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Enfin un partenaire qui ne me cirerait pas les pompes à chacun de mes pas.
J’aimais les gens qui ne m’appréciaient pas, un peu comme les chats. J’adorais me frotter aux piquants, aux lames tranchantes, aux grognons du dimanche. Landry me promettait de me détester et sans y paraître, je lui promettais le contraire. Hum… Je serais son chaton. Selon les dires de quelques scientifiques et fumistes, ces petits félins adorent coller aux semelles des personnes qui ne les aiment pas. Plutôt drôle, mais après constatation avec mon frère Gabrel et Lucifer, le chat de ma sœur, j’avais bien dû y croire. Gabrel avait beau le repousser, Lucifer revenait sans cesse, comme dans l’envie de le narguer, le rendre fou. C’était que Lulu appréciait la provocation. Oh ! Mignon, petit minet. Tellement craquant avec ses longues moustaches et sa houppette entre les deux oreilles un poil trop longues pour l’espèce. On dirait un chat-lapin.
Quelle expression plaquée sur sa figure ! Avait-il toujours l’air énervé ou était-ce dû à l’affaire ? Puis, que signifiait ce chagrin éternel incrusté dans ses yeux ? De l’extérieur, c’était un spectacle envoûtant, troublant. J’étais ébloui. Curieux. Je pouvais le dire rien qu’en lui jetant un œil ; cet homme cachait un lourd secret.
— Des nains répéta-t-il, encore une fois, comme pour s’en convaincre.
— Comme je te le dis, des nains.
— Cela parait si… Impensable. Que fais-je avec mes témoins et cette légende qu’un gamin tuerait de pauvres gens ? dit-il, en tirant encore et encore sur ses boucles blondes.
Elles irradiaient comme un soleil sous un voile blanc. Coupés à la carrée, ses cheveux n’adoucissaient pas son visage cuivré à la mâchoire anguleuse. Il était empreint d’une sévérité figée. Même riant, Landry devait garder cette dureté dans son regard noisette. Quelle avait été sa vie ? Ses frustrations ? Visiblement, cet homme demeurait bien complexe. Ma foi, cela me plairait à disséquer ses humeurs, son passé. Pourrais-je le faire parler de lui ?
Landry me fixait avec scepticisme, comme si mon hypothèse restait abracadabrante. En pourtant, une lueur d’espoir flamba dans ses prunelles. Avais-je ouvert une nouvelle piste ?
Il humecta ses lèvres ourlées, fronça les sourcils.
Wahoo ! Était-ce à ce point compliqué pour lui de me faire une place à ses côtés ? Il n’aimait pas reléguer, ça se voyait dans ses manières et la crispation de son faciès. J’étais de trop. Son agacement ne ferait que croître.
Je haussais les épaules, indifférent à sa méprise, j’avais dans l’idée de le dérider le temps de mettre un point final à l’affaire.
— Bien. C’est une piste comme les autres. Que préconisez-vous ? demanda-t-il, attentif.
Landry ne lâcha pas son regard du mien. Il me sondait, cherchait à découvrir qui se cachait derrière les couleurs. À aucun moment, ses yeux ne vacillaient. Une seconde, je pensais qu’il m’analysait comme je l’avais fait, mais non. Il me regardait afin de trouver mon point faible et de se débarrasser de moi au plus tôt. Il me mit un peu mal à l’aise. Je ne fis aucune remarque, restais l’homme extravagant que j’aimais être.
Sa façon de m’ignorer tout en posant une certaine attention restait vexante.
— Chercher deux nains dans la capitale… ricanai-je. Que diriez-vous, d’un endroit sombre, une cave, un égout, une taverne … Qui sait, ils nichent peut-être dans la forêt Grenade ? C’est là-bas qu’ils laissent leurs victimes.
Landry tira plus fort sur sa boucle détendue. J’eus l’impression de voir un être plus disposé à écouter. La curiosité de l’inspecteur s’éveillait à cette proposition. Je vis presque l’ombre d’une satisfaction. Cependant, une question semblait le tarauder.
— Cela fait beaucoup d’endroits où ils peuvent se trouver, argumenta-t-il.
— Oui. En même temps, les fous et les psychopathes logent n’importe où, fis-je remarquer.
Landry fronça les sourcils, encore une fois. Une grande ride balafra son front de la racine des cheveux au creux de son nez. À quoi songeait-il ? Je l’avais déjà grandement aidé en moins de temps qu’il le faut pour manger un plat de spaghettis. Je ne lui servirais pas tout aujourd’hui. De toute manière, je tergiversais sur le fait d’avoir affaire oui ou non à des sorciers.
— Ne soyez pas chafouin. Vous avez suffisamment d’hommes sous votre commandement, pour tapisser les endroits que je vous ai pointés.
— Je n’ai pas tant de personnel que vous imaginez. Combien de temps cela mettra, à trouver ces chaperons ?
– Je ne sais pas.
Il n’obtiendrait rien de plus, aujourd’hui. D’ailleurs, bien que l’idée de retrouver les chaperons près d’une taverne me guidât, je ne savais pas si l’hypothèse deviendrait véritable. Cependant, rares étaient les fois où mes pressentiments se moquaient de moi. J’éprouvais une sensation étrange à suivre un chemin, puis à m’arrêter devant un lieu. Souvent, il s’y trouvait un ou deux cadavres, parfois même le meurtrier y patientait. C’était pour le moins bizarre, accablant de mystère. Comme si une tierce personne me poussait à le suivre et me montrait tout ce que je cherchais. L’instinct ? La chance ? Comment l’appeler ?
Landry lança une œillade au maigrichon qui n’avait de cesse de me dévisager comme si j’avais été un messie ou je ne sais quelle connerie divine. Pas désagréable cette admiration qu’il m’offrait.
Une semaine serait suffisante pour boucler l’affaire. Dans ce travail, il fallait savoir penser comme un détraqué, comme un bourreau à l’âme rapiécée. Car, s’il était vrai que le bonheur se travaille, la folie était l’enfant de la douleur.
Les tueurs avaient un jour souffert d’une manière ou d’une autre. Troubles cognitifs ou maladies mentales génétiques. Il n’y avait pas un seul assassin qui n’avait pas souffert au moins une fois… Avant de passer à l’acte le plus terrible. Retirer la vie.
Personne ne nait fou ou déprimé, assassin. Personne ne cherche à avoir mal volontairement. Tout est psychologie. Tout est dû à la névrose, à la connexion à l’environnement. Personne ne devient cruel pour jouer… à la rigueur, par fascination de la douleur d’autrui.
Mais ne cachons rien, il y a toujours plus faible. Parfois, un mot suffit à anéantir l’innocence. Pas besoin d’être un grand malade de l’âme. Monsieur tout le monde pourrait finir par péter les plombs. La névrose, seule, peut faire sauter le frein de la conscience qui laisse alors échapper la bête intérieure. La bête. Un frison longea ma colonne vertébrale.
Il y a une force entraînante, délirante. Un chemin plus biscornu.
Landry soupira, brisant la réflexion. Il pivota, me montra son profil et jeta un regard sombre au dossier vert que lui avait apporté le dénommé Chrison. Le jeune homme se tenait sur sa gauche, et froissait le dossier bleu qu’il gardait dans ses mains, hésitant à le lui donner.
N’apercevant aucune réaction chez l’un comme chez l’autre, je quittai ma chaise et fis le tour du bureau, sans qu’aucun ne me lance une œillade.
Tout d’un coup, je me sentis laissé pour compte dans leur analyse silencieuse.
Ainsi, je m’approchai du grand brun, dont la lèvre supérieure lui donnait un air de canard un peu stupide. Chrison posa, à nouveau, son regard sur moi, mais le détourna prestement.
Une main appuyée contre le mur, je fis mine d’observer le plafond terne et d’un geste fluide, je piquai le dossier bleu.
Un son discordant s’échappa de la bouche du jeune homme, alors que je courais vers le canapé et m’y affalai.
La tête sur l’accoudoir, j’ouvris le papier et tombai nez-à-nez avec le Loup, ou du moins avec une photographie noire et blanche d’une de ses victimes. Le Loup… Je lui courais après depuis des années sans jamais le trouver, le comprendre, saisir ses pensées. Il demeurait mon plus gros fardeau, ma plus grande défaite.
— Monsieur Segap que faites-vous ? Voulez-vous bien rendre ce document à Chrison ? Nous ne sommes point des enfants, et je ne tolérerai pas une telle attitude dans mon commissariat. Voulez-vous bien vous tenir ? me reprocha Landry en se redressant de tout son long.
Il ne devait cependant pas être plus grand que moi. Une légère bedaine se courbait sous son veston, mais rien de repoussant. La tête basculée en arrière, je le fixai, sans mot dire, puis retrouvai l’image et le corps qui y figurait.
Une seconde victime. Une vieillarde d’après le compte-rendu. Elle maltraitait ses petites-filles. Je retrouvais bien là mon Loup et ses crimes punitifs.
— Si je fais l’effort de me modérer, puis-je participer à cette enquête aussi ?
— Une enquête ? répéta-t-il.
— Oui, inspecteur. C’est ce que je voulais vous dire, intervint Chrison. Il y a un nouveau criminel dans les rues. Sa façon de faire est la même que celle du Loup. Déjà deux victimes en une semaine.
— Le Loup ? Il est de retour ? Impossible. Je pensais que les traqueurs de la prison Donde-de-brume l’avaient arrêté il y a de cela trois hivers.
— Ce n’était pas lui, commentai-je. Je leur avais dit, mais que voulez-vous, il est glorieux d’emprisonner ce genre de sorciers. Un sans-visage, mêlé à un métamorphe, c’est une aubaine pour monter les marches de la hiérarchie, à Hongoria.
— Montre-moi, ordonna-t-il, la main tendue, le regard vif.
Hum ! Quel visage appétissant. Une fine lumière éclaira sa peau, ses yeux s’illuminèrent.
Sans manière, je lui donnais le dossier, un poil perturbé par son excitation.
Pendant de longues minutes, il le parcourut, analysant le moindre détail, le moindre mot.
— C’est le Loup, il n’y a pas de doute. Toute ma vie, je me souviendrais de sa façon de faire et de ce corps retrouvé rue Toutflamme avec mes sœurs.
— Nous voilà un point commun inspecteur Landry. J’aimerais être des vôtres ?
Le blondinet fit mine de réfléchir contemplant à son tour la photographie.
—Seulement si tu me trouves les chaperons.
Une lueur plus dense brilla dans ses yeux, tandis que mon sérieux me submergea comme jamais auparavant. Le Loup était quelque part à Fragrance. Il venait de commettre un nouveau crime. Étrangement, je me sentais rattaché à lui, comme s’il cherchait mon attention. Comme s’il voulait se faire connaître de moi. Oui, j’avais la sensation d’être traqué par lui, par son esprit dérangé, mais pas si fou que ça.
Loup était un mystérieux personnage que j’avais une envie presque déraisonnée de rencontrer. Et en contemplant Landry, je devinais que lui aussi.
Il s’approcha de moi, je me redressai retrouvant mon côté froid et distant que j’avais dans les moments de réflexions. Landry me tendit une main que j’attrapai dans une poigne molle. Son contact, doux et ferme, me hérissa les poils. J’aimais son contact, et la promesse qui glissait en moi : ce sera différent des autres fois.