4. Voyage au bout de la nuit

Le livre d'Amir regorge de rancoeur à un point difficilement supportable. J'en oublie l'histoire policière elle-même sordide, en me débattant dans cette poix violette qui s'accroche au moindre détail. Je dois me concentrer pour capter des bribes d'autres pensées, à la périphérie de sa conscience. La présence vague de quelqu'un qui parle, produisant des vaguelettes d'agacement et de distraction ; une autre présence qui teinte ses alentours du bleu de la sérénité... Les émotions que je lis ne ressemblent pas à ce que j'ai l'habitude de ressentir. Tout est si lourd, si plein, si violent. Je fais un énorme effort pour ne pas me laisser engluer.

Lire le roman de Mathis, bien que ce soit nettement plus agréable, ne m'a apporté aucune information exploitable mis à part l'existence de disputes auxquelles il ne prêtait aucune attention. Je flottais dans un feu d'artifice. Le scène de bataille de sone roman était vraiment prégnante et les émotions du petit garçon pétillaient comme une limonade fraîche. J'en avais oublié ce que je cherchais au départ ; la curiosité, la peur, l'enthousiasme, le soulagement se succédaient avec la même intensité. Je revivais cette histoire comme si j'avais encore neuf ans moi aussi. Je l'ai donc tout de même finie avant de la rendre, et la semaine dernière, j'ai pu emprunter le roman policier du père en espérant que personne d'autre ne l'ai lu entretemps, ce qui aurait tout effacé irrémédiablement. J'ai eu de la chance.

Après une courte pause pour mes yeux fatigués, je me renfonce dans le fauteuil, les bras les plus relâchés possible, la respiration lente. Je veux que rien ne me distraie. Il faut que j'entende les paroles, que je capte plus que des simples émotions. Elles prennent toujours le premier plan, mais entendre ou voir clairement à travers les sens du lecteur exige un tout autre niveau de maîtrise et de concentration... et apporte beaucoup plus d'informations croustillantes. Sa sensibilité aux détails macabres de l'intrigue en dit déjà long.

Mon téléphone vibre et interrompt ma séance une seconde fois. Je lève un oeil las sur l'écran laissé sur le canapé : Maud. Je n'avais eu aucune nouvelle d'elle depuis Tutu la tortue. Après un soupir routinier, je décroche.

-Oui ?

Elle ne répond pas tout de suite, mais sa respiration saccadée m'indique qu'elle pleure. Je crispe aussitôt ma main sur le téléphone.

-Qu'est-ce qui t'arrive ?! Zoé va bien ?

-Oui, oui, elle.. elle est avec moi.

-Mais qu'est-ce qui se passe ?

-Aby, il faut que tu viennes... me chercher.

-D'accord, d'accord, tu es où ?

De j'autre main, j'empoigne déjà mon manteau jeté sur un dossier de chaise. Je n'ai pas souvent entendu Maud pleurer.

-Sur la route... à la sortie vers Carnac.

-Tu es en voiture ? Il y a eu un accident ?

Elle reprend son souffle avant de me répondre.

-Non, je.. je suis désolée, Aby... J'ai été arrêtée par les flics.

Je lève les yeux au ciel.

-Qu'est-ce que tu as fait ? 

-Ils ont immobilisé la voiture, j'ai perdu mon permis... s'il te plaît...

Je referme la porte derrière moi et cavale dans l'escalier.

-C'est bon, j'arrive.

La nuit glacée m'arrache un frisson. Les premières gelées ne vont pas tarder. Mes mains tremblent sur le volant, au point que je dois les crisper pour les garder immobiles. J'espère si fort que personne n'est blessé... Qu'a pu encore inventer Maud ? Alcoolémie, vitesse, téléphone ? Est-ce qu'il y a eu un accident, ou est-ce qu'elle a juste été contrôlée ?

Une fois sur la bonne route, je scrute le bas-côté à la recherche d'un signe, d'un gyrophare de police, quoi que ce soit. Le brouillard floute les contours de la nuit, affadit l'éclat des lumières. Je guette la sortie avec une attention fébrile. Ils sont bien là, trois silhouettes adultes autour d'une voiture rangée sur le bas-côté. Je ne vois aucune trace d'un quelconque accident et recommence à respirer normalement. Un peu tendue tout de même par la présence des policiers, je soigne ma manoeuvre avant de descendre, la tête bouillante de questions.

-Bonsoir madame.

-Bonsoir...

Maud a cessé de pleurer, mais son maquillage a coulé et elle se tient les bras croisés et serrés, comme si elle avait froid. A sa décharge, nos souffles à tous ajoutent au brouillard qui nous entoure. J'aperçois ma petite nièce, encore assise à l'arrière, les mains plaquées sur la vitre, qui épie d'un oeil anxieux les moindres gestes de sa mère.

-Donc, vous êtes la soeur de madame ? me demande le plus jeune.

-Je m'appelle Abigail. Qu'est-ce qui s'est passé ?

-Elle roulait beaucoup trop vite et avec un taux d'alcoolémie dans le sang de 0,75g/l. Donc pour le moment, son véhicule est immobilisé. Vous pouvez les ramener ? 

Maud fixe l'ornière devant ses roues. Je n'ai pas le coeur à dire quoi que ce soit.

-Je peux. Est-ce qu'on peut laisser sa voiture ici ?

-Eventuellement, vous pouvez la stationner un peu plus loin en sécurité et revenir ici reprendre la vôtre. Mais elle ne pourra pas reprendre le volant pour l'instant. Demain, il faudra qu'elle s'adresse à l'adressse indiquée sur la fiche que nous lui avons remise pour la récupérer.

-Ok. Maud, ça te va si je la laisse là ? 

Elle hoche vaguement la tête sans desserrer les lèvres. Je l'observe, dans l'espoir de lui tirer une explication, une expression faciale au moins, mais elle évite mon regard.

Les policiers exigent quelques formalités, demandent à voir mon permis et autres vérifications, pendant que ma soeur récupère ses affaires et fait descendre Zoé, qui vacille de fatigue sur ses petites jambes. Je suis finalement la dernière à m'installer dans ma voiture, avec une gaieté un peu forcée.

-En route pour de nouvelles aventures ! Vous êtes prêtes ?

Entre la fatigue et la mauvaise humeur, personne ne réagit. Je ravale mes prochaines tentatives et m'insère dans la circulation en silence. Après quelques minutes d'un silence pesant, je remarque que ma nièce se frotte les mains.

-Tu as froid, petite puce ?

Elle hoche la tête. Je cherche la commande du chauffage et Maud marmonne quelque chose.

-Tu as dit quoi ?

Ses yeux d'un vert si saisissant brillent.

-J'ai dit : arrête de jouer à la nounou modèle.

Un éclat de rire méprisant m'échappe.

-Alors que toi, on en parle ? Qu'est-ce que tu foutais ?

-T'es pas ma mère, ni mon moniteur de conduite, ni les flics. J'ai pas à te répondre.

-Tu as mis Zoé en danger !

-Je sais conduire après avoir un peu bu, Aby ! Si ça t'arrivait aussi, tu saurais que c'est pas la mer à boire et tu arrêterais de jouer les nonnes !

-Désolée de ne pas passer mes soirées en boîte pour noyer ma solitude...

A son tour, elle éclate de rire.

-C'est toi qui parle de solitude ! T'as jamais eu un homme dans ta vie, t'es pas foutue d'en regarder un seul dans les yeux !

Je serre les dents et les doigts sur le volant. l'envie bouillonne de la débarquer de ma voiture et de reconduire Zoé seule, mais légalement, ce serait un enlèvement. Je ne quitte plus la route des yeux. Après un nouveau moment de silence, Maud murmure.

-Tu n'en parleras pas aux parents, hein ?

Je hausse les épaules.

-Qu'est-ce que ça peut te foutre ? Tu leur parles jamais. Alors si, tu peux compter sur moi pour tout leur raconter dans les détails et leur dire que Zoé a failli mourir.

-Mais c'est pas vrai, Tataby ! remarque la petite à l'arrière.

-Tu ne vas pas leur dire ça, suffoque ma soeur soudain pâlie. 

J'ai un rire sec.

-Ah oui ? Et qui va m'en empêcher ?

A son tour elle frémit de colère.

-Connasse, me jette-t-elle à voix basse. T'essaie juste de me piquer ma fille parce que tu ne mérites pas et ne mériteras jamais d'avoir un enfant, parce que personne ne veut de toi !

J'allume la radio et monte le volume pour ne plus l'entendre. Mes oreilles bourdonnent de toute façon. J'aurais mieux fait de la laisser seule sur la route, mais je n'aurais pas fait ça à ma nièce.

De nouveau un temps s'écoule. Zoé chantonne sur la radio, ce qui me détend un peu. J'arrive devant leur immeuble avec un certain soulagement.

-Terminus, tout le monde descend, vous êtes arrivées !

 J'éteins le son et Maud, mine basse, se décide à parler.

-Sérieux, Aby, ne leur raconte pas ça. Je ne veux pas qu'il décident de demander sa garde.

Elle connaît vraiment mal nos parents si elle les imagine capables de ça, mais je n'ai pas envie de la détromper.

-Ce serait peut-être mieux pourtant.

Mon ton sec la décompose. Je m'attendais à ce qu'elle se fâche, mais pour une fois, elle semble vraiment atteinte.

-Tu ne peux pas dire ça. Je fais de mon mieux depuis sa naissance et personne ne m'a jamais aidée.

Je reste désarçonnée. Une seconde, je vois ma grande soeur avec sa douleur et sa solitude, authentique, et qui semble bien plus profonde que la mienne. Je rétorque pourtant sur un ton sourd :

-Tu n'as jamais voulu de notre aide.

La portière claque derrière elle. Après un soupir, je démarre et regarde dans mon rétroviseur les deux petites silhouettes qui rétrécissent, si frêles dans le noir. Une seule me regarde.

 

On dit que la nuit porte conseil. Je trouve plutôt qu'elle noie les questions de la veille dans celles du lendemain. Aucun éclaircissement ne m'attend lorsque le réveil me tire du lit, seulement la perplexité et le regret, chassés par le roman d'Amir laissé inachevé dans mon salon. Je n'ai pas le courage de m'y replonger, ni dans la restauration d'une ancienne édition de Jules Verne qui attend sur mon bureau. Le travail m'attend et cette perspective réconfortante me guide à travers une matinée fraîche et piquante comme une tarte au citron.

Je m'aperçois seulement une fois arrivée que j'ai oublié les livres que je devais restituer depuis un mois déjà. Encore. Et aussi l'écharpe prêtée par Zaïna que j'avais promis de lui rendre... Je me giflerais parfois. Le moral définitivement miné, je passe la matinée distraite, à afficher des sourires de façade. Amir et Sandra ne se montrent pas, ni celle que je surnomme "l'architecte" depuis que j'ai lu son traité. J'aperçois M. Yamato qui emprunte encore un recueil de poèmes, mais le sourire qu'il me rend ne dure que le temps d'un éclair. Je m'aperçois alors qu'un oeil rond et bleu comme celui d'un oiseau m'observe depuis l'étage supérieur. Impossible de ne pas reconnaître Olivier et sa petite moue de la moustache qui montre qu'il sait à quoi s'en tenir. A la pause déjeuner, il me rejoint aussitôt sur le banc que j'ai choisi sur le parvis.

-Alors, ça ne va pas, ma petite Abigail ? Je vois bien que ça ne va pas, enchaîne-t-il avant la moindre ébauche de réponse, alors tu vas me faire la liste des petits morceaux de poésie d'aujourd'hui. Allez, j'attends.

Ses yeux m'épinglent derrière les petites lunettes dorées et fines comme des bijoux. Je regarde entre mes genoux et réfléchis.

-Le givre dessinait des petites fougères sur l'abri à vélos ce matin. J'ai entendu un morceau de flûte traversière chez mes voisins. Le vent portait des rires d'enfant devant l'école. Un chat courait après une feuille en train de tournoyer...

-"Comme elles tombent bien ! Dans ce trajet si court de la branche à la terre, comme elles savent mettre une beauté dernière, et, malgré leur terreur de pourrir sur le sol, veulent que cette chute ait la grâce d'un vol !"

-Ca c'est facile, c'est du Rostand. Cyrano ?

-Gagné.

Il y a quelque chose d'inimitable chez Olivier. C'est le seul qui sait aussi bien déceler les joies à l'intérieur des peines, trouver la beauté du monde entier dans le moindre grain de poussière. Je crois que si j'avais de gros ennuis et que mes parents étaient hors d'atteinte, c'est chez lui que je me réfugierais. Il ne veut pas savoir ce qui me rend triste, il ne va pas me dire que ça va passer et que ça ira, il me parle de la joie. Aucune raison de me plaindre.

Nous partageons un sourire et chacun entame son repas dans un silence réconfortant. En me levant pour retourner à l'intérieur, je marmonne un remerciement.

-Ce n'est pas à toi, ça ?

Il me tend un livre que je ne reconnais pas. "Train de nuit dans la Voie Lactée" ? 

-Il était sur le banc.

-Non, il n'est pas à moi.

Je remarque alors qu'il contient un marque-page. Un origami blanc représentant un petit fantôme. Je prends l'ouvrage.

-Mais je sais à qui il est.

Le livre ne porte pas de tampon de notre bibliothèque, je ne peux donc pas le passer aux automates pour voir qui l'a emprunté. Il n'y a qu'à attendre que le jeune homme au fantôme repasse. Mais peut-être que je pourrais le contacter ? Il doit y avoir une partie de ses coordonnées dans son compte. Pendant un moment de creux, je jette un oeil à la base de données. Le dernier emprunt enregistré du "Petit Prince" est au nom d'Otávio da Siqueira, ce doit être lui. Mais il n'y a qu'une adresse mail reliée au compte. Autant attendre qu'il repasse... Je range le petit ouvrage dans un tiroir de mon bureau.

Guillaume me fait un signe de connivence, depuis son petit poste à l'autre bout de la pièce. J'ai une envie un peu lâche de tout lui raconter et de le laisser me réconforter. Je sais déjà que je ne le ferai pas. Il n'a pas à prendre soin de moi comme d'une gamine égarée. Avec un frisson inexplicable, je croise les bras, formant un rempart entre moi et le reste du monde. Il disparaît derrière un rayonnage.

Je pousse un soupir presque amusé. On a renoncé à être ensemble depuis longtemps. Alors pourquoi me regarde-t-il toujours avec ces yeux-là ?

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