— Plus rien ne tenait. Le cœurtex a déjà subi trop de brisements, je pense, ou en tout cas… celui-là a été plus violent que la normale. Et les morceaux que tu m'as amenés hier n'ont rien changé. Je suis désolée. Oh, par Soracle… Tu étais la dernière personne à qui j'aurais souhaité annoncer cela. Deux nuits que je ne dors plus pour te préserver, et voilà que je faillis à ma mission…
Mes tympans se bouchent, comme pour me protéger de cette prolifération d'excuses affligeantes.
Pardon ?
Ma vision se décompose. Les mots se coupent, l'atelier s'obscurcit, mes doigts s'enfoncent dans le vide, à la recherche d'un appui, mais seul l'air les soutient. Les paroles de Margaret retentissent, au risque de briser ma carapace, comme une sentence irrévocable. Mes jambes alourdies vacillent.
Papa…
Papa.
Un monde sans lui se dessine, mais il me soulève le cœur, serre le cœurtex, prêt à le briser aussi. Le spectre de Laurane me compresse, et les larmes débordent. Mince. Graciles, elles courent déjà sur mes joues comme sur un terrain de jeu. Des pas approchent, la silhouette nuageuse grandit ; mes poils se hérissent.
Elle n'y peut rien. Pourtant, elle a condamné la personne que je chéris le plus. Celle qui me garde en vie.
Paumes contre cernes, j'essuie mes pleurs et détale hors de cet atelier étouffant. Personne ne doit pas me voir dans cet état. Comment mes émotions m'ont-elles submergée ainsi ? Mes poignes rejoignent mon cœurtex. Il sanglote, mais je ne le laisserai pas se briser.
Non.
Papa n'est pas condamné.
Il survivra.
Tant que je respire, je peux forcément trouver une solution.
Si j'échoue, les quelques semaines qui s'annoncent le transformeront en statue livide que la nature se chargera d'effacer de notre monde. Or, il ne le mérite pas.
Il ne mérite rien de tout cela.
Je ne connais pas meilleur homme que papa, cette fontaine de compliments, d'encouragement, de confiance. Et sa beauté, sa joie, son sourire communicatif. Il a su sculpter la pierre d'une fille blessée pour la faire grandir avec lui. Il m'a aidée dans les moments les plus difficiles, des harcèlements que je subissais à la déprime qui m'a frappée lorsque la force de me battre manquait, ou que les questions sur ma vie sexuelle et amoureuse me dépassaient. Il m'a enguirlandé dans des expéditions, des karaokés et des festivals de cadeaux, avant comme après le départ de Laurane. Savoir que ces souvenirs pourraient devenir les reliquats d'une meilleure époque à jamais envolée, que je pourrais passer le restant de mes jours entre remords, nostalgie et souffrance, à me mutiler pour ne pas avoir tenu ma promesse… à me frapper avec le journal de papy-papy, que j'avais relu des dizaines de fois durant mon adolescence.
« Protège tes âmes. »
« Supprime ces démons. »
« Rends-moi fier. »
La tâche était pourtant simple.
Mes jambes tremblent, mais détalent, guidées par le rythme discordant de mon cœur. Mes chagrins s'étalent sur Kavaran, qui prend l'apparence de flaques d'aquarelles, et je fuis les silhouettes en taches qui pourraient me surprendre dans cet état. Que penserait-on en me voyant ainsi, à oser sangloter dans la ville de la chance ? Je ravale mes défaillances émotionnelles afin d’éviter de vomir ma fierté. L'une des rues peint les couleurs de notre bâtiment. L'habitude me transporte jusque dans ma chambre où enfin mes jambes cèdent, et mon lit m'ouvre ses bras. Aucun regard curieux ne me dérangera ici.
L'oreiller étouffe un cri de rage.
Rage envers cette iniquité. Envers ma mère, qui a brisé une énième fois cette famille. Envers Margaret, qui n'a su accomplir sa mission. Je me déteste pour la détester, mais mon cœurtex m'y oblige presque, car si ce n'est pas de ma faute… qui ?
Pourquoi cette société, construite sur le mérite, sur la justice, nous abandonne-elle dans une situation aux antipodes de ses valeurs ?
Le tissu de la taie craque sous mes ongles. Mes larmes bouillantes l’humidifient.
Ce matin, les ECOs ont annoncé des mesures inédites à Yer'nayin, qui restreignent le déplacement de ses habitants ainsi que leurs interactions. Elles concordent parfaitement avec les aveux de Margaret. Non seulement elle n'a pas menti et la crise s'aggrave bien plus que prévu, mais la réponse que je lui avais donnée me tire la langue — je suis maintenant directement concernée.
Ils veulent nous isoler… mais l'on a brisé le cœurtex de papa ici même. La colère et le chagrin se décuplent quand causés par un proche. Que les inconnus que l'on croise dehors ont-ils à voir là-dedans ?
Plusieurs minutes s'écoulent, peut-être une dizaine, le temps que ma respiration revienne à la normale et que je réussisse à quitter mon matelas. Dans sa chambre, papa n'a pas bougé, à un détail près. Dans sa main, le cœurtex de remplacement, qui flottait devant sa poitrine, a perdu sa roseur. On l'a désactivé.
La porte heurte le mur.
Il me regarde.
Mes rêvasseries se décomposent.
— Je suppose que c'est terminé.
— Non.
Ai-je prononcé ce mot ? Je ne l'ai pas pensé, ou entendu. Mon cœurtex parle à ma place.
Le ton apathique de papa me glace le sang, mais je ne peux pas laisser cette statue grandeur nature perdue dans cet environnement qui ne lui correspond plus. Âme et corps de pierre entre deux sculptures boisées, il respire à peine. Dire qu'à l'époque, nous vivions au paradis…
Cette pièce pourrait être l'enfant du Margarheart Store. Il l'avait aménagé et décoré main dans la main avec Laurane en utilisant une majorité de matériaux naturels, contre toutes les normes. La forgeuse cordiale leur avait appris à sculpter et leur avait légué sa passion des anciens temps. Danse d'herbes et de bois, couleurs chaudes et chatoyantes, effluences de bleuet et de coquelicot disparus… pourtant, un parfum de modernité persiste, dans les meubles lisses, les écrans connectés et la luminescence des lampes. Au centre repose, hélas, un homme brisé, monochrome.
Cette vie ne reviendra plus, mais je peux toujours limiter la casse.
Les épaulières de ma combinaison tombent en pans sur mes jambes et me forment des ailes invisibles. Je suis son petit rouge-gorge. Je volerai à son secours, lui insufflerai de nouveau la mélanine dans sa peau et le bordeaux dans ses joues. Malgré la crise, je suivrai la procédure, et j'insisterai jusqu'au bout. Je n’irai nulle part à me lamenter entre ces murs.
Première étape : appeler le centre cordial de l'Art-Terre, le château qui surplombe la ville, entre le champ de l'Espoir et les côtes de l'Égée. Ils sont débordés, oui, mais tant pis. Papa est un ancien ECO. Ils comprendront. Encore en convalescence du choc, je glisse le cœurtex ébène et inactif de sa paume à la mienne. Il me laisse replonger dans le chaos de ma chambre sans réaction. Alors, je tapote mon organe cordial, explore l'écran de mes lentilles et appelle le numéro correspondant.
Par Soracle.
Dans la vague de miroir au-dessus de mon bureau, un cadavre exhumé me dévisage, et dans les fissures d'une des glaces, le cœurtex de l'Absinthe, Nafwel, se brise de nouveau — mes yeux émeraude. Je devrais changer leur couleur et prendre un minimum soin de moi si je ne veux pas succomber avant papa.
Après de longues minutes, une voix féminine m'emplit le crâne.
— Centre d'approvisionnement de l'Art-Terre, bonjour.
— Bonjour, j'aimerais savoir s'il est possible d'obtenir un nouveau cœurtex, pour…
Un soupir m'interrompt.
— Est-ce pour vous ou quelqu'un d'autre ?
— Quelqu'un d'autre.
— Seules les personnes concernées peuvent prendre rendez-vous, et malheureusement, nos effectifs sont surchargés en ce moment.
Merci de confirmer mes craintes. L'hypothèse des dizaines de cadavres empilés derrière le Château se concrétise. Personne ne veut être l'aiguille dans cette botte de foin, mais…
— S'il vous plaît, éploré-je. C'est mon père. C'était… C'est un ECO. Il a besoin d'aide et si vous ne faites rien, il va… !
— Bon, je peux prendre votre demande, mais je ne vous promets rien, Madame. Votre père, vous me confirmez qu'il fait partie des Enfants au Cœur d'Or ?
— Je… Oui.
Je déglutis, main sur l'organe écarlate qui sommeille devant ma poitrine. Ne me fais pas défaut.
— Nom, s'il vous plaît ?
— Adei Nohr.
Quelques secondes s'égouttent.
— Il n'est pas sur la liste, je suis désolée.
— Et si… s'il vient directement vous voir ?
— Les dernières mesures nous obligent à réserver les quelques cœurtex restants aux ECOs, Madame. Je ne peux pas…
— Donc vous le condamnez, vous aussi ?
— Madame, je…
— Je quoi ?
— Je ne peux rien faire, Madame. Je ne peux enfreindre la loi et faire une exception pour vous parmi tout le monde.
— Donc vous allez laisser crever votre peuple ? Qui vous allez gouverner, si votre tout le monde meurt à cause de votre crise de merde ? On le mérite pas ! On n'a rien fait, nous !
— Je comprends votre frustration, mais je vais devoir vous demander de vous calmer.
Mon cœurtex brûle. Mon cœur s'agite. Me calmer ? Des insultes menacent d'envahir mes pensées, mais je les ravale dans l'acidité.
— Je viens de vous le dire, c'est un ancien ECO. Il…
— Vous avez dit qu'il était toujours ECO.
— Et alors ? Il vous a servi pendant des années ! Vous pouvez pas lui faire ça ! Il est vraiment pas en forme, sa femme l'a quitté, et.… Je peux venir en son nom avec tous les documents qu'il faut, même si y a qu'une infime chance que vous puissiez lui réserver un cœurtex, je…
— Madame, nous avons besoin qu'il vienne par sa propre volonté. C'est la loi.
Oh, je — non. Je dois rester polie. Faire preuve de civisme.
Politesse.
Civisme.
— Comment vous voulez qu’il vienne de sa propre volonté alors qu’il n’en a plus ? Il ne ressent plus rien, bon sang ! Et quoi, vous me suspectez d’arnaque ? J'en ferais quoi, du cœurtex, moi ? J'en ai pas besoin ! C’est lui !
— Madame, notre loi est claire et…
C'en est trop.
— Je m'en fous de votre loi ! Si vous…
Ah, dis pas ça ! Oh, satanée patience…
Inspiration.
Expiration.
Si vous ne faites rien, je devrai m'en occuper toute seule et ça ne plaira pas à votre loi.
— J'ai capturé des Absinthes, grogné-je. J'ai de l'expérience.
— Écoutez, nous devons tous respecter la charte. Et je pense que vous avez entendu les hologrammes. Nous ne pouvons plus distribuer de nouveaux cœurtex tant que nos scientifiques et nos…
Au fond de ma cage thoracique, les volcans de mon cœur entrent en éruption et crachent un flot de colère qui m'embrase et prend contrôle de mes membres. Je dégage l'écran de ma lentille et coupe l'appel. Mon bras convulse, cœurtex de remplacement en main, s'élance en arrière, se jette en avant. Mes neurones explosent.
Après la bouffée caniculaire, une tempête orageuse éclate dans ma poitrine. Mon coeurtex la nourrit. Une décharge d'impuissance me submerge. Mes os craquent. Je m'écroule à terre. Ma gorge grince, j'appelle à l'aide, les cordes vocales électrisées, muettes. Une seconde s'écoule, puis une deuxième, peut-être. Mon crâne s'écrase contre le revêtement. Une aiguille m'a percé les poumons, une seringue pleine de poison… ou de liquide paralysant. Et elle vomit des torrents d'air, de salive, de peur.
Par Soracle.
Que s'est-il passé ?
Mon cœur menace toujours de lâcher, mais la chaleur et le tonnerre se sont volatilisés. Des bouts de cœurtex tournoient par terre, juste là, vers le bureau, sous mon lit.
L'appel.
La rage.
La perte de contrôle.
À l'instant. J'ai balancé le coeurtex et le voilà en morceaux sur mon parquet. Mais… la colère a fui, comme si une force divine avait voulu m'empêcher de l'exprimer.
Je n'ai jamais cru en Dieu — en Soracle. Pas en ce monde. Cependant, un esprit invisible vient de museler mes émotions. Comment ?
Le voilà en morceaux...
Les Absinthes brisent les cœurtex. Les Yernas modèles, non.
Cette force… me protège-t-elle ? Me méprise-t-elle ? Veut-elle m'empêcher de sombrer dans la maladie des coeurtex verts ?
De par la fenêtre, le soleil me sourit et m'éblouit d'un chuchotement rassurant — celui du vent. Les ECOs refusent d'aider papa. Un sentiment de révolte devrait me gouverner. Alors… pourquoi mes lèvres s'élargissent-elles en retour ? Quelle chance, tout de même, d'être entourée d'un si beau paysage.
Inspiration.
Expiration.
Une.
Deux.
Je m'ébroue.
Ma vie bascule. Je ne peux pas m'en sortir seule, mais Margaret ne peut plus m'aider. Main sur le cœurtex, je compose un nouvel identifiant. Le temps que ma destinataire me réponde, je ramasse les éclats de cette contrefaçon et les enfouis dans la poubelle.
Je ne l'ai pas explosé. Rien ne s'est produit ici.
La voix d'Oriane, mon chrysanthème, retentit.
— Navy ! Ça fait longtemps. Les exams t'ont coupé la langue ?
— Coucou, euh, non, pas vraiment, c'est… autre chose. Les exams étaient un jeu d'enfant par rapport à ça. Dis-moi, je peux passer à la maison ? Le plus tôt possible. J'ai besoin de toi.
— Oh… Eh bien écoute, je travaille un peu sur ma thèse, cet après-midi, mais ma chambre est aussi la tienne. Viens quand tu veux. J'espère que tu vas bien.
— J'arrive.
Sans plus tarder, je me mets en route pendant de longues, lourdes minutes.
Oriane habite au Quartier Serein, cet emboîtement hasardeux de villas qui se profile devant la mer. Kavaran y montre un aspect plus élitiste de sa personnalité. La majorité des résidents sont des familles d'ECOs et l'on ignore si c’est leur statut qui leur a permis de se payer de telles habitations ou si leurs exploits sont tels qu'on leur a tout bonnement offert. Oriane n'a jamais trouvé de facture ou de loyer dans les bureaux de ses parents. Leur réputation de famille la plus respectable de la capitale doit aider… et, à force de les fréquenter, je devrais pouvoir la ternir, pourtant, les conflits entre ma meilleure amie et son foyer se comptent sur les doigts de la main, et je ne connais pas d'accueil plus chaleureux que le leur.
Sur la rue qui mène à la plage, je me pose sur la plate-forme placée sous leur numéro d'adresse, et elle me propulse en direction du ciel, par-dessus les tours de jardins qui s'éparpillent près de la Crique de Verre. Le leur en domine un autre et regorge de fleurs rares et fluorescentes qui rendent leur demeure digne d'une carte postale. Je les envie, souvent, même si je me sens à l'aise dans mon appartement de quartier populaire.
Du moins, je me sentais à l’aise, jusqu'au brisement. Maintenant, nos murs m'étouffent.
Je gravis les quelques marches en acacia et la station d'accueil extérieure s'active. Je la laisse analyser mon cœurtex. On l'a décorée de guirlandes estivales qui clignotent pour confirmer mon identification.
La réactivité d'Evalyn, qui ne prend que quelques secondes pour m'ouvrir la porte, m'épatera toujours. Sa constante bonne humeur m'arrache un sourire. Le sien brille autant que le Soleil. Il m'aveugle presque. Sa chevelure parfaitement coiffée secoue des barrettes étoilées qui lui donnent un aspect de déesse du cosmos.
— Entre, je t'en prie. Oriane est dans sa chambre.