Un, deux, trois pas. Demi-tour.
Un, deux, trois pas. Demi-tour.
Je ne peux pas m’être trompée.
Un, deux, trois pas. Demi-tour.
Non, c’est impossible.
Océane s’arrêta devant le panneau stylisé qui marquait l’entrée du laboratoire. BioMoPA. Ce panneau elle le voyait tous les jours, et seulement aujourd’hui elle remarqua que les lettres étaient turquoises, entourées d’un fin liseré vert et blanc.
Impossible qu’elle se trompe. Elle était douée. Surdouée même. C’était souvent ainsi que l’on qualifiait Océane. Pas moche, ni jolie, ni petite, ni grande. Pas même blonde, brune où rousse (de toute façon, elle était plutôt châtain). Quand quelqu’un voulait parler d’elle, où la présentait, la première et souvent unique chose que l’on disait d’elle été « Océane, c’est une tête ». Major de promotion dans chacune de ses classes. Différentes bourses s’étaient battues pour elle. Plusieurs laboratoires la voulaient, et les meilleurs. Elle avait choisit BioMoPA (pour Biologie Moléculaire des Phéromones et Application), car ils étaient les seuls à proposer une thèse sur les abeilles. Donc non, elle ne pouvait pas faire d’erreur.
Si la tension était à son comble aujourd’hui, c’est qu’elle allait réaliser la plus grosse expérience de sa thèse ; celle qui allait oui ou non valider ces trois années de travaux. Et qu’elles furent difficiles ces trois années ! C’était tout nouveau ; partie d’une simple hypothèse, Océane avait tout à prouver. Trouver la phéromone. La synthétiser. La tester. Pour l’instant, les deux premières étapes s’étaient merveilleusement déroulées. Ne manquait que la troisième ; c’était donc la dernière ligne droite, la dernière pierre à son édifice, le résultat de plus de 1000 jours de travaux intensifs, parfois à s’en arracher les cheveux.
Elle faisait les cents pas dans le couloir, rentrait dans la salle, inspectait le matériel, puis elle retournait marcher dans le couloir. Elle prenait de grandes inspirations. Ses résultats étaient bons, l’hypothèse validée, les statistiques formelles.
H0 est rejetée, se répétât-t-elle.
Cela allait surement marcher. Et même si cela ne marchait pas, cela ne serait pas un drame. Les résultats serviront à autre chose.
Quand même, ça me dégouterait si ça ne marche pas.
Cela devait marcher. Pour sa fierté, pour son travail. Et Ernest et Corentin qui étaient en retard !
Elle sortit son MP3, le dernier cadeau de sa grand-mère, donné juste avant le début de sa thèse ; en trifouillant dedans, elle tomba sur Jimmy Cliff. I can see clearly now. Un signe ? Elle sourit, et enfonça les écouteurs dans ses oreilles, s’adossant contre le mur, les mains derrière le dos. Que la musique pouvait être apaisante dans ces moments là ! Elle regarda le faux plafond, dont certaines dalles de polystyrène étaient cassées. Une douleur lancinante lui chauffa les pieds ; elle avait tellement marché qu’elle s’en était fait mal. Ses chaussures (la troisième paire depuis le début d’année !) étaient déjà bien usées.
Des pas résonnèrent du couloir ; Corentin et Ernest arrivèrent enfin après une attente interminable, Corentin portant une combinaison anti-piqure sous le bras.
— Mais, où est ce que vous étiez passés ? s’indigna Océane.
— Nous n’arrivions pas à mettre la main sur la combinaison ! C’est un bordel monstre dans le local ! répondit Corentin essoufflé.
Ils se figèrent un instant, excités de la suite à venir. Ernest posa des yeux admiratifs sur son élève.
— Tu es prête ? Tu l’as sur toi ? lui demanda-t-il d’une voix enviée.
Océane fouilla dans la poche de sa blouse, et en sortit un tube à essai scellé contenant un liquide transparent et visqueux, les précieux résultats de ses études. Ernest lui fit signe de la suivre, et ils se dirigèrent dans la salle.
Le petit laboratoire dans lequel ils pénétrèrent était tout neuf ; d’un blanc pur, il disposait de quelques machines de pointes relativement encombrantes, d’une vaisselle flambant neuve, et les armoires étaient pleines à craquer de différents produits chimiques plus ou moins dangereux. Ils s’arrêtèrent devant une porte vitrée qui menait à une autre pièce ; il était possible ainsi d’observer de l’extérieur tout ce qui s’y passait. Ernest alluma la lumière de cette pièce, sans pour autant y entrer. Ils observèrent tous les trois à travers le carreau ; au milieu de ce local sans aucun meuble se situait une ruche qui y avait été installée dans la matinée. La voix un peu tremblante, Océane leva son tube à essai devant ses yeux, et dit :
— Allez, il est temps de savoir si mon hypothèse est juste.
Ernest et Corentin approuvèrent d’un signe de tête, plutôt impressionnés par le courage de la jeune femme. Océane prit le tube a essai, l’ouvrit, mis une goutte du produit derrière chacune de ses oreilles avec son doigt, et en mit sur ses poignets. Ensuite, elle tendit les bras pour que ses deux partenaires puissent lui enfiler la combinaison. Quand elle fut entièrement protégée, elle se dirigea vers la porte. Elle fit un signe de tête pour indiquer qu’ils pouvaient lui ouvrir ; ils tapèrent un code de sécurité pour la déverrouiller, et la porte coulissa sur un côté, se refermant derrière Océane quand elle entra ; Océane se retrouva d’abord dans un sas entièrement en verre, menant à une autre porte, qu’elle pouvait ouvrir grâce à un gros bouton rouge situé au sol. Elle entra dans le local, et à peine fit elle un pas dedans que les abeilles sortirent en nuée de la ruche, dans un bourdonnement assourdissant. Une sueur froide coula le long de sa colonne vertébrale, son cœur battait et résonnait à tout rompre dans sa poitrine. Observant que les abeilles restaient au dessus de la ruche, en garde, elle ravala sa salive et remit ses idées en place. Son cœur se calma, sa vision devint juste, son intellect froid et brillant. Un pas en avant. La nuée se mit à frémir un peu, l’obligeant à ne pas aller plus loin, attendant un retour au calme. Un pas de plus. Cette fois-ci, la nuée se fit plus chaotique et menaçante.
C’est impossible, je n’ai pas pu me tromper.
Elle se martela cette information en tête. Le produit mettait peut-être plus de temps que prévu à agir ? Elle attendit quelques secondes ; les abeilles n’y semblaient pas sensibles.
Océane douta un moment d’elle. Avait-elle fait une erreur ?
Non les expériences biochimiques étaient bonnes.
L’hypothèse ne pouvait être incorrecte.
Les statistiques sont formelles ! Les prétests aussi ! Tout fonctionne !
Sûre d’elle, Océane fit encore un pas, et elle se trouva alors à un mètre de la ruche. Les abeilles commencèrent alors à voler dans des mouvements désordonnés et oppressants. Observant le ballet anarchique, elle comprit. Elle enleva les scratch de sa combinaison, les deux garçons tapèrent au carreau pour l’en empêcher. Elle leva une main pour les stopper, le bruit pouvant exciter les insectes. Ôtant son masque, elle leur fit lire sur ses lèvres :
Je gère la situation.
Elle roula alors délicatement la combinaison, des épaules jusqu’aux jambes, avec lenteur et précaution. Les abeilles s’affolèrent, parcoururent les quatre coins de la pièce à une vitesse folle, puis tournèrent autour d’Océane dans un bourdonnement impressionnant ; Océane était dans l’œil d’un cyclone d’abeilles, ces dernières formant un vortex autour d’elle. Océane remonta alors les manches de sa chemise, laissant à l’air libre ses poignets sur lesquels le liquide visqueux reluisait. Les abeilles allèrent encore plus vite, et Océane se sentit soulagée, victorieuse. Elle leva un bras, et les abeilles se regroupèrent en un nuage devant elle. Oui ! Ernest et Corentin étaient estomaqués.
L’expérience porte ses fruits.
Océane fit quelques mouvement de bras, et les abeilles suivaient, obéissaient. Elle recula, les bras tendus, et les abeilles attendaient. Rapidement, elle sut maîtriser quelques gestes simples ; le moindre écart de mouvement provoquait une réaction différente. La fierté, la gloire se lisait sur son visage et son sourire béat. Ses pommettes rougissaient de joie, entourant les quelques taches de rousseurs autour de son nez. Une larme d’émotion coula le long de sa joue ; ses expériences étaient justes, elle avait réussi à synthétiser des phéromones capables de faire obéir un naissain.
Tu vois, inutile de douter.
Derrière la vitre, Ernest et Corentin restaient bouche bée. Ernest était fière ; sa doctorante avait poursuivi les travaux qu’il avait effectués bien des années avant, et avait atteint le but qu’il s’était donné à lui-même. Des centaines de portes s’ouvraient à eux. Une avancée dans la sauvegarde des abeilles. Et quelle avancée ! Et pourquoi s’arrêter là ? Maintenant, Ernest voyait plus grand.
Les résultats d’aujourd’hui supposaient que cette technique pouvait s’étendre à d’autres groupes d’animaux ; reptiles, oiseaux, crustacés, et pourquoi pas mammifères ?
C’était un énorme pas dans le monde de la science. Ça allait faire du bruit, et ce n’était qu’un début.