— Pardon ! Pardon ! Je passe !
James courait dans les couloirs plus qu'encombrés de l'entreprise. Il était sorti en courant de chez Fim et Miwi et se jetait à présent en direction de l'aile gérée par sa grande sœur, Elena. Normalement, cette dernière se situait au deuxième niveau du sous-sol à gauche, étant donné qu'elle s'occupait des âmes en chute, les fallens comme on les appelait.
À dire vrai, James aurait pu sans le moindre problème se téléporter là-bas, mais pour une raison qu'il ignorait, il avait besoin de se dégourdir les jambes. De nombreuses personnes, chacune affairée à une tâche bien précise, parcouraient le couloir bondé et soufflaient d'exaspération au passage de James.
— Il peut se téléporter, pourquoi emprunte-t-il toujours les couloirs ? demanda dans un chuchotement une voix.
— Parce que j'ai envie de m'imposer la charge du bas peuple, lâcha-t-il en se retournant. Je pense que c'est important pour un membre de la Time family de connaître les difficultés et faiblesses de ses concitoyens !
Il ponctua la fin de sa phrase d'un clin d'œil moqueur. Son discours, pourtant d'une grande qualité, ne fut accueilli que par des regards au mieux fatigués et circonspects des Xions. Fait uniquement de fumée noire qui dessinait élégamment leur poitrine et de très longues oreilles en pointe, la couleur blanche caractéristique de leurs yeux sans prunelle rendait habituellement difficile l'étude de leurs émotions. Pourtant, actuellement, ce fut sans difficulté que James compris que sa moquerie n'était pas tombée dans l'oreille d'un bon public. Pourquoi personne n'appréciait son humour ?
— James, souffla une Xion la main tendue d'un doigt accusateur, tu as peut-être du temps à perdre, mais ce n'est pas notre cas. Les cartes astrales ne s'écrivent pas toutes seules. Donc si c'est pour faire n'importe quoi, nous te prions de quitter ce pont et de rejoindre tes propres locaux s'il te plaît.
James allait répondre, prêt à défendre son cas tel un avocat du diable, quand il sentit ses pieds quitter le sol et le haut de sa tenue se serrer le long de son cou. Battant lamentablement des bras, il finit par tourner la tête et cessa immédiatement ses gesticulations.
— Aristide... quelle surprise... chantonna-t-il d'une voix se voulant la plus agréable possible.
— James. Je peux savoir ce que tu fais là ?
— L'aile d'Elena est plus facilement accessible en passant par le pont des comptables.
— Mon pont des comptables, corrigea d'une voix sans émotion Aristide.
Elle ponctua la fin de sa reprise en lâchant James sans la moindre douceur. Le jeune homme tomba sur le sol aussi maladroitement que possible et se leva, prenant soin d'épousseter son costard pour faire face à sa sœur. Enfin face dans la mesure du possible.
Aristide était grande, très grande et James arrivait du haut de ses 1m75 à peine au niveau de sa poitrine.
— Oui, j'aurais dû te demander ? s'enquit-il d'une voix innocente alors qu'il connaissait pertinemment la réponse.
— En effet... et tu ne l'as pas fait.
— Je manque de temps à vrai dire.
— Un Time ne manque jamais de temps, encore moins toi qui n'a rien à faire.
— Alors déjà ça fait mal, avoua-t-il d'un ton qui se voulait nimbé d'humour, et ensuite sache qu'une affaire urgente retient mon attention, ma chère sœur !
— Ah oui ? Et puis-je savoir laquelle ?
— Une demande de SAV de la part d'une âme en chute, figure-toi !
— Eh bien... c'est étonnant. Elena doit être ravie, rajouta Aristide un rictus secouant son visage habituellement impassible.
James ne releva pas cette remarque non-formulée verbalement. Il savait que personne ne croyait en lui dans cette fichue famille et sincèrement, il s'en moquait. Il n'avait rien à leur prouver à eux qui avaient reçu sans le moindre effort un rôle et une place dans ce monde. Lui devait se battre pour prouver son utilité et ça, c'était bien plus difficile. Chaque chose à sa place et toutes places pour une chose, sauf pour lui qui devait travailler dur et seul pour la trouver.
Aristide croisa ses mains et fit apparaître deux petits poignards d'un noir ébène qu'elle articula en une croix parfaite. Les deux lames se connectèrent et, par une réaction que James n'avait jamais comprise, puisse-t-il y avoir quelque chose à comprendre dans ce monde sans fin ni sens, du sable noir convergea vers son arme et s'enferma de lui-même dans un verre à l'arrière des lames.
L'objet finalement complet et formant un sablier continua de flotter doucement en l'air. Aristide l'observa un instant puis reprit d'une voix professionnelle :
— Nous avons pris du retard sur le comptage, combien d'âmes en transit ?
— Actuellement 1 008 008 678 billions, cheffe.
— Les Ascenseurs ?
— 589 678 378 billions d'âmes viennent actuellement d'être envoyées par les récolteurs.
— Et le prochain gros arrivage ?
— Il devrait provenir de Navier, apparemment une maladie assez mortelle frappe la réalité fjfjskx23.
— Bien.
James se sentit de trop et recula doucement pour partir sans un bruit. Il fit quelques pas dans le couloir désormais moins bondé et surtout moins agité. La présence d'Aristide possédait ce don de calmer et d'ordonner l'ardeur de ses subordonnés qui tous s'étaient à présent remis au travail dans ce chaos réglé et ordonné au geste prêt. Il fut malgré tout retenu par la voix d'Astride qui résonna dans le couloir.
— Je te souhaite bonne chance pour ton travail, mon frère.
James se retourna et offrit un regard étonné quoique mêlé à une nouvelle émotion à sa sœur. Cette dernière avait déjà ramené son attention sur son sablier et suivait à présent inlassablement le bon déroulement des opérations. De nouveau aussi discret et invisible qu'un pauvre esprit errant dans des couloirs trop bondé, James se met en tête de poursuivre son chemin.
D'un pas rapide, il atteignit rapidement de ses maigres jambes un mur similaire en tout point à ceux qui l'avait précédé. Pourtant, James s'était immobilisé face à lui ; face à sa couleur blanche tirant sur le gris pâle. Loin de se faire avoir par cette apparence plus que trompeuse, le jeune homme y appose sa main glissant un instant ses doigts pour profiter de l'aspect granulé de la bâtisse. Pour une raison qu'il ignorait, il existait en ces lieux régis par l'efficience la plus extrême des passages. C'est par ailleurs grâce à ces raccourcis, que lui seul connaissait à force d'arpenter les lieux et de fouiller les moindres recoins de son monde pour passer le temps, qu'il parvenait à échapper aux yeux inquisiteurs de certains des nourrisses que sa fratrie lui assignait.
Par ses passages, le temps d'un instant, il n'était plus dans les pattes du reste de sa famille et les règles qui la régissait n'étaient plus dans les siennes
Il finit par arriver le long d'un mur et posa son oreille contre. Un cliquetis léger, mais perceptible, lui parvint. Oui, le passage était là. Il apposa sa main le long du mur et joua un instant de ses doigts comme si une partition invisible s'affichait devant lui. Un lourd bruit accueillit sa musique inexistante et le mur se décala légèrement, suffisamment pour qu'il puisse passer.
Il fit quelque pas et s'assura que le mur se refermait bien derrière lui, ce que le bruit des pierres glissant sur le sol prouva.
Un autre bon côté d'avoir une famille qui ne pensait qu'au travail : ils ne remarquaient pratiquement rien de ce qu'il faisait.
Ce chemin, James l'avait découvert il y a un petit millier d'années. Il regarda autour de lui et profita des murs transparents de son côté pour voir les Xions s'affairer maladroitement et à un rythme effréné. Lui, personne ne pouvait le voir ce qui lui donnait un sentiment de puissance, sentiment rarement en sa possession. Il continua son petit périple et accéléra le pas se rappelant la tâche qui l'attendait.
Il déboucha sur un escalier. Des marches transparentes et disloquées les unes des autres s'offrirent à ses pas. Il les descendit une par une et observa les murs disparaître progressivement. Il aimait cet endroit : l'absence de mur, de simple dalles transparentes sous ses pas, le vide intersidéral tout autour de lui ; certains trouveraient sûrement ce lieu anxiogène, mais cela l'apaisait au contraire. La couleur tirant du violet profond au noir offrait à ce décor un sentiment de calme et de sérénité qui souvent, manquait à ce monde toujours en pleine course à la poursuite du temps.
Oui, les Xions avaient raison : il aurait pu plier l'espace et ainsi atterrir immédiatement à l'endroit souhaité. Dans ce monde, l'espace se pliait à leur volonté, le temps aussi d'ailleurs sauf celui adjoint aux âmes. Les conséquences étaient trop lourdes et trop complexes. Pourtant, malgré cette faculté, il préferait venir à pied à la fois pour profiter de ce paysage, mais aussi pour se rapprocher du sentiment que pouvait connaître les âmes au sein de leur véhicule durant chacune de leur existence.
Dans ce décor où le vide était roi, seuls quelques tuyaux apportant par-ci et par-là des touches de rouge, de vert et de bleu se faufilaient de manière erratique autour de lui. Parfois, il enviait les âmes : leur chemin était toujours clair. Elles suivaient le tuyau jusqu'à leur orientateur qui se chargeaient de les guider vers une nouvelle existence et ainsi de suite. Jamais une âme ne pouvait se perdre et elle avait toujours un but.
Une autre raison le faisait passer par ce chemin plus long qu'une simple téléportation : l'idée de faire attendre Elena lui plaisait beaucoup. La voir fustiger en compagnie d'une âme ayant fait l'affront de demander le SAV... c'était trop rare pour ne pas en profiter. C'était même unique.
Malheureusement pour lui et heureusement pour Elena, son périple prit fin quand une lourde porte se dressa devant lui. Il refit la même manœuvre de ses doigts devenus agiles avec l'entraînement et pénétra dans le long couloir. Des murs neutres d'un blanc laiteux s'offraient à présent à lui. Le long du couloir se voyait jonché de multiples portes avec, au-dessus, des néons verts, rouges ou oranges indiquant si elles étaient occupées.
En marchant James remarqua que les portes n'étaient pas homogènes. Certaines étaient lisses, d'autres en bois rugueux ; certaines étaient en pierres, d'autres décorées de dessins. En vérité, chacune d'entre elles menait à un purgatoire : un lieu se mouvant et s'adaptant selon la volonté d'Elena pour donner l'illusion d'un endroit précis qui ferait vibrer d'une manière ou d'une autre l'âme. L'objectif pour elle, qui avait pour tâche de s'occuper de l'orientation des fils des équilibrés, était de voir si un pardon ou au contraire une consécration était possible. Si l'âme admettait sa culpabilité sans avoir à faire face à la réalité de ce monde et au prix de son aveu sur sa prochaine vie, alors elle était en partie pardonnée. Sinon...
Un violent frisson s'empara du corps de James. Sinon Auguste s'occupait d'elle.
Il finit par arriver devant une porte et sentit clairement la présence d'Elena derrière. Il épousseta une dernière fois son costume et souffla cinq fois.
— Une fois pour le trac, une fois pour la concentration, une fois pour éviter de pleurer, une fois pour assurer, une fois pour être un vrai Time, chuchota-t-il pour lui-même.
Son masque invisible finalement positionné sur son visage, il tourna la poignée et entra.
Cette âme ne devrait pas lui poser de difficulté, il en était certain.
Attention juste dans cette phrase: "D'un pas rapide, il atteignit rapidement de ses maigres jambes" y a une répétition.
Je note pour la répétition ! En effet, je ne l'avais pas remarquée ! Merci ^^