Il est tard. L’air sent la pluie. La lune est aveuglante. Escapade nocturne, encore.
Habillée de nuit, Claire serpente dans les rues désertes, ombre parmi les ombres. Elle regrette de n’avoir pas pris son baladeur, pour une fois.
Le monde de la nuit, ses couleurs, ses bruits, elle les connaît par cœur à présent. Elle sait quelles ruelles emprunter, quels murs escalader. Elle se sent puissante, minuscule intruse dans l’immensité du royaume sombre. Privilégiée. Elle vit une autre vie, en nuances de gris.
Mais pas ce soir. Ce soir, elle aimerait s’immiscer dans un tout autre monde. Allier la transe provoquée par la musique aux merveilles visuelles et aux jeux d’ombres, colorier la nuit. Vivre la frontière.
Elle a oublié son baladeur. Qu’importe, elle écoutera dans sa tête. C’est qu’il s’y passe des choses, dans sa caboche, alors pourquoi pas un concert privé des Beatles ?
Elle fredonne, attentive au moindre bruit extérieur. Non pas que cela puisse lui donner un quelconque avantage face à un agresseur éventuel, elle sait pertinemment que ses trois pommes de haut ne lui offrent qu’un aller simple pour les enfers. La chanson change à cette pensée, Goodnight Vienna vient bourdonner dans son esprit alors que ses déambulations l’amènent vers la faculté.
Son cœur se serre. Une autre vision s’impose à elle quand ses yeux se posent sur les bâtiments de béton. Les images défilent, elle se repasse le fil de l’année jusqu’à ce point présent, où elle est assise sur la grille d’entrée, faisant face à la cafétéria.
Mois 1. Désorientation, tentation de s’aigrir et de maudire le monde entier dans son coin. Errance, découverte des couloirs et des placards sous les escaliers de la fac. Recoins, cachettes, bulles d’air. Lumière.
Temps d’adaptation. Sa carapace piquée de pointes d’ironie acérée, lissée par Barnabé, rires, pensées, cinéma.
Dilemme, brasier roux, Nova.
Daniel. Pathétique au premier abord. Lourd même. Insignifiant. Puis drôle, occasionnellement. Sa copine, terrifiante.
Les grandes découvertes, vif d’un esprit identique au sien. Doute.
Vacances, expéditions nocturnes, loin des regards, sourires, paroles. Entrailles retournées, étau. Rêves, illusion. Mensonges ? Claire élude cette possibilité. Il n’y a rien. Il n’y avait rien, et il n’y aura rien. Les vacances lui font du bien.
Elle saute de sa grille, atterrissant droit dans l’herbe humide. Le contact glacé la fait frissonner.
Tout a l’air de danser. Comme si elle ne devait pas être ici, à contempler l’intérieur de la cafet. Du moins, sur un plan mystique. Elle se sent comme prise entre plusieurs temps. Les souvenirs, les moments s’agitent sous ses yeux à l’instar d’une fenêtre ouverte sur le passé.
La neige. Dernier événement en date.
Juste avant Noël. Seuls dans la pièce bondée. Les autres en cours, lui surfant, elle lisant.
De temps à autre, il lâche un ricanement, lui montre des memes. La déconcentre.
Claire se risque parfois à lui lancer un regard, regard qu’il soutient, haussant les sourcils à répétition dans un air de défi. Elle détourne les yeux, immanquablement. Les questions fusent de part et d’autre de sa pauvre tête dérangée. Qu’est-ce qu’il pense ? À quoi se rapporte son petit jeu ?
Est-ce qu’elle rougit ? Est-ce qu’il le voit ? Chassant ces pensées idiotes, Claire se replonge dans sa biographie de l’Archange de la Terreur. Elle fait mine de ne pas remarquer les brèves œillades qu’il se risque à darder vers elle par dessus l’écran de son ordinateur. Les minutes passent sans qu’aucun des deux n’adresse aucune parole formulée à l’autre. Le silence est occasionnellement interrompu par une exclamation de la lectrice ou un gloussement de l’oisif.
Sentant qu’il la fixe depuis quelques secondes sans ciller, elle ose détourner le regard de sa lecture.
Plongeon.
Le nœud au creux de son ventre se serre brusquement. Il la dévisage avec une expression indéchiffrable. Son sourire léger murmure à ses yeux des obscénités silencieuses. Les siens, d' yeux sont un abîme. Une immense vague noire qui s’abat sur elle, menaçant d’emporter tout ce qu’il lui reste de raison. Elle ne parvient pas, non, elle ne veut pas s’en détacher, cherchant à comprendre, à nager avec ses pensées folles, refusant d’être noyée sous leur flot incessant.
D’un coup, son esprit s’éclaircit, elle reprend sa contenance, reposant son regard sur les lignes. Quelle idiote de s’être laissée emporter ainsi. « Est-ce qu’il me teste cet ahuri déplumé ? » Si c’est le cas, elle est tombée droit dans le piège, et avec le sourire en plus. Elle se frappe mentalement. Si c’est un jeu, elle ne doit pas perdre, encore moins le laisser saisir la moindre fêlure dans sa lisse, brillante amitié. Un jeu, on dirait plutôt une guerre.
Un dégoût intense pour elle-même la traverse un instant. Elle ne s’y accroche pas. Les yeux maintenant vissés à son écran, il s’esclaffe soudain, manquant de s’étrangler de rire.
« Viens voir, Claire, c’est énorme ! »
Claire lui répond d'un regard, le plus las possible, manifestement décidée à ne pas bouger. Pourtant, elle descend lentement de sa chaise pour le rejoindre de l’autre côté de la table.
« Te presse pas surtout. » Il raille.
Elle se tient à bonne distance, assez près pour voir l’image responsable de tant d’hilarité, trop loin pour laisser croire à une proximité suspecte.
Elle sourit puis murmure sur un ton de défi.
« T’as rien de mieux ? Franchement Dan, tu me déçois. »
Ses lèvres s’étirent, son sourcil gauche se soulève, ses yeux luisent d’une flammèche de curiosité et d’intérêt qu’on viendrait de stimuler à nouveau.
« Très bien ma petite, tu veux du meme de qualité, tu vas en avoir. »
Il fouille ses dossiers. Claire a à peine le temps de lire les noms des fichiers. Il navigue dans une mer qu’il maîtrise pleinement. Elle ne regarde plus les images, elle s’est encore perdue dans ses pensées.
Cha-la Head Cha-la retentit dans la pièce. Sans même s’en rendre compte, elle se jette sur son téléphone. Miracle, les bus circulent toujours, même par ce temps, elle n’aura pas à rester ici une minute de plus !
Elle retourne néanmoins près de Daniel. Juste un dernier éclat de rire, juste pour la route.
Bien évidemment, « le » se mue en « un autre » puis « un dernier dernier » puis « je prendrais le bus suivant. »
« Bon, faut vraiment que je me casse là, tu pourras m’envoyer le poussin terroriste ? »
« Pas de problème. Rentre bien. »
Le silence s’installe alors qu’elle tente de se décider à quitter sa place.
Son cœur vacille. Les palpitations hurlent, encore une fois. Daniel a toujours les yeux fixés sur son écran, assis sur la grande chaise verte. Claire entendrait presque ses pensées. Son regard se pose sur elle, un bref instant, anéantissant définitivement les silences. Il vient de passer son bras autour de sa taille.
J'adore ce chapitre également. Il semble beaucoup plus travaillé que le dernier. On sent vraiment le jeu sur les mots et la temporalité. On avance presque avec frénésie les jours. C'est très intéressant je trouve !
Honnêtement, je suis charmée. Je me réjouis de lire la suite.
J'en suis certaine !
J'ai bien fait de lire la petite prose poétique avant de passer à ce triptyque. C'est bien foutu, court et incisif, avec un jeu de construction comme un bloc. je suis perdue, et j'aime ça.
Il y a un côté très Nouveau roman, avec une forme de refus du récit uniforme et temporellement classique, mêlé à une plume courte, incisive, et qui fonctionne par moments fugaces.
Ce n'est donc pas forcément le genre de "récit" que l'on parcourt pour se divertir, mais plutôt pour réfléchir. On sent une réflexion profonde sur la forme littéraire et la construction de la narration. En tant que lettrée, j'apprécie. Il faut juste faire attention à ce que ça ne tombe pas dans un extrême intellectualisant.
L'idée est effectivement de perdre le lecteur pour que comme un puzzle, une fois qu'on a toutes les pièces, on voit un peu mieux la tronche du bouzin !
J'avoue que je saisis pas parfaitement ce que tu veux dire par extrême intellectualisant ;_;