3. Le Sans-Coeur

Son regard vide et transparent dévisage l'inconnu. Il ne daigne même pas affronter le mien. Les neurones fusent, là-haut. Encore un peu et mes oreilles sifflent de la fumée — quoi? Pourquoi? Comment? Le sens des mots m’échappe. Je m'écrase contre la table de chevet et baragouine quelques syllabes.

Impossible. Cette tache brunâtre sur son pull n'a pas remplacé son cœurtex. Papa ressent toujours ses émotions. Il me joue un tour.

— Explique ! jappé-je, incapable de formuler une question correcte.

— Ta mère est partie.

— Quoi ?

— Pour de bon.

Sept mots, et il ne compte pas en rajouter. Il noie son chagrin inexistant dans la contemplation d'un vide. De son vide.

Elle a parlé de divorce.

Elle s'est cassée.

Elle ne reviendra pas.

Elle lui a brisé le cœurtex.

Mon cou se tord. Les pulsations de mon cœur s'acharnent sur ma cage thoracique. Le dégoût me démange la trachée.

Non, non, pas maintenant! Entre la crise, la pénurie…

Une vague de bile menace de brûler ma gorge. Que lui arrivera-t-il ? Que restera-t-il de son cœurtex, en morceaux, par-ci, par-là, ici, là-bas ? Je perds la tête. Mon cauchemar se concrétise. Papa frôle la mort.

Mes pensées torturent mon esprit. Une image s'y forme, celle de la seconde ultime où, des larmes coulant sur ses joues rosées et poilues, mon père implorait Laurane de rester, jusqu'à ce que la porte claque, accompagnée d'un craquement sinistre. Ses pleurs ont dû cesser à ce même instant.

Putain.

Heureusement qu'elle est partie.

Autrement, mon cœurtex se serait taché de vert. Lorsque je lui aurais enfoncé le crâne dans le coin de la table, à cette Absinthe de merde. Il aurait perdu sa couleur écarlate.

Même si… ce désir de vengeance m’enterrerait plus bas que terre — plus bas qu’elle encore. Et que cela ne se produira jamais.

Aurais-je pu… empêcher ce drame ?

Mes doigts palpent les siens. On le croirait décédé. Impassible, froid, statufié. Son teint chocolaté pâlit. Seul son tatouage en hologramme s'agite près de sa tempe : « béni par l'amour et l'altruisme, tu feras de ton entourage ainsi que de ta nation l'objet de ton dévouement. » Cette phrase, première règle de la charte des ECOs, brille dans son tourbillon doré plus encore que mon cœurtex.

Le mien ne doit pas se briser non plus. Il ne manquerait plus que ça…

Non.

                              Non.

Il reste un espoir. 

                              Lui. C'est lui, l'objet de mon dévouement.

— Lève-toi. Je t'emmène chez Margaret.

Je nettoie le couloir et le salon des éclats jonchant le sol, noircis par l'écoulement de leur sang. Papa a de quoi remplir à nouveau son organe. Il est réparable. Les morceaux glissent dans mon cardigan crépusculaire et encore froissé.

— Lève-toi ! haussé-je le ton. Maintenant !

Si les victimes de brisement perdent toute envie, ils ne doivent pas pour autant rester plantés là à attendre que des vers les grignotent. J'aide papa à s'élever, et, main dans la main, le tire sans relâche pendant une dizaine de minutes, dans notre couloir, dans les escaliers éclatants du bâtiment et dans la nuit affriolée de Kavaran. Il me ralentit autant qu'un boulet attaché à la cheville, mais je n'ai pas le temps : chaque seconde qui passe réduit ses chances de survie.

A-t-il perdu tout amour pour moi ? Sa fille ? Toute fierté ?

                              Vanny, arrête. Margaret est là pour ça.

Je l'appelle, et la pauvre dame, interrompue dans son repas, descend m'ouvrir la porte de l'atelier. Une brève œillade lui suffit pour comprendre.

— Dis-moi que tu peux le réparer, chuchoté-je. Je peux te payer. J'ai des crédits.

— Je… Ne me donne rien. Je vais faire ce que je peux. Entre.

Je n'aurais pas pu plus mal tomber. Cet après-midi, elle m'avouait à quel point son métier s'alourdissait en conséquences et voilà que le destin d'un parent repose entre ses mains. Leur relation n'est plus au beau fixe — elle a même éclaté il y a quelques années, lorsque Margaret a perdu sa fille. À l'époque, je n'avais pas suivi l'histoire. J'étais trop occupée à survivre, entre ma perte de poids, ma solitude et moi-même. Cependant, si papa voyait le bon dans chacun, au dépit d'en ignorer le mauvais, Margaret se montrait plus modérée. Malgré tout, elle respectait cet homme autant que moi.

Je déverse les morceaux de cœurtex sur le comptoir. Le flot inonde l'atelier. Les pupilles de Margaret tournoient. Ses iris se vident d'étincelle. Ses yeux confirment ma crainte : il y en a trop. Papa se l'était déjà fait briser, autrefois. Sa tâche ne s'en retrouvera que plus ardue.

— Promets-moi que tu le répareras.

— Vanadis…

Je déglutis mon appréhension ; la forgeuse secoue ses boucles grisées. Elle ne refuse pas, mais ne promet pas non plus. Elle ne peut rien promettre à personne.

Sa main fripée glisse hors de l'établi, vers l'entrepôt. La fatigue lui pèse lourd également. Elle active entre des écrans translucides un cœurtex rose, qui ne sert qu'à être identifié et à ne pas ressembler à un Sans-Cœur. On en offre durant la réparation ou en l'attente d'un véritable cortex. Seringue en main, Magaret transfère le sang de papa, de son bras charnu à cet organe provisoire. Ce dernier pulse, et l'ECO le calibre devant la poitrine de l'homme jusqu'à ce qu'il flotte de lui-même — mais papa reste de marbre. Ses émotions ne reviendront pas. Son désir de vivre non plus…

                              mais c'est mieux que rien.

Dire adieu à une personne que l'on aime est difficile. Ne pas avoir eu la chance de le dire l'est bien plus. Je l'ai compris à la mort de papy-papy, qui m'a forcée à formuler cette promesse, que je n’oublierai jamais : «plus jamais tu ne laisseras ceux que tu aimes partir sans tenter de les retenir, et surtout sans leur souhaiter bon voyage. »

Depuis ce jour fatidique, je n'avais jamais osé retourner sur ces planches, derrière le comptoir. Le chagrin envolé alors revient m'alourdit les épaules. Plus aucune trace du meurtre ne subsiste, pourtant, il gît encore, là, dans une mare de sang, le cœurtex brisé, la poitrine perforée, et la force de ces réminiscences m’obligent à me tenir au meuble pour ne pas perdre l’équilibre.

Oh, dans l'estuaire de mes yeux, il en avait coulé, des rivières de larmes. Immergée, je m’étais noyée dans ces cascades affligées, qui avaient creusé mon visage froissé.

Le bois se craquelle. Ma poigne a trop forcé dessus. Mince. Cette fois, Margaret et papa me fixent. Mes poils se dressent. Mes cordes vocales se meurent.

Les cheveux de papa s'effritent et blanchissent, son visage s'affaisse, mais se rehausse d'un sourire, et le nez de papy-papy remplace le sien. Main dans la main avec Margaret, ils se mettent à danser. Puis, il m'apprend à lire, dans son bureau, et là, dans mon ancien lit, il me raconte comment il a rencontré Laurane.

«Elle était venue me voir, le cœurtex brisé, et me priait de le réparer. Elle avait un rendez-vous avec ton père, ce soir-là, et voulait tout faire pour ne pas le décevoir, et ressentir les papillons dans le ventre, dont elle ne se lassait pas. Elle voulait tomber amoureuse. »

On me l'avait arraché. Un Absinthe l'avait assassiné ici même. Je n'avais pas pu lui dire au revoir. Et lorsque j'ai lu son journal intime, et que les horreurs qu'il a vécues pendant la guerre des Sans-Cœurs se sont matérialisées dans mon esprit, j'étais effarée. Les Absinthes s'étaient révoltées contre le dernier Roi, et pendant onze ans, avaient plongé Yer'nayin dans le chaos. Heureusement, notre victoire a mené à la formation des ECOs, afin d'éviter aux générations futures un destin similaire.

Ces hommes…

Papy-papy. Papa.

Ils n'ont jamais mérité de telles souffrances. Autrefois, mon jeune âge m'avait empêché de protéger mon aïeul, mais à vingt-et-un ans, je suis maintenant capable de garder mon père près de moi jusqu'au bout. Je ne peux concevoir ma vie sans lui, sans son sourire, sans savoir que je l'aurai rendu fier en devenant Cœur d'Or comme il l'avait été, en éliminant les Absinthes, comme me l’avait demandé papy-papy dans son journal posthume.

Sans un mot, mais entre deux regards significatifs, j’abandonne Margaret et emporte cette pensée à la maison, sans la lâcher.

 

Voilà trois jours que j’ai apporté les miettes du coeurtex à la forgeuse, et pendant les deux qui viennent de s’écouler, le manque de bonne nouvelle de sa part n’a pas manqué de me poignarder le moral et l'énergie. J'évolue sur des montagnes russes qui refusent de redescendre et qui me privent d'adrénaline, d'excitation, de détermination, sans que je puisse me ressourcer aux côtés de papa.

Se motiver seule, c'est survivre seule, et j’avais peut-être mal jaugé la difficulté de la tâche.

Toutefois, je ne baisse pas les bras. Plus que jamais, toutes mes entreprises le visent lui, mais plus seulement pour le rendre fier ou lui faire honneur, mais pour le sauver. Car, plus les heures passent, plus son âme s'évapore, et plus l'absence de cœurtex fonctionnel l'infantilise. Sans mes vacances, je n'aurais jamais le temps de le forcer à avaler ses cachets, de le traîner dans la salle de bain ou sur son tapis de sport. Ma perte de poids à l’époque l'avait rendu admiratif, je crois, mais il ne s'était jamais tenu à un programme. Loin de moi l'idée de vouloir l'amaigrir — sans son ventre, voire ses poils qui montent jusque son cou, papa Ours n'est plus papa Ours —, je désire simplement le maintenir en bonne santé.

Garder en vie quelqu'un qui ne vit plus.

C'est dur.

Je ne peux plus m'amuser ou discuter avec lui des plaisirs de la vie, car il ne sait plus ce que c'est. Son regard inanimé n'autorise que des apostrophes monotones.

Au moins, il ne souffre plus. Je n'ai plus de raison de remettre cette peine d'amour sous les feux des projecteurs.

Il gît dans le canapé lorsque la station d'accueil s'active. Les rayons du boîtier analysent le sang présent dans mon cœurtex et me connectent à la base de données du Château de l'Art-Terre. Je me sers principalement de ce dispositif, installé à chaque porte d'entrée de Yer'nayin, pour les Missions, mais il fournit toutes sortes d'informations et documents importants.

Hier… j'avais appuyé sur ce bouton, « Déplorer une disparition », pour la première fois de ma vie. Incliner l'écran ne m'avait jamais paru aussi douloureux que lorsque j'ai dû remplir le formulaire pour avertir le Château que Laurane s'était enfuie après avoir brisé papa, et pour demander sa classification comme Absinthe.

Une douleur, et paradoxalement, un soulagement.

Sa fuite prouve que j'ai eu raison de la considérer comme tel depuis toutes ces années. Je l'avais sondée, avais reconnu le fond malsain que sa carapace enfumée cachait, et depuis la prise de parole des hologrammes ce matin, le monde suit mes pensées. Toutefois, son prénom sous les Missions de la station bloque l'air dans mes poumons.

« ABSINTHE — LAURANE M. »

Derrière cette initiale se trouve mon nom de famille… Bordel. Je dois ouvrir la fenêtre, si je ne veux pas finir asphyxiée ou écrasée par mes démons.

Au moins, elle le mérite.

Ce n'est plus ma mère. Ce n'est plus personne, hormis une Absinthe, une Sans-Cœur qui doit payer.

Sans hésiter, j'accepte la Mission qui sollicite toute aide permettant de la localiser. Pour la première fois, une raison personnelle motive mon choix, mais si je l'accomplis, si je la retrouve, que dirais-je, comment agirais-je ? Peut-être vaut-il mieux que cela n'arrive pas…

                              malgré la tentation de l'insulter et de la gifler.

Peu de gens s'inscrivent aux Missions qui demandent de chasser des Absinthes. La plupart des Aspirants ne sont pas fous comme moi, ils connaissent les risques, mais je n’ai pas le choix. Pour papa. Pour papy-papy.

Papy-papy… Comment réagirait-il, d’ailleurs ? Je n'oe l'imaginer. La femme qui l'avait accepté dans sa famille, car lui n'en avait plus, celle dont il avait réparé le cœurtex, dont il avait élevé la fille comme la sienne…

                              La déception.

                              La honte.

Il serait aussi débecté que moi.

Le cœurtex de papa s'est brisé à cause de ce divorce. Pas de doute. Il ne répondait que vaguement à mes questions, assurait ne pas savoir où elle se cachait, mais plus j'y pensais, plus plus je me disais... que j'aurais pu agir.

Leur couple battait de l'aile depuis des années — ils n'en formaient plus réellement un. Seulement, l'amour de papa pour Laurane n'a jamais cédé. Sa flamme ne s'est jamais éteinte.

                              Mais elle ? Les braises avaient disparues. Elle savait qu'elle le blesserait en partant, alors pourquoi n’a-t-elle pas changé d’avis ? Je ne suis pas la mieux placée pour ce qui est de sentiments amoureux, mais tout de même…

Je déterre des photos d'elle du fin fond de tiroirs, pars à sa recherche, et les montre à des dizaines, et des dizaines, et des dizaines d'inconnus à travers Kavaran. Personne ne l'a aperçue — à croire qu'elle s'est volatilisée une fois le seuil de notre porte franchi. J'appelle le Château, leur demande de mettre son profil en avant, mais abattue face au manque de résultat, je cesse d'errer dans les rues tel un chien battu à la recherche de réponses et me réfugie chez Margaret, comme chaque matin, chaque après-midi, chaque soir, dans l'attente d'un miracle qui n'arrive jamais. La forgeuse se tue à la tâche, mais le cœurtex de papa continue de la défier, malgré les miettes qui s'étaient égarées sous les meubles renversés et que j'ai amenées après-coup, malgré les cœurtex restants qu'elle utilise pour en transplanter des morceaux.

La réparation n'avance pas.

Je perdure dans l'atelier pendant des heures, à mettre mes connaissances d’ingénierie cordiale à l'épreuve, en vain. Les composants s'effritent, le chorion rejette la colle magnétique…

L’expérience de Margaret excède la mienne.

Je ne sers à rien.

Elle réussira à trouver une solution, seule.

                              J'en suis persuadée

 

 

Une journée de plus s’est écoulée, et les premières lueurs suffisent à m’extirper du lit pour répéter ma triste routine.

Aujourd’hui, j'enfile une combinaison étroite, chique, grise, blanche, aux allures robotiques, qui ne laisse à l'air libre que mon visage et la tornade de mes cheveux, plus aride que tempétueuse. L'anxiété les assèche comme elle alourdit mes yeux boursouflés. Ce n'est qu'un énième aller-retour dans la ville de la chance, mais je me colle un casque oculaire sur le visage malgré tout, histoire de masquer ma fatigue. Mes palettes de maquillage prennent la poussière. Je m'occupe tellement de papa que je n'ai plus de temps pour moi-même. Heureusement, Margaret ne me jugera pas. Elle ne m'a jamais jugée.

Au champ des Élytres, qui mène à la Grande-Gare, une foule éparse, mais surexcitée, acclame un mariage devant la Fontaine de Jouvence. Son eau violacée inspire mythes, légendes et enfants dégoulinants de chaleur lorsque le pavé brûle trop pour être foulé. De l'amour, de l'amour, de l'amour partout. Sur quelle planète suis-je née ? Heureusement, la crise incite toujours plus de personnes à rester chez eux. Je n'ai pas à assister à des émotions aussi démesurées à chaque coin de rue.

Un soupir m'échappe lorsque j'atteins celui qui mène au Margarheart Store. La propriétaire ne profite pas du soleil tapant. Je me permets donc de m'immiscer jusqu'à la porte d'entrée, qui tintinnabule à mon passage.

L'atmosphère à l'intérieur me sangle et m'étouffe. Un nuage effiloché frémit derrière l'établi, porté par des lunettes rectangulaires à travers une odeur de rouille. Margaret lève la tête, traits figés, pattes-d'oie descendues, bouche entrouverte, lèvres que même sa langue ne peut humecter et yeux plus fuyards qu'un renard.

L'horloge annonce chaque seconde.

Une.

Deux.

Trois.

Quatre.

Cinq.

Trop pour les compter.

— Qu'est-ce qu'il se passe ? murmuré-je. Encore un problème avec un client ?

J'avance dans ce monde de nature industrielle, entre feuilles et outils de ferraille. Habituellement, les visiteurs musardent submergés de nostalgie d'un temps ancien qu'ils ne connaissent pas. L'odeur douce amère particulière, les effluves de thé, la lumière tamisée, les murs décorés de peintures solaires éphémères… rien de cela ne m'attire aujourd'hui.

Au contraire.

Je respirais mieux dehors.

— Oui, avoue-t-elle.

Je déglutis, me mords les lèvres.

— Désolée. Tu peux m'en parler, si tu veux.

— Je ne devrais pas avoir à t'expliquer…

Je fronce des sourcils et la vérité me frappe. L'air n'alimente plus mes poumons. Les murs s'éloignent vers l'infini. Le canapé s'enfuit. Le comptoir s'échappe. Margaret se rapetisse, mais sa voix, implacable, résonne plus fort que jamais.

— Je suis désolée. J'ai fait tout ce que j'ai pu.

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