4 h 00 : Rembobinage de cassette

Par Melo

James se saisit de la poignée de la porte et l'ouvrit. Il regarda l'intérieur et remarqua Elena fulminant silencieusement dans un coin de la pièce. Sa sœur ne quittait pas du regard le sujet qui dorénavant l'intéressait également. Détournant son regard d'Elena — ce qui ne fit qu'agacer davantage la Time à l'entente du profond soupir que cette dernière laissa échapper — James se mit en tête d'analyser sa cliente.

Des cheveux d'un brun clair et des yeux tirant sur le gris, la jeune femme qui lui faisait face était proche. Trop proche. Sans doute, s'apprêtait-elle à sortir, ce qui était bien évidemment impossible, et elle se retrouvait ainsi à présent en face de lui sans bouger.

James l'observa en silence dans un temps qui lui sembla durer une éternité puis demanda :

— Votre nom ?

— Enora, Enora Wild, souffla-t-elle. Et vous, qui êtes-vous ?

La fin de sa phrase avait changé de ton, plus froid, plus agacé. Une âme belliqueuse hein ? Elle ne savait pas à qui elle avait à faire.

— Est-ce que vous pourriez reculer ? rajouta-t-il. Pas que cette proximité me dérange, mais cela risque d'être compliqué pour l'affaire qui m'amène.

Un nouveau soufflement cette fois-ci exaspéré emplit la pièce. Il ne provenait ni de James ni d'Enora. C'était Elena toujours dans son coin dont un rouge de colère colorait totalement le visage. Elle s'approcha des deux autres occupants.

— Mon temps ici est déjà bien trop long, je vous laisse.

— Au plaisir de vous avoir rencontrée, lâcha narquoisement Enora ne pouvant retenir cet élan sarcastique.

Elena se contenta de jeter un regard noir à la jeune femme et reporta son attention sur son jeune frère.

— James, tu règles cette histoire et ensuite, tu l'amènes dans son espace-temps. Je t'envoie les coordonnées.

Elle ne laissa pas à James l'occasion de répondre et dans un fracas ferma la porte derrière elle.

James, après avoir assisté à la sortie on ne peut plus théâtrale d'Elena ramena son attention sur Enora.

— Asseyez-vous, proposa-t-il d'un simple geste.

Enora sembla le jauger un instant puis accepta en silence. Au moins, se dit-elle, ce jeune homme avait l'air un peu plus ouvert que son homologue. Peut-être parviendrait-elle à le convaincre de la laisser partir.

Elle s'assit ainsi de bonne grâce sur la chaise en fer rouillée et observa James faire de même.

— Bien Enora, commença-t-il, vous avez fait une demande de SAV.

— C'est exact. Qu'est-ce que vous allez faire ?

Sa question ne fut accueillie que d'un profond soupir de James et celui-ci posa une sorte de walkman sur la table.

— Pas grand-chose...

— Pardon ?

— Je n'ai pas le pouvoir de revenir sur la décision d'un orientateur.

— Alors à quoi sert le SAV ?

— À vous prouver que leur décision est la bonne.

— Mais... Mais c'est totalement débile ! Quelle idée de créer un service après-vente si c'est pour ne pas revenir à la vente en elle-même ? Ou du moins à votre histoire d'âme à la con là.

Pour toute réponse, James se saisit du walkman et releva l'antenne qu'il tendit vers Enora. Lentement, le même fil blanc qui avait failli quitter son corps sous la faux d'Elena sortit en échos et s'approcha de l'appareil.

— Ah non ! Vous n'allez pas recommencer ! s'insurgea-t-elle.

Pourtant, cette fois, le fil blanc se contenta de s'étendre jusqu'à l'antenne et immédiatement, le walkman s'alluma d'une lueur bleutée.

— Bien, annonça James, remontons le fil de votre existence.

Joignant le geste à la parole, il appuya sur le bouton retour en arrière et un bruit de bande résonna dans la pièce. Presque immédiatement une reproduction d'Enora, tirant sur le transparent, plus petite et de toute évidence plus jeune apparut.

La projection dépeignait une jeune fille qui courait de toutes ses forces, ses cheveux bruns lui arrivant presque jusqu'aux genoux qui virevoltaient derrière elle au grès du vent.

Enora, immobile et murée dans le silence, observait, le souffle court, cette image qui, elle le savait, appartenait au passé.

Un bruit mécanique retentit et la petite fille se vit remplacer par une adolescente. Les cheveux bien plus court, coupés cette fois à la garçonne. Avec des yeux fatigués et juchée sur une sorte d'escalier, la projection parcourait un lourd livre posé sur ses genoux.

Enora commença, sans se rendre compte à manipuler ses cheveux d'un geste automatique sans parvenir à quitter des yeux la l'hologramme.

— Décidément..., grogna James.

Appuyant de nouveau sur une touche de son Walkman, une troisième et dernière projection fit son apparition. Assise sur un fauteuil rouge rembourré, le double d'Enora était cette fois-ci identique en tout point à la jeune accusée.

James se leva, s'approcha de la projection et regarda tour à tour Enora et son sosie.

— Mais... c'était moi quand j'étais petite et maintenant... maintenant, c'est moi... c'est moi au cinéma, souffla la jeune femme retrouvant l'usage de la parole.

Des larmes apparurent sur la projection.

— Pourquoi pleuriez-vous ? demanda James.

La question ramena Enora à la réalité et la poussa à retrouver son calme. Elle ne devrait plus être étonnée par ce que ce monde pouvait lui imposer. Pas même par les fantômes de son passé.

— Le film m'avait émue, lâcha-t-elle d'un ton glacial.

Elle n'avait pas envie de discuter de cinéma avec lui. Avec toutes ces personnes d'ailleurs, qui n'étaient là que pour la faire participer à ce jeu absurde au possible.

James ne sembla pas abandonner et observa davantage les yeux humides de la jeune femme. D'un geste rapide de la main, il tourna la projection qui dévoila un grand écran de cinéma. D'une simple pression sur son Walkman, il remit en route le déroulement de l'existence d'Enora et le film qu'il regardait à présent. Sur ce dernier, un jeune enfant dans un pot de terre suppliait le pardon à Dieu, son corps rachitique criant et pleurant parmi la terre la souffrance de cet être.

— Je crois...

James avait tenté de prononcer ces quelques mots, mais seule une voix crissante franchie ses lèvres. Il était étonné de ce qu'il ressentait et au vu de la réaction d'Enora, cela se voyait. Cette dernière ramena ses mains et souffla finalement d'un ton hésitant :

— C'est la mort dans la et malgré la croyance. La croyance sans la consécration qui était promise et la réalisation que cette promesse d'une consécration ne venait que de nous-même. Nous qui nous étions fourvoyés dans le déni ; nous qui nous promettions un avenir, si ce n'est une autre vie meilleure pour endurer le présent.

Sa plaidoirie finie, Enora regarda un instant la pièce dans laquelle ils se trouvaient un sourire narquois prenant naissance sur son visage.

— Ironique, n'est-ce pas ? Quoi qu'il en soit cette scène m'a émue, et j'ai en effet pleuré.

— C'est amusant je n'aurais pas pensé qu'une âme comme la vôtre ait un tel penchant pour la sensibilité.

— Contrairement à vous, je sais montrer une certaine humanité, gronda-t-elle.

Et voilà. Une nouvelle fois, elle s'était trop ouverte ; une nouvelle fois, elle en avait trop dit.

— Je ne suis pas humain, c'est donc inutile que je me comporte de cette manière.

Il appuya sur la touche avance rapide de son appareil et la projection s'anima rapidement, ses gestes devenant plus flous. Le double d'Enora se leva puis marcha bien qu'elle resta immobile sous les yeux des deux occupants de la pièce. Le fauteuil rouge avait disparu et une sorte de ruelle se dessina autour de la projection.

James appuya de nouveau sur un bouton et la vitesse ralentit.

— 5 h 30, se contenta-t-il de chuchoter.

Sous les yeux d'Enora, son double holographique sortit de son sac un couteau et s'approcha lentement d'une silhouette. Il leva le couteau comme pris d'une rage incontrôlable, un sourire presque démoniaque et des yeux exorbités habillant son visage, et l'abattit sur sa cible.

Les coups de couteaux plurent de nombreuses fois, mais moins que les larmes qui descendirent le long des joues d'Enora. Celle-ci regarda, impuissante, la culpabilité qu'on lui reprochait. Elle aurait pu pourtant dire n'importe quoi : l'holographe mentait, c'était une caméra cachée, pourquoi pas un sosie qui s'était déguisé en elle ? Mais rien ne sortit. Non, cette fois-ci, elle y croyait et comme si une Erinyes, cette déesse de la vengeance, l'avait finalement trouvée, elle supporta d'un coup l'entièreté d'un crime auquel elle avait jusque-là échappé.

— Pourquoi...

— Admettez-vous votre faute ?

Des yeux rougis par les larmes allèrent à la rencontre de la question de James et durant un instant ce dernier sentit également une culpabilité naître dans son cœur.

— Vous avez été une piètre âme, et vous allez être punie pour cela. Votre temps et votre espace rendront votre existence plus difficile, sûrement périlleuse. Mais vous pouvez faire en sorte de nous revenir purifiée.

— Et vous vous m'offrez une bien piètre consolation.

Enora laissa mourir la fin de sa phrase. Les larmes dévalaient à présent ses joues telles de lourdes billes. Elle ne pouvait plus ignorer sa situation. Elle venait de perdre sa seule solution de s'en sortir et ne pouvait qu'accepter son destin. Un destin cruel pour sa prochaine incarnation qui n'était encore même pas née.

Comme une idée s'insinuant dans son esprit, Enora releva les yeux et regarda James qui gardait le silence.

— Mais alors... est-ce que ma pauvreté, mes rêves réduits en miettes un par un, ma... situation familiale provenait d'une ancienne moi qui avait été aussi une piètre âme ?

— Oui.

James savait que sa réponse était brute, mais il ne pouvait rien y faire. La mort était quelque chose d'immuable, seule l'âme était immortelle. Quant à cette loi d'espace-temps, elle était née de la relativité. Aucune vie n'est égale à une autre, mais toutes ne sont que plus ou moins douloureuses ; plus ou moins heureuses. Ainsi, de cette observation, est née la constatation d'une inégalité. La décision fut ainsi portée de donner aux âmes méritantes les meilleurs espaces-temps.

Un sourire empli de tristesse maquilla le visage d'Enora. De nouveau, alors que pourtant plus rien n'habitait ses pensées, à l'image de ses yeux vides, une voix refit son chemin. Insidieuse, elle se fit une place dans sa tête et répétait encore et encore sa litanie.

"Ils n'ont pas le droit."

Sans souffrir du moindre essoufflement, elle se faufilait jusqu'au Enora pour lui chuchoter à l'oreille ses mots qui n'étaient que haine.

"Pas le droit, ils n'ont pas le droit"

James qui jusque-là ne bougeait pas, ayant pris conscience de la nécessité de laisser l'âme d'Enora accepter la vérité baissa les yeux sur son walkman intrigué.

Un cliquetis régulier parvenait jusqu'à ses oreilles. Il observa l'objet et remarqua que les touches de son walkman s'animaient sous des doigts invisibles qui ne lui appartenaient pas. Ne comprenant pas l'origine de l'événement, il regarda la projection d'Enora qui était immobile le couteau à la main. L'hologramme pourtant stable, trembla un instant comme victime d'ondes parasites. Il s'agita alors soudainement et le double d'Enora passa de meurtrière à une jeune fille à genoux les yeux écarquillés et semblant crier.

Lentement, ne souhaitant pas mettre fin à cet événement sans précédent et se doutant de sa fragilité, James s'approcha. Il avait posé le walkman sur la table et pourtant, ce dernier continuait de voir ses touches s'appuyer.

— Là.

La voix d'Enora le sortit de son observation et James reporta son attention sur la jeune femme qui regardait, comme lui, observait l'étrange spectacle qui se déroulait sous leurs yeux. L'hologramme semblait ne pas savoir quoi afficher, comme s'il hésitait.

— La fille à genoux qui pleure. C'est "ma" vérité.

— Alors que la fille portant le couteau est "notre" vérité.

C'était impossible : la vérité ne pouvait être qu'unique. L'existence de deux réalités parallèles pour une seule existence n'était pas envisageable. Cette situation, la demande de SAV, trop, c'était trop. Il devait demander conseil. Il n'avait pas le choix.

— Je... je dois m'entretenir avec mes collègues. Je reviens.

Enora sentit la panique dans la voix de James alors qu'il quittait la pièce. Elle savait à présent que son cas était tout sauf normal. La vie pourtant lui avait bien appris deux choses. La première était que face à un choix, un parti était toujours lésé. Un choix était surtout une renonciation après tout. La seconde était que, face à un choix, on renonçait toujours à elle. Tant que le choix appartenait à autrui, que ce soit son père, sa mère, ses amis, tant que ce choix ne reposait pas entre ses mains, elle serait la lésée.

C'est pourquoi elle devait reprendre ce choix à ce James.

Elle regarda le fil d'existence qui ondulait paresseusement de sa tête jusqu'au Walkman et s'en saisit. Elle tira dessus et finit par le décrocher. Immédiatement, elle sentit le même souffle glacé s'échappant de ses lèvres que lorsque Elena avait failli le lui voler.

Il lui suffisait de ne pas le lâcher. Elle s'approcha de la porte et sentit immédiatement la poignée apparaître. Sans âme dans son être, elle pouvait se faire étonnement passer pour les propriétaires des lieux.

Enora sentit un sourire pour une fois depuis longtemps sincère parcourir son visage.

Oui, elle allait reprendre ce choix qui pesait sur son existence.

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Katsia2003
Posté le 09/02/2022
Désolée de pas avoir lu plus tôt. J'ai bien aimé ce chapitre surtout la fin qui nous fait nous poser des questions sur cette double vérité. Sinon, je suis persuadé que Enora n'a pas le droit de se balader chez les Time donc j'ai hâte de voir ça aussi. Surtout que bizarrement, je sens que ça va finir par retomber sur James
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