conserve, lamelles de viande séchée, toutes les denrées qui leur permettront de passer l’hiver à condition qu’aucun animal ou champignon ne s’introduise dedans. Il voudrait vérifier chaque jarre, la fermeture de chaque pot, chaque séchoir à poissons. Mais ce n’est pas raisonnable. Et après tout, il a prévu une marge en cas de perte dans ses calculs.

Quand il s’extirpe de la troisième cache la plus proche de la forêt, il devine aux froissements des buissons et aux éclats de voix qu’un clan est en train d’arriver. C’est l’Étrier ; les rennes qui l’accompagnent, les plus conciliants du moins, transportent des paniers de minerais qui sera travaillé à la forge. Azar se hâte en lisière du bois pour les intercepter.

« Qui va là ? » tonne-t-il en contrefaisant sa voix.

Des rires s’élèvent tandis qu’il se rapproche du convoi en ahanant. Une voix narquoise lance de derrière les arbres : « ’Paraît que l’auberge du coin sert un ragoût pas trop mal, même si le tenancier est un peu allumé.

– Redis-moi ça en face si tu l’oses, Frey ! »

Azar débouche enfin à l’endroit où les sapins s’espacent et toise les cavaliers de tête. L’un d’eux met pied à terre pour se planter devant l’aubergiste, bras croisés et menton haut. Azar adopte aussitôt une posture crâne, ventre en avant et poings courroucés sur les hanches. Ils échangent quelques politesses de leur cru jusqu’à ce qu’une pique plus tranchante que les autres mette fin à la joute avec l’éclat de rire de Frey de l’Étrier, qui s’avance pour donner l’accolade à son hôte, imité par le reste du clan.

« Où est ta sœur, grand vaurien ? Et tes vieux ?

– Mon père dans son chariot, ma mère et Ull en arrière-garde.

– Vigrid à l’arrière ? Vous cherchez à la rendre plus folle qu’elle n’est ? Je parie qu’elle a passé tout le voyage à vous hurler d’avancer plus vite. »

Les gens de l’Étrier rient et la remarque est répétée jusqu’en bout de convoi, parvenant aux oreilles de Vigrid dont la réaction ne se fait pas attendre : « Que cet aubergiste monte seulement sur un renne et on verra qui rira ! »

Attirés par le bruit, les jeunes du Sabot et du Saumon accourent depuis la clairière, se mêlent aux embrassades. Certains, comme Frey et Azar, échangent des provocations immédiatement suivies d’accolades. D’autres ne cachent pas le plaisir qu’ils ont de se retrouver, s’informent de la route empruntée, demandent des nouvelles des uns et des autres. Les enfants de l’Étrier descendent du chariot en piaillant et s’égayent dans la clairière. Frey lorgne en direction du campement, cherchant à distinguer les tentes. « Le Saumon et le Sabot sont arrivés ensemble, c’est ça ? Et les autres ?

– Le Chêne ne devrait plus tarder, je crois… Pourquoi, tu attends quelqu’un en particulier ? »

Frey s’abstient de répondre à la taquinerie et retire sa capuche d’un geste ample. Une cascade de cheveux blond cendré frappe fortuitement l’aubergiste en pleine face, suscitant encore quelques éclats de rire.

« À peine arrivé et il commence déjà ses fourberies ! » se plaint Azar à Ull de l’Étrier qui arrive vers lui, l’air fatiguée par la route, et réplique : « Il te réserve toujours le meilleur de lui-même ». 

La sœur jumelle de Frey est dotée du même visage et de la même allure que lui, nez pointu et longue silhouette, comme un décalqué du physique de leur mère. Leur père Dag, qui depuis sa charrette serre les mains qu’on lui tend, s’est contenté de leur transmettre son regard perçant et un peu de l’or qu’il a dans les mains.

Ull se penche pour donner l’accolade à Azar. « Attention à la tête quand vous circulerez dans l’auberge, vous deux ! Bon, au moins, c’est de plus en plus facile de vous différencier, avec celui-ci », et tout en parlant il fait mine de tirer l’oreille de Frey, dont le pavillon est percé d’anneaux sur toute sa longueur, « qui est si outrageusement pénible ! »

Frey lui fait une grimace, mais Ull sourit. De sa bonne main, elle pousse légèrement l’encolure de son renne tandis qu’un mouvement général s’amorce pour se rapprocher de l’auberge. « Endrin est dans le coin ?

– Introuvable depuis ce matin. Vous vous sentez d’attaque pour un petit cache-cache ? »

Les jumeaux secouent la tête de concert. « Plutôt partant pour un bon lait chaud », dit Frey et Ull ajoute : « Elle nous rejoindra quand elle voudra. »

Azar acquiesce, un peu déçu. Que les jeunes se mettent en quête d’Endrin l’aurait bien arrangé, même si c’est probablement peine perdue. La vague inquiétude qui sourde dans sa poitrine, il a la sensation qu’elle ne se dissipera que quand sa fille sera de retour dans son champ de vision.

« Andrev est avec elle ? »

La tête ailleurs, Azar indique que l’Ours n’est pas arrivé non plus. Ils ont presque atteint le campement ; l’Étrier s’apprête à enclencher le processus d’installation. D’autres membres du Sabot et du Saumon arrivent pour prêter leurs bras. Azar va devoir donner les instructions de rangement, vérifier avec les chefs de clan les emplacements des tentes par rapport à celui qu’on prévoyait pour le grand brasier, aller mettre du lait à chauffer pour les nouveaux arrivants, comptabiliser les matériaux qu’ils transportent…

Il étouffe un soupir. C’est le début du rassemblement. Il sait que bientôt l’ivresse de la période le saisira. Mais elle met le temps, cette saison.

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Nanouchka
Posté le 28/09/2023
Coucou ♥

Ce chapitre 2 a été plus simple d’accès pour moi que le premier, qui m’a rappelé Bérengère Cornut dans tout ce qu’elle a de poétique et d’inaccessible pour mon cerveau. J’ai besoin de m’ancrer dans des personnages pour naviguer dans un récit, et ici l’aubergiste, bien qu’encore flou, me semble attachant, large.

Je n’ai pas retenu qui que ce soit d’autre hormis sa fille Endrin et le fait que les gens s’appellent prénom + de saumon / sabot / chêne / étrier. J’ai compris qu’il était question d’un rassemblement qui arrive régulièrement. Et que le groupe parvient à se parler sans mots et à voir à travers les yeux des autres, mais pas l’aubergiste (est-ce un étranger ? recueilli après qu’une attaque de syrens ait décimé les siens ? s’est-il perdu dans ce territoire et il est tombé amoureux de la mère d’Endrin et n’est jamais reparti ?). Donc il tient des comptes et ça va aux gens, même s’ils n’en ont pas besoin.

Est-ce que tu as fait des recherches sur des peuples en particulier (vikings ? car Frey) ou est-ce que tu inventes un monde nordique qui te correspond ?

Je suis intriguée par ce qui va ressortir de ce rassemblement et je veux voir de quel « retour » parle le titre. Et je suis inquiète pour Endrin, j’espère qu’on va la retrouver bientôt (et je l’aime bien parce que je comprends tout à fait de vouloir être avec des gens, puis de s’isoler une fois qu’ils sont là). Je continuerai ma lecture ♥
EryBlack
Posté le 05/10/2023
Coucou Nanouchka ♥
Ça me ravit que tu mentionnes Bérengère Cournut, deux de ses romans ont été de vraies révélations et des influences conscientes dans cette réécriture. Je note le besoin de s'ancrer dans des personnages, je pense que je ressens le même ; je n'avais pas prévu que les persos du chapitre 1 resteraient si lointains, peut-être un peu trop groupés c'est vrai... D'autres retours m'aideront à y voir plus clair ! Ravie en tout cas que l'aubergiste et surtout Endrin, qui n'apparaît pas encore, te restent bien en tête. C'est l'essentiel, le reste suivra.
Je ne veux pas trop répondre à tous tes ressentis car j'aimerais les laisser se déployer librement au fil des chapitres, mais en tout cas ils sont très précieux pour moi, j'ai hâte de voir comment ils évolueront, se modifieront, se consolideront.
Je ne peux pas dire que j'ai fait des recherches, mais le déclenchement de mon inspiration pour cette histoire est issu de gravures rupestres observées tout au nord de la Norvège, à Alta. C'était très beau et les explications du guide m'avaient absolument enchantée (il y était question de pratiques shamaniques, de trois mondes, celui des humains, celui des animaux, celui des esprits, et il y avait aussi une barque avec un personnage debout qui tient une sorte de panneau et dont on suppose qu'il s'agit d'unE chamanE, au féminin). J'ai brodé à partir de là, en glanant des noms dans la mythologie scandinave, des éléments culturels de par-ci par-là (le peuple Sami et leurs rennes, aussi). Bref, je dirais que j'invente plutôt un monde nordique qui me correspond, avec probablement des résonances avec tout un tas de trucs conscients et inconscients.
Merci beaucoup pour ton retour, je poste la suite bientôt et je te dis à très vite, ici ou par chez toi ♥
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