3. Mise en place

Le silence envahit la salle. Tous les regards étaient rivés sur Raphaël, ne sachant pas trop comment réagir à ses paroles. Seul le grésillement des lampes à huile se faisait entendre. Personne n'osait réagir. Ils semblaient comme possédés. Ou en proie à une grande confusion interne. Brenna aussi se surprit à le fixer. "C'est vrai, c'est absurde", pensait-elle. Mais elle dédaigna cette remarque. Ce n'était pas pour aller voir un fullmoon Alpha qu'elle s'était déplacée de Londres au Canada. Lorsque son regard croisa les yeux noirs de Raphaël, elle détourna vivement les yeux. Il fallait qu'elle se reprenne. Elle n'était pas là pour jouer avec eux. Elle avait une double-mission à remplir. Avec une facilité qui étonna tout le monde, elle défit ses liens, se libéra les mains, se leva brutalement de sa chaise et sortit la lampe torche qu'elle avait cachée dans sa poche. Elle la braqua sur tous les adolescents un par un, qui reculèrent, ne supportant pas cette lumière.

- Vous, vous faites ce que vous voulez, dit Brenna en rangeant sa lampe torche. Mais moi, je m'en vais.

Elle s'avança vers le couloir avant que des masses sombres se dressent devant elle. Il s'agissait de Nathan et d'un autre qu'elle n'avait pas particulièrement remarqué avant. Malgré leur apparence de loups, on pouvait les distinguer facilement, grâce à leur démarche. Nathan se retransforma en humain.

- Tu crois aller où comme ça ? demanda-t-il. Tu penses qu'on va te laisser courir et fouiller ton nez partout sans rien faire ?

Il semblait plus menaçant à présent. Le dragueur de tout à l'heure avait fait laisser place à une autre personne. Était-ce pareil pour tous les membres de cette meute ? Elle se remémora soudainement les cours infimes qu’elle avait appris sur cette race au cours des dernières années : Sensibles à une lumière particulière, arborant une grande fierté, les fullmoon, appelée plus communément loups-garous, on la capacité de se changer en loup ou en humain à volonté durant les pleines lunes. Si leur caractère humain prend souvent le dessus, leur instinct de loup s’éveille malgré eux en présence de l’Alpha. L’Alpha…Exactement la chose que Brenna voulait éviter.

Quoi qu’elle fasse, grâce à sa forme de loup Nathan prendrait vite le dessus. Non, ce n’était pas comme le combat qu’elle avait menée avec l’autre…Là, ils étaient tous sous l’influence de quelque chose. Ou de quelqu’un. Elle en eut la confirmation en voyant le regard de prédateur de toute leur bande. Elle scruta les environs, cherchant une issue. Mais la seule possibilité était de suivre le couloir barré par Nathan et un autre. Elle cherchait de l’aide, mais elle n’en trouverait pas ici. L’Alpha était proche…L’Alpha…elle…C’était elle qui…Lily…Brenna sursauta. Elle avait trouvé sa stratégie.

- Vous croyez que vous m’impressionnez avec vos airs de loups braves et solitaires ? commença-t-elle. Mais laissez-moi vous dire que depuis tout à l’heure je suis au bord de la crise de rire ! Déjà, vous avez aucune crédibilité. La moitié d’entre vous étaient sur leurs portables au lieu d’écouter Arthur -je crois que c’est ça son nom-, la seule personne sérieuse ne se pointe jamais, dit-elle en jetant un regard à Raphaël, et votre Alpha n’est pas crédible non-plus.

L’étincelle qui brillait dans leurs yeux à tous redoubla d’intensité lorsque Brenna dit cette phrase. Mais au fur et à mesure qu’elle disait ses paroles, une d’ambiance oppressante s’amplifiait. Brenna ne se rendait pas compte des répercussions de ce qu’elle était en train de faire…

- Vous voulez savoir pourquoi ? continuait-elle alors que même certains commençaient à s’inquiéter en vue de cette ambiance horrible, de ce sentiment d’angoisse croissant, de la baisse de la lumière, de la brume qui commençait à apparaître autour d’eux. Parce qu’elle s’est…

- Tais-toi ! l’interrompit Raphaël. Il s’avança vers elle, avec toujours le même éclat dans ses yeux. Je ne sais pas si tu te rends-compte de ce que tu as failli faire, continua-t-il, mais tu as intérêt à me suivre. J’ai deux mots à te dire.

Brenna éclata d’un rire hystérique.

- Tu penses que je suis là pour te suivre ?! s’emporta-elle. Mais j’en ai rien à foutre de vous !!

Elle essaya de se débattre alors que Nathan tentait de la maîtriser. Celui-ci reçut un coup de coude en pleine figure, ce qui le fit lâcher Brenna en grimaçant. Elle se redressa, et planta son regard dans les yeux de Raphaël. Ils se fixèrent longtemps, puis Arthur intervint :

- C’est vrai que nous aussi on s’en bat les couilles de toi. Mais on a besoin de savoir pourquoi tu es là. Parce que le climat entre les clans n’est pas top ces derniers temps et les espions grouillent partout. Ainsi que les rum…

Raphaël lui lança un regard réprobateur. Il en avait sûrement trop dit. Mais le pire, c’est que ce n’était pas pour ça que Raphaël voulait parler à Brenna. Il savait bien que Brenna n’était pas une espionne, du moins…pas une espionne du clan opposé au leur. Ils avaient des destins différents, des histoires différentes, qui s’étaient croisées par hasard.
Ils pourraient s’entre-aider.

Mais Raphaël ne pensait pas de cette façon.

Et Brenna non-plus.

Ils ne voyaient que leur histoire et que leur intérêt.

Mais il fallait que ça avance.

À ce moment précis, le téléphone de Brenna vibra. Abandonnant la réalité comme n’importe quel jeune avec un écran virtuel, elle attrapa son portable et regarda le message qu’elle avait reçu. Il faut savoir qu’elle ne reçoit pas des messages tous les jours. Si elle en recevait un, alors ça devait être important. Mais Arthur arracha le portable des mains de Brenna avant qu’elle ne puisse voir qui l’a contactée. Affichant une mine de dégout, elle tenta de le récupérer. Arthur lui dit :

- Si tu réponds à nos questions, on te le rendra.

En temps normal, elle serait partie. Acheter un portable ne coûte plus rien de nos jours. Mais elle resta plantée là. Parce que 1, son portable n’était pas un modèle paru en 2019 et que 2, le message provenait de ses amis qu’elle avait dû abandonner, sous peine de voir son frère mourir. Elle fronça les sourcils, puis se décida enfin à suivre les ordres qu’on lui donnait, ce qu’elle détestait habituellement.

- D’accord, dit-elle, je te suis. Tu as cinq minutes pour me poser tes questions avant que je découvre que je parle fourchelang et que j’appelle vos pires ennemis les serpents.

Nathan éclata de rire. Brenna aussi esquissa un sourire. Arthur aussi retint un rire. L’ambiance se détendit. Sauf Raphaël qui resta de marbre.

- Très drôle, dit-il.

*

À travers les fenêtres de la cabane en bois, on pouvait parfaitement distinguer la fin du lever de soleil. Le ciel, abandonnant ses teintes jaunes-orangées, était maintenant d’un bleu clair contrasté avec la neige purement blanche qui tombait sur le sol. Les rayons du soleil miroitaient sur le givre et l’eau de pluie présents sur les aiguilles et les branches des sapins. Grâce à la hauteur de la cabane, on pouvait admirer ce merveilleux spectacle, cette explosion de couleur qui n’étaient présents que dans rares pays comme le Yukon. Brenna, adossée à la fenêtre fixait le soleil comme si c’était la dernière fois qu’elle le verrait. Parallèlement à cette pensée nostalgique de bientôt devoir retourner dans le futur sans lumière, elle se demandait plusieurs choses, dont le choix d’une cabane pour un interrogatoire. Raphaël avait sûrement compris qu’elle n’était pas là pour les espionner pour je-ne-sais-quelle-raison. Même si elle avait décidé d’abandonner son personnage de psychopathe ou de séductrice, elle pensait ce qu’elle disait tout-à-l ‘heure. C’était étrange. La meute de loups-garous censée être la plus puissante de tous les temps, même pas capable de chasser une personne sans l’aide de leur Alpha.

La porte en bois clair s’ouvrit et Raphaël entra dans la cabane, tira une chaise et s’assit en face de Brenna. Celle-ci se détourna de la fenêtre, s’attendant aux pires questions auxquelles elle ne voudrait pas répondre.

- Bon, pour commencer, dit-il, il vaudrait mieux qu’on se présente notre situation parce que sinon les confusions vont continuer et ça va devenir n’importe quoi.

Brenna toisait Raphaël d’un regard interrogateur. Elle ne savait pas s’il voulait l’aider, s’il voulait juste retourner à ses occupations habituelles, ou s’il était avec en train de la piéger. Quelque part, ce garçon était intéressant. Mais elle décida de se prêter au jeu.

- Ok, dit-elle, je commence. Je m’appelle Brenna Waterfall et je viens des années futures où c’est le bordel total. Déjà, au Royaume-Uni, il n’y a pas de soleil. (Raphaël haussa les sourcils) Ensuite, il y a vos cousins éloignés, les leftmoons et les rightmoons qui font un ravage partout. C’est…vraiment compliqué à expliquer…En gros, on pense qu’il y a une personne qui s’amuse avec l’univers et qui le manipule pour faire des sortes d’épreuves. À tous les équinoxes on a de nouvelles contraintes pour nous empêcher de retrouver cette personne, ou, tout du moins, nous retarder, et celle qui est arrivée la semaine dernière c’était que je devais me séparer de mes amis et me rendre dans un endroit où ils ne pourraient pas venir me chercher pour les aider.

- Et ce fameux endroit c’est le Yukon en 2019 ? demanda Raphaël, toujours confus.

- Oui, c’est à peu près ça…

- Mais pourquoi le Yukon, et pas…Je ne sais pas moi…Sao Paolo ?

- Parce que si je ne peux pas les aider sur place, c’est-à-dire en 2497, je vais essayer de les aider autrement.

- Autrement ?

Brenna hésita avant de dire ses paroles. Elle détendit ses nerfs intérieurement. Pas de panique. Elle est en sécurité ici. Il n’est pas là, et il ne peut pas l’entendre.

- Je suis persuadée que les créatures n’ont pas été créées par cette personne mais qu’elles existaient avant. Je suis déjà venue ici quand j’avais sept-ans, avec mon père et ma sœur, et elle a disparu.

Raphaël la regardait fixement. Il était là le jour où elle était partie en vacances. Et il l’avait vue. Mais pour l’instant, il devait garder ça pour lui.

- Et tu es en train de me dire que ces créatures étaient déjà présentes ici ? demanda-t-il. Non, fit-il en se levant de sa chaise, c’est impossible. L’aura de l’Alpha repousse toutes ces créatures.

- Mais si à ce moment là l’Alpha avait une faiblesse ? s’emporta Brenna

Raphaël fronça les sourcils.

- Qu’est-ce que tu veux dire par là ?

- Tu crois que je ne suis pas au courant pour la mère des loups ?! Pour moi c’était évident depuis le début ! Lily avait pris un pistolet quand elle était sortie de sa tente. Et elle savait tirer.

- Donc tu es là parce que tu penses qu’elle a tiré sur la mère des loups, et qu’elle l’a bouffée ?

- Oui, dit Brenna en se levant également de sa chaise.

Raphaël fit les cent-pas dans la cabane, puis déclara :

- Dans ce cas, si tu veux vraiment savoir la vérité, il n’y a qu’une seule façon de le faire. (Il se tourna vers Brenna) Il faut lui demander en personne.

Brenna le regardait sans rien dire. Elle se doutait bien la suite de la phrase de Raphaël.

-…Mais ce n’est pas possible, termina-t-il

- Bien-sûr, répondit Brenna avec un sourire sans joie. Avec une balle dans sa patte  avant ça doit être dur pour elle de se montrer à chaque réunion, et de soutenir sa meute. Alors accueillir une fille qui vient de Londres juste pour éviter la mort imminente de son frère, ça ne vaut pas le coup non-pl…

Elle s’arrêta brusquement, se rendant compte de son erreur. Elle commença à se lever de sa chaise précipitamment. Debout, elle fixa Raphaël droit dans les yeux, soutenant avec difficulté son regard, surtout que celui-ci était maintenant méfiant et insoutenable. Elle essaya de se diriger vers la porte, mais Raphaël la retint en lui attrapant le poignet.

- Comment tu peux savoir que c’est sur sa patte avant ? demanda-t-il, calmement, mais plus méfiant que jamais.

L’ambiance était incroyablement tendue. Mais Brenna se contenta de sourire. Son sourire était magnifique. Elle était belle. Elle le savait. Mais son sourire, bien que beau, était surtout magnifiquement cruel…