La messe est finie, alors les jeunes sont rentrés dormir là où ils sont logés. Pour le groupe de Jeanne et Clo, c’est une école primaire vide au milieu du mois d’août, excentrée de la ville. Toutes les filles dorment dans le gymnase. Des dizaines et des dizaines de tapis de sol sont répartis par terre et ils remplissent la pièce, avec dessus des sacs de couchage et des valises entrouvertes.
C’est l’heure du coucher, là, déjà. On a fait la prière du soir avec les prêtres encadrants, on s’est douchés comme on pouvait dans les douches collectives, et on commence à fatiguer sérieusement parce que ça fait plus d’une semaine qu’on a ce train de vie inconfortable.
Dans le gymnase, l’air est moite et pue la sueur. Jeanne est sortie pour aller aux toilettes, et puis aussi, prendre un moment pour elle. Elle se poste face au miroir, et scrute le visage cerné qui lui fait face.
T’es pâle comme la mort, ma vieille. Tu fais peur. T’as eu cette gueule toute la journée ?
« Tais-toi, Reflet. J’ai pas besoin de tes commentaires. »
Dans le miroir, Reflet la fixe. Reflet, c’est Jeanne à l’envers, sauf qu’elle est surtout là pour lui montrer comment elle est, puisque sans elle Jeanne n’aurait aucune idée de ce à quoi elle ressemble, à l’envers où à l’endroit.
Tu devrais faire un effort.
« Tu crois ? »
Tu veux qu’un jour les gens t’aiment et te respectent, ou pas ?
« Dieu m’aime quoi qu’il arrive. Lui seul compte. »
Reflet soupire. Elle sait qu’elle a moins de pouvoir que Dieu.
Jeanne se rince le visage mais elle se sent encore un peu sale, sale de la moiteur du gymnase qui ne veut pas décoller de sa peau, sale du bordel qui tourne dans sa tête.
Elle sort des toilettes et elle fouille dans la poche de son pyjama, où elle a glissé un carnet et un bic avant de s’éclipser. Elle se laisse glisser le long du mur du couloir et brutalement elle l’ouvre et elle pose sur la page la pointe du crayon. Elle a plein de choses à écrire normalement. Plein de mots qui lui sont venus pendant la journée.
« Mélodie ? »
Mélodie ne répond pas. Pourtant, elle lui a pas mal parlé aujourd’hui, elle lui a chantonné une petite chanson de supplique à Dieu qu’elle aimait bien et qu’elle voulait noter.
Mélodie, c’est la traductrice. Quand Dieu, Reflet, ou bien les émotions parlent dans la tête de Jeanne et qu’elle n’arrive plus à les comprendre, elle demande à Mélodie de les traduire.
Et Mélodie les chante, elle les met en de jolis mots les uns derrière les autres et elle crée des refrains – avec Jeanne, elles retravaillent tout ça et à la fin, les paroles confuses sont devenus un motif agréable, enivrant ou tout doux.
Jeanne est tombée amoureuse de Mélodie quand elle était toute petite enfant. Elle a su à cet âge-là qu’une voix traduite par Mélodie devenait compréhensible pour tous les autres humains, ou du moins, tous ceux qui l’écoutent, et Jeanne avait tellement besoin de s’exprimer qu’elle a décidé que toutes les deux, leur relation serait à part. Depuis, Jeanne écrit les traductions et elles les écrit sur des petits carnets ou bien dans l’application notes de son téléphone. Pour l’instant, elle ne les chante jamais à personne, les traductions, mais un jour, ça viendra. En attendant, ce n’est pas pour rien que Jeanne est aussi bavarde.
« Mélodie ? »
Mélodie murmure à l’arrière du cerveau. Jeanne prête une oreille attentive mais ça crie trop fort dans sa tête. Les émotions. Les émotions qu’elle refuse d’écouter parce que sinon elles vont la déborder. Il y en a une dans le tas qui crie Tu devrais écouter Reflet ! Elle est gentille, Reflet, mais parfois elle a trop d’influence.
« Taisez-vous, marmonne Jeanne, j’essaye de l’écouter. »
Mais la cacophonie continue, et Dieu, n’est-il pas là pour calmer tout ça ? Jeanne lève la tête, mais elle ne voit que les néons blancs qui éclairent le couloir. Pas de Dieu dans les néons blancs.
Jeanne met la tête dans ses mains et elle la serre de toutes ses forces pour ralentir le bruit. Ça ne marche pas. Elle fatigue. Il doit être plus de minuit, et demain, la journée recommence.
Alors, elle se relève pour retourner dans le gymnase obscur, enjamber les sacs de couchage endormis, et elles s’enfuient dans le sommeil, elle et ses voix.
Petit commentaire sur le fond, par rapport à notre discussion, j'ai vraiment trouvé que tu amenais hyper naturellement le fait que Jeanne a "ses voix" et que c'est "normal". Pour Jeanne, c'est normal, en tous cas, on a l'impression qu'elle n'a jamais envisagé d'être autrement qu'avec ses voix. Et qu'elle ne se sent pas être ses voix, par contre.
Reflet est très touchante dans sa manière de persécuter Jeanne pour qu'elle soit plus performante (je suppose qu'elle cherche à la protéger de ce qu'elle risquerait de vivre si elle se relâchais, même si ce n'est pas la bonne méthode...)
Mélodie a un rôle incroyable que tu as tellement bien expliqué, j'ai trouvé ça magnifique.
Je note que même si les émotions ont des voix tu les mets toutes dans une espèce de sac informe / indéfini appelé "les émotions". Je ne sais pas si ça veut dire quelque chose ou pas, mais j'ai remarqué que tu ne les avais pas personnalisées (et je peux comprendre très bien).
Trop contente que la manière d'amener les voix ça passe, parce que ça aurait été le plus dur à remanier honnêtement !
Et merci pour ton interprétation de Reflet super belle, et pour le compliment à Mélodie <3
"Les émotions" sont un peu une entité que je dois encore développer, mais je ne pense pas les personnaliser parce que je veux me concentrer sur les voix principales. Si tu trouves ça bizarre dès maintenant ou par la suite n'hésite pas à m'en faire part !
Pour l'entité "les émotions" comme tu dis, c'est aussi un ressenti que j'ai, comme un tout venant. Ma métaphore c'est "la fosse des émotions" où il y a de l'eau sale avec plein de teintes émotionnelles différentes plus ou moins bien mélangées, et dedans vivent des animaux aquatiques qui peuvent se teinter de ces émotions et refaire surface dans des moments un peu inappropriés (comme dans le chapitre des larmes, par exemple). Mais ça peut aussi être une joie intense sortie de "nulle part".
Enfin moi je ne vois rien de bizarre, mais je note que c'est pas une voix = une émotion (chose qui ne me parle pas trop non plus), mais bien "le tout des émotions" VS les voix qui ont des personnalités, un rôles, et des objectifs définis (plus ou moins compréhensibles d'ailleurs).
En général (dans les trucs comme Vice Versa, et énormément d'autres histoires, comme ELLES ou des trucs pour les petits) on fait une émotion = un personnage / une voix) donc je note que tu n'as pas fait ça, mais c'est pas une critique du tout. :)
Et oui c'est vrai, j'aime beaucoup vice-versa mais je n'ai jamais donné spontanément de voix aux émotions (d'ailleurs ça me perturbait de voir Joie être triste ou Dégoût être en colère, c'est peut-être pour ça !)
J'aime à la fois le titre et le contenu. La relation entre Jeanne et Reflet m'a l'air prometteuse. Je trouve adorable d'avoir donné un nom à la "traductrice".
Quelques fautes d'orthographe à revoir se sont encore glissées par-ci, par-là.
Mon commentaire est nul mais je fatigue. xD