3 : L’Œil Blanc et l’Ombre Noire

— Ne bouge pas, dit l’Œil Blanc.

Il la menaça avec un couteau qui ressemblait diablement à un ouvre-montre. Une silhouette noire, l’ombre qui l’avait distraite, se tenait derrière Œil Blanc, comme une ombre à juste titre.

— Passe-moi le monocle, dit-elle.

Sa voix était grave, mais à son timbre, c’était bien celle d’une femme. Usée aussi. Si Judy devait lui donner un âge, elle lui donnerait plus de quarante ans. Œil Blanc lui tendit deux petits verres reliés au niveau du milieu par un fil de fer doré. Il avait une attitude trop irréprochable, chacun de ses gestes étaient millimétrés et tressautant ; comme s’il avait peur d’elle.

— On va éviter que tu te brûles le deuxième œil, dit l’Ombre à l’Œil d’une voix narquoise.

La pression de l’ouvre-montre se fit plus forte sur son cou. Elle était vraiment obligée de le provoquer ? Judy déglutit. Cette femme ne lui plaisait pas.

— Qu’est-ce que vous me voulez ? se risqua-t-elle.

— Pas tes affaires, lui répondit Œil Blanc.

Judy faillit se mettre à rire face au ridicule de sa réponse. Pas ses affaires, et comment ? Les cailloux lui tailladaient le dos et s’enfonçaient dans sa colonne vertébrale. Elle tenta de se déplacer mais le couteau l’en dissuada.

— Rien, dit l’Ombre.

— Comment ça, rien ? C’est bien la fille qu’on cherche. Même description : chétive, yeux – attends que je regarde.

Chétive ? Je suis minuscule à ce point ? Judy se surpris à être vexée alors que cela devrait être le cadet de ses soucis. Elle devrait être embourbée dans la peur au lieu de s’attarder sur ces détails de langage.

Il lui prit le visage entre ses doigts puant le cuir mal séché et la força à lever le menton vers lui.

— Yeux marrons. Cheveux noirs et longs. Mâchoire carrée. Notre portrait-crayon en personne ! Regarde par toi-même.

Le métal du monocle l’éblouit presque sous les feu-follets. De l’or ? Le monocle d’Aulone étaient aussi en or et matérialisait pour qui les portait les connexions et la Lumière, invisibles autrement.

— Non merci, je te fais confiance.

— Le monocle d’Aulone, murmura Judy.

— Perspicace, se moqua Œil Blanc.

— Mais ce n’est qu’une légende.

— Les légendes ne sont pas toutes fausses, mon enfant.

On disait qu’il ne fallait pas regarder un Esprit primitif dans les yeux. La sentence était terrible. Bien fait. Elle avait envie de le mordre pour qu’il laisse ses joues tranquilles, mais il ne la lâchait pas et elle n’osa pas.

— Tu t’es éveillée ?

Non.

— Oui.

Elle bloqua sa respiration. Pourquoi avait-elle menti ? Idiote. Même dans les moments de détresse, tu t’accroches à ce rêve stupide.

Œil Blanc se tourna vers l’Ombre.

— Je ne vois rien. Tu es sûre que le monocle n’est pas cassé ? Après tout, on l’a retrouvé dans le placard des répara…

— Arrête de faire le crétin.

Alors si elles n’étaient pas cassées, pourquoi les emmener à réparer chez son père ?

— Qu’est-ce que vous voulez ? dit Judy. Où est mon père ?

— Quelque part où il ne pourra plus nous mettre de bâtons dans les roues.

Judy frissonna à l’idée qu’il puisse être mort, quelque part.

— Elle ment. C’est pour ça que tu ne vois rien. Tu sais bien.

L’Ombre était pressée. La scène de ce matin la hanta à nouveau. Son corps projeté au sol par une rafale et les mots coupants du ministre : Vous voyez bien qu’elle n’est pas en position de se défendre. Et le pire, c’était qu’il avait raison. Elle ne pouvait rien faire. Elle était à leur merci, malgré tous ces airs bravaches, malgré sa colère.

— On devrait quand même vérifier…, recommença Œil Blanc.

Judy fixa son œil valide, gris-flaque. Il n’y avait plus rien de viable dans ce regard.

— Oui, vérifie-donc au lieu de parler, dit l’Ombre.

Mais elle ne lui en laissa pas le temps : elle s’accroupit à côté de Judy et la retourna comme une crêpe. Ses mains. Judy les tira sur son ventre avant que l’Ombre ne puisse les empoigner.

— Donne-moi ta main, dit l’Ombre.

— Non.

Œil Blanc entailla la fine peau au niveau de la carotide. Judy ferma les yeux quand le sang commença à dégouliner.

— Pas si fort, l’avertit l’Ombre.

Il ôta la lame de son cou.

Ils ne voulaient pas la tuer. Ils ne devaient pas la tuer. Voilà la faille, mais cela ne lui permit pas de calmer les tremblements de son corps. L’Ombre la contraint à lui donner sa main et malgré ses efforts, Judy ne parvint pas à l’en empêcher.

— Un feu-follet, s’il te plaît.

Œil Blanc le lui apportait quand, sans un bruit, sans un chuintement, tous les feu-follets de la rue, voire des galeries, s’éteignirent de concert. Mémé. Où qu’elle était, elle se fichait bien de sa tête, avec ces tours de magie rocambolesques.

Sans perdre une seconde, Judy poussa sur ses jambes et assena un coup de pied dans le ventre de l’Ombre. Elle grimpa à quatre pattes le bout de sol pentu sur lequel ils l’avaient plaquée. Elle courut comme elle n’avait jamais couru dans une obscurité presque complète. Cette fois-ci, ils étaient à égalité. Les Lombrics étaient déconnectés. Cela la rassura un court instant jusqu’à ce que les tambourinements de course accélèrent derrière elle.

— À l’aide ! hurla-t-elle. À l’aide !

Avec un peu de chance quelqu’un traînait par ici et pourrait prévenir des secours, peu importe les secours, simplement mettre un terme à ce cauchemar. Judy glissa sur un pierrier.

— Merde.

Les rayons de lune éclairaient enfin son chemin. Elle aurait préféré ne rien voir. C’était la sortie qui se déversait à pic dans le vide. Un pas de travers et c’était la chute assurée. Et tant pis. Il y avait pire dans son dos. Elle se lança sur l’arête rocailleuse. La vitesse l’aiderait peut-être à garder son équilibre plus longtemps, le temps de passer… Elle s’agrippa aux racines et à l’herbe avant de partir tête la première en arrière. Heureusement, l’herbe et les racines tinrent bon.

Elle escalada la suite du sentier – légèrement moins périlleuse – en projetant derrière elle les morceaux humides de mottes de terre. La boue lui collait aux basques et la ralentissait. Elle espérait qu’ils se prenaient tout dans la tronche. Mais elle ne se risqua pas à regarder.

Le téléphérique se découpait au travers de la brume. Judy puisa dans l’énergie qui lui restait, malgré la douleur qui lui cisaillait les poumons. L’adrénaline la propulsait encore mais pour combien de temps ? La distance jusqu’à la station semblait s’allonger à chacune de ses foulées.

— Allez, Judy.

La barrière de sécurité se dressa devant elle. Elle sauta, bras en Y, et se hissa au-dessus du portail fermé. Elle atterrit de l’autre côté et eut toutes les peines du monde à se redresser après le choc qui ébranla son pied.

Elle ralentit. Le froissement de ses habits ne semblait plus se dédoubler. Sa respiration unique s’élevait en vapeur. Elle se retourna à demi. Personne. Laissa sa vision se stabiliser. Toujours personne.

Elle s’appuya à l’un des énormes poteaux qui soutenaient les câbles du téléphérique. Les deux ombres noires s’étaient arrêtées à la lisière entre ce qu’on pouvait encore voir et ce qu’on ne pouvait plus voir, leurs têtes encagoulées avalées par l’arrondi du mont.

— Allez-vous faire voir.

Elle esquissa le plus beau doigt d’honneur qu’elle n’avait jamais eu l’occasion d’offrir, mais malgré le goût capiteux qu’avait sa victoire, son intérieur tremblait comme les feuilles des arbres sous la pluie.

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Grob
Posté le 06/07/2025
On s'y croirait ! C'est bien réalisé et ça ne traîne pas en longueur. On récupère quelques nouvelles infos au passage sur un monocle légendaire.
J'aime la réaction de Judy quand l'Œil lui répond pas tes affaires car ce fut aussi ma réaction. Et aussi sa réaction à la fin : le coté insolent mais vraisemblable car elle est encore terrifiée.
Et Mémé qui est dans les parages :) j'espère qu'on la recroisera !
J'aime le mélange de vocabulaire : parfois soutenu parfois familier sans être cru c'est très rafraîchissant.
Quelques remarques :
"Le métal du monocle l’éblouit presque sous les feu-follets" -> C'est bien l'Ombre qui a le monocle à ce moment ?
"On disait qu’il ne fallait pas regarder un Esprit primitif dans les yeux" -> J'imagine que ça veut dire que l'Œil Blanc à regardé un Esprit primitif avec le monocle. J'ai du mal à le croire car, d'après ma compréhension, les Esprits primitifs sont des êtres rares.
"matérialisait pour qui les portait les connexions et la Lumière, invisibles autrement" -> j'ai eu du mal à comprendre cette phrase à cause du mot matérialisé puis je l'ai remplacé par "rendais visible" et "les connexions de ceux vus à travers le monocle" et j'ai compris :)
"Je ne vois rien. Tu es sûre que le monocle n’est pas cassé ? Après tout, on l’a retrouvé dans le placard des répara…" -> si je comprends bien c'est Œil Blanc qui parle mais iel ne peut pas voir la connexion puisque c'est l'Ombre qui a le monocle. Ou est-ce l'Ombre qui parle et Œil Blanc qui la traite de crétin ? Dans ce cas j'ai mal compris la relation entre les perso.
"L’Ombre était pressée" -> je pense que si c'est pour donner une impression de danger au lecteur, le mot "pressée" n'est pas celui qui évoque le plus le danger à mon avis.
"Elle s’appuya à l’un des énormes poteaux" -> est-elle sur (ou dans) un des téléphériques ? je n'arrive pas à être sûr
Prudence
Posté le 07/07/2025
Coucou,
Ravie de connaître ce qui fonctionne dans ce chapitre, d'autant plus que j'avais des doutes par rapport aux réactions des personnages et à leur réalisme/profondeur. Quant à Mémé, je ne dirais rien xD
Merci beaucoup pour ton commentaire détaillé, c'est incroyable comme ça ouvre des perspectives de réécriture/ pistes de réflexion.
- Pour le monocle, j'ai trouvé le problème : j'ai omis de préciser que le monocle changeait de mains ici : "— Comment ça, rien ? C’est bien la fille qu’on cherche. Même description : chétive, yeux – attends que je regarde." Je devrais préciser à ce moment-là qu'Œil Blanc prend le monocle à l'Ombre et regarde à l'intérieur.
- Les Esprits primitifs sont rares, mais si on les croise avec le monocle à l’œil, on fait les frais de leur colère. Œil Blanc n'a (vraiment) pas eu de chance et n'a pas été assez prudent. Il a dû se rendre sur les lieux où il est davantage probable d'en croiser. Je vais le préciser, sait-on jamais.
- Je note cette reformulation. J'ai eu du mal à traduire ce concept/règle du monocle en mots, donc ce n'est pas si étonnant que ce soit difficile à comprendre !
- C'est bien l'Ombre qui traite Œil Blanc de crétin, et Œil Blanc a le monocle à ce moment-là (correction faite plus tôt).
- Nouveau doute effacé. "Pressé" ne fait pas "dangereux". Cette phrase me semble d'ailleurs mal placée. L'Ombre veut plier l'affaire rapidement, de manière efficace, à voir comment le formuler ou le laisser entendre.
- J'imaginais Judy sous le téléphérique s'appuyant sur les pylônes qui soutiennent les installations et les câbles. (et pour le coup, pylônes seraient plus adaptés que poteaux xD)
Encore merci !
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