Le deuxième étage comportait les appartements de Lady Merlette. Sa chambre ne nous serait pas accessible pour autre chose que le ménage mais nous serions amenées à la servir dans son salon privé. Nous vîmes peu de choses des appartements de son frère, feu Lord Arthur Merlette : l’endroit n’était plus utilisé et les meubles y étaient protégés comme dans la salle de billard. Je décelai une certaine tension dans les mains et la voix de la Lady lorsqu’elle nous en montra la porte d’accès. Elle ne s’y attarda pas et, pressée de quitter le couloir, elle s’engagea dans l’escalier.
À cet endroit-là de la maison, l’escalier était plus modeste. Il n’était pas en pierres froides comme celui qui conduisait à la cave ou recouvert d’un tapis de velours vert comme celui qui reliait les étages entre eux. Ses marches raides craquèrent bruyamment sous nos pas alors que nous y grimpions à la suite de Lady Merlette.
L’escalier débouchait directement sur une unique porte, qui n’avait pas de serrure. Lady Merlette la fit pivoter et se baissa pour entrer – le plafond était ici plus bas. Nous débouchâmes à sa suite dans un immense grenier. La pièce, aussi grande que la superficie des étages de la maison, laissait apparaître la toiture en pente soutenue par des poutres qui délimitaient un peu l’espace gigantesque. Dans le coin, en haut à droite, je distinguai deux grands matelas posés à même le sol et séparés par un rideau monté sur un ancien portant à vêtements. Je devinai sans peine que c’était là que dormaient la gouvernante Maddy et la cuisinière Lucy. À l’opposé de cet espace aménagé, je vis deux matelas plus petits, posés côte à côte. La pièce était éclairée par deux fenêtres minuscules, au-dessus des lits de Maddy et Lucy et au-dessus des nôtres. Il y avait aussi un vieux poêle à bois, relié au conduit de la cheminée, à mi-chemin entre les deux espaces.
— C’est ici que vous dormirez, dit Lady Merlette. Vous y laisserez aussi vos effets personnels…
Elle s’interrompit, le temps de regarder ce que nous avions dans les mains.
— Mais je vois que vous n’en avez pas.
Elle haussa les épaules :
— Eh bien, vous y mettrez vos robes de l’orphelinat, lorsque Maddy les aura lavées. Possédez-vous au moins des chemises de nuit ?
Honteuse et redoutant la remontrance qui pouvait suivre, je secouai la tête en baissant des yeux. Lady Merlette eut un soupir contrarié :
— Vous n’aurez qu’à demander à Maddy de vous en coudre dans les vieux draps que nous avons mis à donner. J’espère pour vous qu’elle aura du temps à vous consacrer.
Elle balaya la pièce du regard.
— Cet endroit est un enfer à chauffer. Ne vous approchez du poêle sous aucun prétexte. Vous laisserez faire Maddy et Lucy quand viendra la saison. Il ne manquerait plus que vous fassiez brûler la maison. Bien, conclut-elle. Maintenant que vous connaissez les lieux, vous pouvez rejoindre la gouvernante Maddy. Elle vous donnera votre tâche de l’après-midi. Ne traînez pas, surtout. Je viendrai inspecter vos résultats.
Sans attendre de réponse, elle nous précéda dans l’escalier et referma la porte derrière elle.
Renée se mit instantanément à pleurer. Je m’agenouillai pour être à sa hauteur.
— Je veux pas redescendre ! s’écria-t-elle en plissant son nez dégoulinant de morve.
Je soupirai.
— Nous n’avons pas le choix, lui murmurai-je en lui caressant les cheveux.
— Mais pourquoi c’est tombé sur nous, hein ? Pourquoi ?
Je fronçai les sourcils en regardant autour de nous, à la recherche de quelque chose, n’importe quoi, qui aurait pu m’inspirer une parole de réconfort.
— Ce n’est pas si terrible… Regarde, les lits ont l’air confortables…
— T’en sais rien ! répliqua-t-elle avec véhémence. On peut pas comparer avec autre chose !
C’était vrai : mis à part les lits de l’orphelinat, les camps de réfugiés birdéliens et notre chambre chez nos parents – un très très lointain souvenir – nous n’avions pas de moyen de comparaison. Nous n’avions jamais été employés par des Handasiens et nous ne pouvions pas savoir ce qu’était la norme en la matière. Seule la rumeur – et le regard terrible de Lady Merlette devant la pièce interdite – pouvaient nous renseigner.
Malgré tout, quelque chose me poussait à penser que ce n’était en effet pas si terrible. Les matelas avaient l’air sain et les draps propres. Nous avions eu un repas. Je doutai que Lady Merlette soit derrière ce soin, mais peut-être pourrions-nous faire de Maddy et Lucy nos alliées ?
Je poussai Renée en avant, vers la petite fenêtre rectangulaire entre nos deux lits. Elle ne devait pas faire plus de quarante centimètres de long pour quinze de larges. Elle était basse, à cause du toit en pente, mais je dus tout de même soutenir Renée alors qu’elle se mettait sur la pointe des pieds pour observer la vue. Elle donnait sur la cour intérieure, ce qui expliquait pourquoi je n’avais pas aperçu d’ouvertures sur la façade avant du bâtiment.
— Tu vois ? On peut regarder le ciel par là. Je suis sûre qu’on verra des étoiles, la nuit !
Renée renifla bruyamment et je fis une grimace. J’espérai qu’elle ne se laisse pas aller ainsi devant la Lady ou ses invités. Elle se tourna vers moi, les yeux secs mais les joues encore rougies.
— À quoi ça sert si on peut pas voler ?
Je faillis m’étrangler. Je n’aimais pas que ma sœur nous rappelle notre statut : celui de Birdéliennes orphelines trop tôt pour avoir appris à voler. Je sentis mes yeux me piquer et je me fis violence pour ne pas céder. J’avais un problème plus urgent. Le visage de Renée était trempé et je n’avais rien pour l’essuyer. Une trace de morve sur la manche de ma robe ne serait pas du plus bel effet. Je me résolus à attraper un coin de drap – ce lit serait le mien – pour nettoyer sa figure.
— Tu es prête ?
Renée ne répondit pas : elle n’était pas prête, bien sûr – et moi non plus. Mais elle remit sa main dans la mienne et se laissa guider vers les escaliers.
Après avoir quitté Lady Merlette le matin-même, le Dr Fenring était allé donner des cours à l’université de médecine. Il prévoyait de revenir en début de soirée et séjournerait chez Lady Merlette pendant trois ou quatre jours. Nous étions chargées de préparer l’une des chambres d’amis pour son arrivée.
— Pour cette fois, je vais vous aider, nous dit la gouvernante lorsque nous entrâmes dans la pièce, mais ne comptez plus sur mon aide ensuite.
J'acquiesçai sans un mot alors que Renée me lâchait la main pour examiner la chambre. Sans la présence de Lady Merlette, elle se faisait plus hardie. La pièce était spacieuse et meublée simplement, mais ce qui faisait son charme, c’étaient les deux immenses fenêtres qui donnaient sur la cour. Elles en faisaient un endroit calme, lumineux et très facile à aérer. Les ouvrir fut d’ailleurs la première chose que fit Maddy.
— Le lit a été défait et les poussières sont déjà faites, nous dit-elle. Vous devrez vous en occuper à votre tour, lorsque le docteur Fenring sera parti. Aujourd’hui, il ne nous reste plus qu’à faire les draps et à vérifier que tout est en ordre.
La gouvernante avait amené avec elle une grande panière, qui en plus des draps blancs contenait un immense plumeau. Elle le donna à Renée :
— Fais le tour de la pièce et si tu vois de la poussière, attrape-la avec le plumeau.
Renée me lança un regard interrogateur. Si l’absence de Lady Merlette la rassurait, elle n’en avait pas moins envie de rester à côté de moi. Je l’encourageai d’un signe de tête et elle finit par s’éloigner, se contorsionnant pour examiner les meubles sous toutes leurs coutures.
— Pas très obéissante, remarqua Maddy. Au moins, est-elle consciencieuse dans son travail. Allez, à nous deux.
Je compris pourquoi Maddy avait éloigné ma sœur : le lit était immense. J’arrivais tout juste à attraper les oreillers et il fallait pour cela que j’escalade un peu. Maddy émit d’ailleurs un grognement lorsque je froissai le couvre-lit pour repositionner les coussins comme elle me l’indiquait. Elle relissa le tissu d’un geste sec de la main. À deux, nous nous en étions sortis, mais Maddy était une adulte. Comment pourrais-je défaire ou remettre les draps seule, à l’avenir ? La gouvernante dut lire mon inquiétude sur mon visage puisqu’elle me dit :
— Ne t’inquiète pas, tu finiras par prendre le coup de main.
J’en doutais fortement et sa réplique ne suffit pas à calmer mon inquiétude. L’arrivée de Lucy dans la pièce m’offrit une distraction bienvenue. Elle portait un manteau par-dessus sa robe, du même vert sombre que son uniforme. Je ne vis pas ses ailes – elles devaient être cachées en-dessous. Dans ses mains, elle tenait un splendide bouquet de fleurs colorées, enrubanné dans du papier journal.
Renée s’extirpa de sous la commode et en ressortit le plumeau propre mais avec un mouton de poussière accroché dans ses cheveux blonds. Elle ouvrit une bouche béate devant les fleurs – des anémones – qui, bien qu’elles soient petites, parvenaient à masquer leurs feuilles de leurs corolles roses, violettes, rouges et blanches.
Lucy se pencha sur la petite table qui faisait face au lit.
— Le vase est vide, remarqua-t-elle. Tu veux bien l’emporter avec toi ? demanda-t-elle en regardant Renée. On va s’occuper des fleurs en bas.
Bouche bée, Renée ne pouvait détacher son regard des anémones.
— Allons, la sermonna Maddy en lui mettant le vase dans les bras. Cesse de rêvasser ou d’attendre la permission de ta sœur pour agir. Et surtout ne casse pas le vase !
Trop concentrée pour répondre, Renée emboîta le pas de Lucy et elles disparurent dans le couloir.
— Il ne manquerait plus qu’elle casse le vase, grommelait la gouvernante.
Elle ravala vite sa mauvaise humeur lorsque Lady Merlette pénétra à son tour dans la pièce et me tira d’un geste brusque sur le côté.
— Tiens-toi droite ! siffla-t-elle.
Je me raidis alors que Lady Merlette examinait la pièce. Comme Maddy avait dirigé les opérations, elle ne fit aucune remarque particulière mais nous rappela de ne pas oublier de replacer le vase plein de fleurs. Puis elle nous quitta sans un mot.
— Va donc rejoindre ta sœur dans la cuisine, me dit Maddy, Lucy a sans doute d’autres choses à vous faire faire.
J’obéis et trouvai Renée, assise à la table de la cuisine, les coudes sur le plateau et les yeux brillants d’admiration devant les gestes précis de Lucy, qui taillaient les tiges du bouquet avant de les mettre dans le vase. La cuisinière ne s’était pas contentée d’un seul bouquet et en avait acheté trois, tous identiques. J’appris que les deux restants étaient destinés aux appartements de Lady Merlette et au salon.
Gênée par l’attitude passive de Renée, qui se contentait d’observer, les yeux grands ouverts comme si elle voulait se remplir tout entière des fleurs, je signalai ma présence par un raclement de gorge.
— Ah, te voilà ! me dit Lucy avec un sourire enjoué.
Je compris à son attitude bienveillante que ce n’était pas par elle que nous serions susceptibles d’être réprimandées un jour. Elle ne s’offusqua pas de Renée et me tendit le vase de la chambre d’amis.
— Tu peux le rapporter en haut ? Fais juste attention à ne rien renverser dans les escaliers.
Je pris le vase et le montai, pensive. Comment un être aussi joyeux que Lucy avait-il pu faire sa place dans la maison de la froide Lady Merlette ? L’impression désagréable qu’elle m’avait fait devant la pièce interdite ne me quittait pas. Je m’attendais à recevoir une correction d’un instant à l’autre – et je m’attendais au pire.
On se demande pourquoi Lady Merlette est si froide si elle n'est pas si terrible que sa réputation le laisse croire.
La tension monte mais on a encore peu de réponse sur la véritable de lady Merlette et sur la vie qui attend les deux nouvelles venues. Seulement quelques indices comme ces lits et ce repas à priori plutôt soignés. Et l'éventualité de futurs alliés aide aussi à se rassurer en attendant la suite. Je reste tout de même sur mes gardes, comme la narratrice.
Il y a probablement une entourloupe, ou quelque chose qui ne tourne pas rond...
Petite remarque :
"Il n’était pas en pierres froides" -> en pierre froide ?
Un plaisir,
A bientôt !