3. Le Petit Prince

Finalement, il n'y a que deux catégories de gens sur Terre. Ceux qui ont du bol et ceux qui n'en ont pas. Bien sûr, on change de catégorie parfois, pour quelques minutes ou pour toute sa vie. Mais la dichotomie est toujours là, entre le veinard et le malchanceux du jour.

Aujourd'hui, je n'ai pas de chance. Bien entendu, pas la moindre nouvelle de Maud ni de Zoé ; je découvre un petit papier sur le pare-brise de ma voiture, j'ai encore oublié que cette rue avait changé de régime de parking... Et pour soutenir l'affluence du samedi, on m'attribue à la pire place, le rayon ludothèque, jeux vidéo et mangas auquel je ne connais rien pour soutenir Zaïna qui est la pro du domaine. Je travaille donc à l'opposé de Guillaume au pôle musique, pas moyen de le croiser de la journée. Et bien sûr, les disques, les jeux, ne contiennent pas de double-fond d'histoire que je puisse lire et me paraissent donc comme amputés d'une moitié. Ma collègue tente de m'aider, de m'apprendre quelques références de son domaine, mais je crains d'être une élève très médiocre, préoccupée par d'autres sujets.

A l'heure de ma pause déjeuner, je traîne un peu sur le chemin de la boulangerie où j'achète mon repas, espérant que Guillaume y passe aussi. Je traîne exprès pour rendre ma monnaie sans le voir arriver pendant que la commerçante s'impatiente. C'est donc un peu maussade que je rentre manger dans la cafétéria, nom pompeux attribué à une pièce à l'étage pourvue de vaisselle, de tables et de chaises, d'un réfrigérateur et d'un évier. Le goût de la tomate séchée et du fromage de chèvre n'atténue pas ma mauvaise humeur.

- Je peux m'asseoir ?

Je reconnais sa voix avant même de m'être retournée et retrouve enfin le sourire.

- Salut Guillaume, bien sûr.

Il s'installe en face de moi sans dire un mot. Comme toujours, avec son visage fin et doux, ses cheveux châtains en bataille et ses sweats colorés, on dirait un grand enfant dont les yeux noisettes trop expressifs cherchent à tout prix à ne pas croiser les miens. Il gigote, mal à l'aise sur sa chaise. Je prends la décision de parler tout de suite, avant que la gêne n'enfle encore plus dans la salle.

- Je voulais te dire que je suis vraiment désolée pour hier soir.

Evidemment, c'est le moment que choisit Zaïna pour entrer, son plat dans une boîte hermétique, avec un grand sourire en coin.

- Il s'est passé quoi hier soir ? J'ai loupé quelque chose ?

- Rien de ce que tu imagines, réplique aussitôt Guillaume.

- On était au téléphone et j'ai réagi un peu trop fort, expliquai-je aussitôt, refusant d'alimenter les hypothèses de ma collègue.

- Oh, c'est pas cool, admet-elle en fermant le micro-ondes.

- J'étais fatiguée et énervée pour de mauvaises raisons, ça n'aurait pas dû être toi qui prends. Excuse-moi.

-T'es pardonnée, marmonne mon ami en fouillant dans sa poche. Tiens, je t'ai pris un macaron à la pistache.

Quelque chose fond à l'intérieur de ma poitrine. Je connais Guillaume depuis des années et sa tendresse, sa générosité continuent de m'étonner. Alors même qu'il devrait être fâché contre moi, il se met en quatre pour adoucir les choses. Je souris.

- Merci... On le partage alors.

Il hoche la tête et je m'empresse de briser en deux le macaron géant pour lui en rendre une moitié. Je croise alors le regard sans équivoque de Zaïna qui sourit de toutes ses dents.

- Tu en veux un bout aussi ? lui proposai-je.

Elle secoue la tête.

- Je te rappelle que je suis au régime, Aby.

Tant pis. Je croque dedans sans remords et m'abandonne au doux péché de gourmandise. Chez moi, il n'y a pas de régime qui tienne.

 

Le goût de la pistache semble avoir le pouvoir de renverser la chance. L'après-midi, un saisonnier me remplace au pôle jeux et mangas de Zaïna et je peux retourner au rayon romans. Toute heureuse de retrouver mon domaine de prédilection, je mets les bouchées doubles et charrie des brassées d'emprunts rendus sans interruption avec le sourire. Je réussis même à repérer la femme en tailleur et chignon blond dont j'ai exploré les lectures la veille. Elle feuillette un périodique près des fauteuils de lecture. En jetant un oeil dans la base de données des abonnés, je constate qu'elle s'appelle Lucie Janersen. Elle semble avoir des goûts assez éclectiques dans les sciences et les arts modernes. Mentalement, je prépare une liste d'ouvrages à lui recommander au cas où elle s'adresse à moi.

En revenant vers le bureau, je reconnais deux habitués et leur adresse un petit signe de la main : Sandra et Amir, un couple dont je connais bien les préférences littéraires, avec leurs deux petits chenapans de cinq et neuf ans.

- Bonjour !

- Bonjour madame Rochmelen, je suis tellement contente ! Je viens de rendre le tome 3 que vous m'aviez trouvé la semaine dernière, je l'ai dévoré. Dites, vous avez les deux derniers ?

- Je vais vérifier tout de suite, madame. 

Selon la base de données, le quatrième tome est actuellement emprunté par quelqu'un d'autre. Quand au dernier, il ne figure pas du tout au catalogue, sans doute trop récent.

- Désolée, le tome 4 n'est pas disponible, mais je peux vous le réserver pour quand il reviendra. Je note le cinq dans la liste des futures commandes. 

- Je veux bien, merci !

Elle tient par la main le plus jeune des deux enfants, pendant que l'aîné court déjà dans les rayons pour enfants à la recherche de livres illustrés.

- Et pour les p'tits loups ?

Je connais leurs goûts par coeur. Sandra aime les grandes sagas de science-fiction, Amir les romans policiers, leur aîné Mathis adore les dragons et les histoires de cape et d'épée. Ils offrent l'image d'une famille heureuse, mais pour avoir déjà lu des petits morceaux de leur histoire, chaque fois qu'un roman parle d'amour ou de couple, leurs pensées se grisent d'inquiétude, de tristesse et de remords, parfois même d'éclats de colère. Je ne serais pas étonnée qu'ils songent à divorcer. Cela fait partie des choses que j'ai un peu honte de savoir sans qu'ils ne s'en doutent, mais je ne me vois pas faire mon métier sans ces informations semées ici et là.

- Mathis trouvera ce qu'il veut tout seul, s'amuse Amir. Je veux bien un livre de contes pour Lilian, s'il vous plaît.

- Les contes sont dans le rayon entre les colonnes ici, vous en cherchez un en particulier ?

- Non, je vais fouiner, merci.

Lilian lâche aussitôt la main de sa mère pour partir vers la droite avec Amir. Sandra reste plantée devant moi à les suivre des yeux.

- Tout va bien ?

Elle se détourne, quelque chose de dur dans les yeux.

- Vous avez un rayon pour les romances ?

Je cligne une ou deux fois des yeux avant d'ouvrir la bouche.

- Heu, non, ils sont parmi les romans adultes en général, il n'y a pas de rayon spécifique. Mais je peux faire une recherche sur la base de données si vous voulez.

-Pas la peine alors. Bonne journée.

- Je peux juste vous dire que je déconseille les histoires à la Roméo et Juliette, ce n'est pas une bonne histoire d'amour quand ça ne mène qu'à la perte des deux.

Elle secoue la main, le sourire un peu crispé. Je la suis du regard disparaître derrière les biographies avec impuissance. Il va falloir que je tire ça au clair.

 Retrouver leurs livres parmi les chariots de retours ne présente aucune difficulté. Je reconnais la saga que Sandra a empruntée et elle voisine avec un polar suédois et un petit roman de fantasy jeunesse. Est-ce que je devrais prendre celui de Sandra ou plutôt celui d'Amir ? Les deux ? Les versions pourraient bien différer... Celui de l'enfant m'éclairera peut-être plus. Profitant d'être seule au bureau, je pioche l'ouvrage pour le garder de côté.

La fréquentation baisse beaucoup les jours de beau temps, même le week-end. Les citadins préfèrent se promener dans les rues médiévales ou sur la plage, quand ils ne travaillent pas. Une ambiance plus secrète s'installe alors, comme si nous travaillions clandestinement, à ranger des rayons négligés, répertorier les nouvelles acquisitions ou réparer les couvertures abîmées dans le silence feutré. 

Je suis donc installée au bureau, à vérifier méticuleusement l'état des dos et des reliures des retours du jour. Je pose sur une pile séparée ceux qui nécessitent une réparation. Parfois, l'un d'eux laisse échapper un marque-page oublié. Ici une photo d'une grand-mère avec ses petits-enfants, là un ticket de caisse, ailleurs un coin de papier avec des notes obscures. Je parie qu'on a déjà retrouvé une carte bancaire une fois ou deux. Je les mets de côté, on les conserve quelques temps au cas où quelqu'un vienne les chercher. J'en trouve alors un qui me fait sourire : c'est un origami, un petit fantôme souriant sur lequel quelqu'un a écrit "Coucou toi !". Je le retourne dans tous les sens entre mes mains, puis, par curiosité, je regarde dans quel livre il se trouvait. Il s'agit d'une édition avec aquarelles du Petit Prince de Saint-Exupéry. Un enfant ? Je le pose avec les autres et range l'ouvrage qui est comme neuf.

Quelques minutes plus tard, j'aperçois du coin de l'oeil un homme qui court le long de la baie vitrée qui donne sur la place de la gare. Il entre, en manquant de se cogner contre les portes coulissantes, et se dirige vers moi.

- Madame ? Excusez-moi, j'ai rendu des livres tout à l'heure et je crois que j'ai oublié un... oh, le voilà !

Il désigne le petit fantôme en papier posé sur mon bureau.

- Merci de l'avoir gardé !

Je souris et le lui tends.

- Bien sûr, il est trop mignon !

Une peau couleur chocolat gianduja, des prunelles noires comme du café, un petit début de bouc et des cheveux rassemblés en une queue-de-cheval de dreadlocks, je ne crois pas l'avoir déjà vu dans la bibliothèque. Il sourit lui aussi.

- J'y tiens beaucoup, c'est ma nièce qui l'a fait.

Tiens, sa nièce, lui aussi ? J'imagine une gamine avec des tresses et ce même large sourire, moelleux comme une mousse au chocolat.

- C'était pour elle, ça ?

Je soulève l'exemplaire du Petit Prince.

- Non non, ça, c'était pour moi. Merci, et bonne soirée !

Il glisse soigneusement l'origami dans la poche de poitrine de sa veste et ressort. Je suis sa démarche pressée et volontaire du regard. Il doit être à peine plus jeune que moi. A sa place, j'aurai eu du mal à admettre que je lis encore des romans étiquetés "Douze ans et plus", alors le Petit Prince... Heureusement, ici personne ne me le reprochera.

Je porte les oeuvres à réparer dans les salles de l'étage. J'aime beaucoup l'atmosphère qui s'en dégage, le délicat désordre de papier et d'ustensiles, l'odeur de colle et la lumière chaude. Olivier règne sur ce petit domaine inexpugnable, du haut de sa soixantaine bien tassée avec ses cheveux longs poivre et sel bouclés qui lui donnent l'air d'un marquis sous Louis XIII, mais habillé comme un hippie, avec un foulard autour du cou et des petites lunettes dorées. Il m'accueille d'un grand geste de bras.

- Abigail ! Tu n'es pas encore venue me dire bonjour aujourd'hui !

- Désolée, salut !

- Pas de souci, je suis content de te voir.

Je pose les livres abîmés sur le coin libre de son plan de travail.  

- Je peux t'aider ? lui proposai-je.

Olivier m'a tout appris sur les vieux livres et leur restauration depuis que je travaille ici, à la bibliothèque Pison. Je sais qu'il aurait préféré travailler dans un musée, avec des ouvrages vraiment anciens, des pièces d'histoire, mais les emplois manquaient. Comme il le dit souvent, "Chaque livre a une histoire, alors ils méritent tous d'être réparés. L'usure d'un livre, c'est le témoin de l'amour que lui porte le public.". Sa bibliothèque personnelle doit ressembler à la mienne, avec des vieilles éditions chinées ici et là sur les brocantes, et parfois trois fois le même livre sous des versions différentes.

- Ils n'ont pas besoin de toi, en bas ?

- Il n'y a presque personne...

-Approche.

Il me montre l'ouvrage sur lequel il travaillait, un roman à succès d'Elena Ferrante. La tête du livre est abîmée, on dirait qu'elle a pris un coup, et les pages ont commencé à se décoller. Avec une sorte de petite baguette, il redresse tendrement les angles du papier, comme s'il lissait les plumes d'un oisillon. Je l'observe avec fascination avant de me souvenir que je suis censée l'aider. Je trempe les pointes dans le tube de colle pour les lui tendre, car il n'a pas de main libre pour le faire tout en maintenant chaque feuille dans la position où elle doit rester. Son oeil ne quitte pas son ouvrage une seule seconde, et pourtant il sait exactement où tendre la main pour saisir le bon outil. Je retiens ma respiration.

Je ne vois plus le temps passer. Même pour quelqu'un qui aime autant son travail que moi, entendre sonner les notes et la voix enregistrée qui pousse les visiteurs vers la sortie fait l'effet d'un chant de sirène. Je suis redescendue pour la fin de l'après-midi, je salue les derniers habitués qui s'en vont en faisant des signes. Sandra et Amir repassent; lui me sourit en agitant la main, elle semble toujours maussade. Les enfants courent sous un début de pluie qui lustre les pavés.

Nous nous rejoignons tous en grappe sous l'abri à vélo devant l'entrée du personnel, emmitouflés dans nos manteaux. La pluie tombe désormais dru.

- Tu as quelque chose de prévu ce soir ? me demande Guillaume à demi-planqué sous sa capuche.

Zaïna nous regarde tour à tour. J'aimerais mener mon enquête sur Amir et Sandra, mais je ne peux pas leur expliquer ça. J'ai déjà songé à lui parler de ma double lecture, mais j'ai renoncé. En partie parce qu'il me prendrait pour une folle, en partie aussi, peut-être même davantage, parce que j'aime l'idée de garder pour moi seule ce savoir insolite. Ca ne se partage pas. 

- Non, pas pour l'instant.

- Je vais à un petit concert de jazz dans le nouveau bar du centre-ville, ça te dit de venir avec moi ? Et vous aussi, s'empresse-t-il d'ajouter en constatant que tout le monde le regarde.

- Ce n'est plus de mon âge, s'amuse Marie-Thérèse dans son écharpe de diva. Allez-y entre jeunes.

Zaïna hausse les épaules.

-Désolée, j'ai des courses à faire avant de rentrer. On emmène les enfants au cinéma, ce soir...

- J'en suis ! répondis-je à mon ami. Je te dois bien ça.

Je le connais, il retenait son souffle à l'idée que tout le monde refuse sa proposition. Il a dû hésiter la moitié de l'après-midi à oser la verbaliser. Je ne veux pas lui faire ça. D'ailleurs, il a probablement choisi cet évènement parce qu'il sait que j'aime le jazz. Maud dirait sûrement que ça manque de punch, de style, que c'est trop vieux. Tout à fait moi. 

- Je t'emmène ! propose-t-il aussitôt.

- On peut y aller à pied, on est pratiquement déjà en centre-ville.

-Heu, oui, c'est... vrai, tu, tu as raison, pardon.

Etrangement, sa timidité produit sur moi un effet énergisant, comme si j'essayais de le contrebalancer. Il me donne envie de bondir, de danser, de croquer le monde entier pour lui montrer qu'il peut. Je remonte ma capuche sur ma tête et quitte l'abri à vélos pour sauter à cloche-pied par-dessus les flaques qui se forment.

- I'm singin'in the rain, just singing in the rain ! What a glorious feeling, I'm happy again...

Il me suit d'un pas plus régulier, les mains dans les poches, et entonne :

- I'm laughing at clouds, so dark up above, 'cause the sun's in my heart...

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Fractale
Posté le 05/05/2024
On n'en voit pas plus sur l'intrigue après ce chapitre, mais j'avoue que j'aime bien suivre le quotidien d'Aby dans sa bibliothèque ! Ses collègues sont vraiment sympa, Guillaume est attendrissant avec sa timidité et sa volonté de se rapprocher d'elle. Et son interaction avec Olivier était très apaisante !

J'aime beaucoup la voir utiliser son pouvoir ! La façon dont elle s'attache aux gens en découvrant les émotions qu'ils ont ressenties pendant leur lecture est touchante. Je me demande d'ailleurs, est-ce qu'elle sent seulement le dernier lecteur, ou est-ce qu'elle les sent tous, peut-être de façon plus atténuée si les traces sont anciennes ?

Sa sœur n'a vraiment pas l'air sympa, vu sa façon d'apparaître dans ses pensées pour lui faire des reproches. J'ai hâte d'en savoir plus pour elle, sait-on jamais, je me trompe peut-être sur son compte !

Tous les titres de chapitre correspondent à des titres de livre ? Je me demande comment tu les choisis, je n'ai pas remarqué de vrai lien pour les précédents mais je n'ai peut-être pas fait assez attention.

En tout cas j'ai hâte de voir où tu nous emmènes avec cette histoire ! Je lirai la suite avec plaisir lorsqu'elle sera publiée et, en attendant, je te souhaite de bonnes séances d'écriture !
Aramandra
Posté le 06/05/2024
Rhaaaah, j'ai du mal à faire démarrer la vraie intrigue plus vite, il y a tellement de scènes que je voulais placer avant ! Je pense qu'il va falloir que je revoie la chronologie. Mais au moins les personnages ont la vibe que je voulais leur donner, c'est déjà pas mal ! J'aime beaucoup le personnage d'Olivier.
Oui, tous les titres de chapitres sont des titres de livres ! De livres connus dans l'idéal, mais je ne sais pas si je vais arriver à tenir ce défi jusqu'au bout ^^'
Elle ressent seulement le dernier lecteur, y compris si ça fait des siècles que le bouquin est resté fermé.
Merci beaucoup pour tes retours et ta constance, ça me donne vraiment envie d'écrire la suite le plus vite possible !
Fractale
Posté le 06/05/2024
Je comprends tellement pour les problèmes de démarrage, c'est compliqué de poser le cadre tout en démarrant l'intrigue…
Olivier a une vibe particulière, ça se sent que tu l'aimes !

Oh ça peut s'avérer super puissant comme pouvoir ! J'ai hâte de voir la façon dont elle va l'utiliser…

Bon courage pour l'écriture de la suite !
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