3- Pour mieux ce connaître (1)

— Père, je rentre à mon appartement demain.

— Ils ont terminé ? Dis-donc, ils sont rapides. Il ne devait pas y avoir tant de cafards que nous le pensions.

— Ça, c’est toi qui le dis. Si tu avais vu les sols de la concierge et des Grantrans, tu n’aurais pas fait le fier. Surtout toi. Je crois me rappeler que tu appelais maman, quand il y avait des papillons de nuit dans la salle de bain et des cafards dans la cuisine.

— Oh ! Ce n’est pas gentil de se moquer de son vieux père. Et puis Lomdélia avait peur des araignées. Et qui est-ce qu’elle appelait pour l’aider ? Moi.

Mon père haussa les épaules, avec une moue enfantine plaquée sur le visage. L’âge le rendait plus détendu, moins austère que dans le passé. Ou peut-être était-ce le fait de revoir un vieil ami longtemps fâché qui le réjouissait ? Quand maman et lui étaient encore mariés, père ressemblait à un homme mélancolique, portant un chagrin évident dans le regard. Désormais, ses yeux marron éclatés de vert clair, se coloraient d’une joie sans faille. Il me rassurait. Je le préférais ainsi. Vieux et heureux.

— Séverin vient aujourd’hui ? demandai-je en posant ma tasse de lait dans l’évier.

— Oui. C’est notre jour. Nous irons visiter le parc qui vient de s’ouvrir à côté de l’opéra. Ta marraine nous y rejoindra.

— Lananette ? Elle est revenue de son voyage ?

— Oui. Je sens qu’elle va nous en parler jusqu’à ce que nous ayons mal à la tête.

— Tante Mary-Lou vous y rejoindra, aussi ?

J’ajoutai de l’eau dans le récipient.

– Tu penses bien ! Elles sont comme cul et chemise. Nous les laisserons parler ensemble, dit-il en me tendant ma veste bleu indigo.

Il avait toujours cette manie de la fixer avec dégoût. La couleur lui déplaisait. Il disait que pour un inspecteur, c’était trop tape à l’œil. Moi, je l’aimais bien cette veste. C’était un cadeau de ma plus jeune sœur Dally.

— Travaille bien, fils.

— Porte-moi chance. Je commence à désespérer de trouver ce « chaperon ». Dix victimes et pour seuls indices, un chaperon rouge et la croyance qu’un enfant tue de pauvres jeunes gens. Et je te passe les détails sordides.

— Les journaux, mon lapin. Je sais qui est le « chaperon » ou du moins ce qu’il fait à ses victimes.

Père me sourit avec compréhension, tapota mon épaule. Je hochai la tête, ouvris la porte et partis d’un pas mollasson vers le commissariat. Quelles nouvelles allait-on m’apporter en ce jour pluvieux ?

***

 

À peine installé dans mon bureau, Chrison, mon second, vint à ma suite, un dossier dans la main et la mine hésitante. Je savais ce qu’il allait dire. Je savais aussi que cela n’allait pas me plaire.

— Parle, veux-tu ? Je n’aime pas lorsque tu restes silencieux, ça me crispe.

— Eh bien, inspecteur… Il y a eu deux nouvelles victimes. Même procédé, mais les corps ont été retrouvés à des lieux opposés dans la forêt, vers le nord-est, près de la ville Paon.

— Je croyais que nous avions grillagé le secteur. N’y a-t-il pas des patrouilles dans la forêt ? Deux victimes. Il se fout de nous !

Les nerfs en pelote, je tapai du poing sur la table. Un stylo s’échappa sur mes cuisses. Je repris un peu de mon calme habituel et repositionnai l’objet sur la droite, près d’un cadre photo dont j’avais parfois du mal à regarder l’image.

— Il y en a. Mais pas de partout, monsieur Landry. C’est que la forêt est vaste.

Ce chaperon commençait sérieusement à me courir sur le haricot. Un enfant, n’est-ce pas ? Comment était-ce possible ? Comment un enfant pouvait faire pareille prouesse ? C’était navrant. Épuisant. Et d’une connerie sans nom !

Je glissai une main moite sur ma nuque, soupirai, puis tirai sur une boucle de mes cheveux. Elle se tendit, se détendit, sous la nervosité de mes doigts, et laissa la réflexion me frôler.

— Il y a autre chose, Chrison ?

— Eh bien, plusieurs choses, avoua le grand brun, maigre et voûté.

Je lançai la main avec lassitude pour qu’il poursuive. Je n’étais pas à une mauvaise nouvelle de plus.

— Eh bien, les deux victimes ont été tuées au même moment. Ce qui paraît… impossible.

Plus les minutes s’égrenaient, plus il prenait des gants pour me révéler les informations. Étais-je à ce point tyrannique ? Ce n’était pas comme si je flanquais tout en l’air à chaque contrariété. Cela m’arrivait plus souvent qu’une personne lambda, je l’accordais, mais tout de même !

— Avant que vous n’arriviez, j’y ai réfléchi longuement, et j’ai une hypothèse.

— Un autre cinglé ? l’interrompis-je, avec professionnalisme.

— Eh bien, je ne crois pas ou du moins pas dans le sens où vous le pensez.

— Et qu’est-ce que je pense ?

— A un imitateur.

Chrison se tortilla les doigts, comme à chaque fois qu’il disait quelque chose de pertinent. Il me connaissait bien.

— Vous souvenez-vous de la vieille dame que nous avions interrogée lors du troisième homicide ?

— Celle qui empestait l’alcool et qui avait un verre de lunettes cassé. Oui, je m’en souviens.

— Eh bien, elle avait dit avoir vu deux enfants. Et s’il n’y en avait pas qu’un ? S’il y avait deux chaperons ?

— Continue, tu m’intéresses. Va jusqu’au bout de ta pensée.

— Eh bien…

Chrison marqua une pause, renifla et redressa ses épaules en arrière. Mise à part son tic de langage, qui m’agaçait, ce garçon m’attirait dans ses déductions, souvent fondées. La première fois que je l’avais vu, il était vrai, que je l’avais pris pour un simple d’esprit. Pas très joli avec son minuscule nez et ses grands yeux globuleux d’un vert trop pâle, j’avais fini par capter son charme, sa capacité à se raconter des histoires et à imaginer le comportement, le procédé ou le physique des criminels. Rares étaient les fois où il se trompait. En cinq ans sous ma direction, nous avions bouclé quatorze affaires dans la capitale et les villes avoisinantes. C’était la première fois que l’on ramait autant avec une affaire. 

— Eh bien, quoi ? Continue.

— Les victimes sont de sexe opposé, les hommes se ressemblent et les femmes aussi, mais en soi, si nous prenons une victime homme et une victime, femme, les deux sont diamétralement opposés, dans le sens où il n’y a pas de ressemblance physique qui indiquerait qu’il s’agit du même assassin. D’ailleurs, seuls les hommes sont violés. Les femmes sont intactes. Si le chaperon n’utilisait pas le même procédé et ne posait pas un sucre d’orge près de la victime, il serait bien-pensant pour nous, d’imaginer que les auteurs sont différents, eux aussi.

— Deux tueurs. L’un préférant les femmes menues, brunes, les yeux dormants et les lèvres fines, l’autre aimant les jeunes hommes, la vingtaine, blonds, de petite taille, aux épaules larges et aux yeux noirs. Intéressant…

Je réfléchis, encore et encore… Cette affaire me posait un problème.

— Monsieur Landry ? Vous en pensez quoi ? demanda Chrison en fixant mes boucles que je ne cessais de martyriser.

— Que la piste de l’enfant psychologiquement déranger ou un rabatteur, commence à m’insupporter. Je vois plus les traits d’un jeune adulte, assez menue, habillé comme un enfant ou avec des mimiques de gosses. J'ai songé à une personne travaillant dans le divertissement, un acteur... un masque…Mais ce n'est qu’une théorie parmi d'autres.

— Eh bien, C’est une piste à ne pas négliger.

— Une chose est sûr, je ne veux plus qu’on me parle de gamin. Le chaperon n’est plus un gosse. Il a été forgé dans la cruauté, le vice… Je ne peux croire que son cœur contienne encore une once d’innocence.

— Je comprends.

Il se tut, corna le dossier bleu qu’il tenait encore dans ses mains, lorsqu’une voix chantante nous surprit.

— Vous avez de la ressource, votre idée d’un acteur est plutôt attirante. Un gosse… non, pas avec les informations que nous possédons. Les témoignages sont faussés et les journalistes en font des tonnes. Et si je vous parlai de sorcier, plutôt que d’un tueur lambda ? Pourquoi pas un illusionniste ? La théorie pourrait s’avérer juste…

La voix resta en suspens. Une tête apparut derrière le canapé en cuir vert. Un homme à la chevelure négligée, auburn et d’une raideur déconcertante, coupé comme une cascade d’escalier, se découvrit.

— Je pense qu’il s’agit d’un…

— Puis-je savoir qui vous êtes et ce que vous faites dans mon bureau, sur mon canapé ?

En voilà un qui ne manquait pas de toupet. Un type que je pourrais avoir en horreur si je devais le regarder trop longtemps. Qu’est-ce qu’il fichait ici et qui l’avait laissé entrer ?

— Qui suis-je ? N’est-ce pas votre supérieur qui a acheté mes services ? s’expliqua-t-il, sans que je n’y comprenne rien.

L’homme au visage caramel s’avança. Les couleurs de sa tenue, pour le moins extravagante, me piquèrent la rétine. Et dire que mon père jugeait mon manteau trop tape à l’œil. En voilà un qui n’avait honte de rien. Chaussures rouges, pantalon à carreaux d’un vert pomme affreux, une chemise jaune et une veste rose à fleurs noires. Rien n’allait dans sa tenue, dans sa façon de se tenir, une jambe cassée et l’autre tendue, l’une des mains sur les hanches et l’autre caressant une plume bleue sur un pendant d’oreille. Un seul.

Je le détaillais, comme je l’aurais fait avec un Arlequin dans la vitrine d’un magasin de jouets si j’avais encore six ans. Quelle était cet énergumène ?

Après l’avoir dévisagé une nouvelle fois, scruté ses yeux jaunâtres, anciennement noisette – supposais-je –, sa peau halée, ses lèvres pulpeuses maquillées d’orangé et sa fine barbe taillée à la perfection, je me rendis compte que je l’avais déjà rencontré. Mais où ?

— Votre nom, je vous prie ?

— Louis Segap, détective privé et voyageur de passage. Je n’imaginais pas revenir à Fragrance pour une affaire si étrange. D’ailleurs, je ne pensais pas que vous feriez chou blanc, inspecteur. Le chaperon, illusionniste ou non, laisse une belle piste le concernant. Pourquoi ne pas y avoir songer ? Je me le demande profondément. C’est sous vos yeux pourtant.

C’était bien lui. Le génie du crime, l’extravagant détective Segap. Le détective et ses charades. Le détective et ses cent dix crimes résolus. Chrison en était un fervent admirateur, il possédait un carnet où il collait tous les articles parlant de cet Arlequin. J’avais failli faire une surdose de cet homme à force d’entendre parler de ses exploits. Alors, ainsi, mon supérieur avait fini par me mettre quelqu’un dans les pattes. Quelle honte ! Je n’avais pas fini de culpabiliser sur mon incapacité à choper ce Chaperon…Ces… l’idée de Chrison campait dans mon esprit. Deux tueurs pour le prix d’un.

— Il n’y a pas de honte à demander mes services vous savez.

Son sourire trop lumineux me crispa aussi sec. Ce n’était pas l’envie qui me manquait de le lui effacer.

— Vous lisez dans les pensées d’autrui ? questionnai-je, sur un ton de reproche.

Mère avait toujours dit de moi, que j’étais un garçon calme mais ronchon. Avait-elle tort ?

— Mes gênes de Hongariens n’ont pas fait de moi un sorcier. Pas de chance.

Louis s’approcha, agrippa une chaise contre le mur et la traîna vers mon bureau. Il la plaça à ma hauteur et s’assit à ma droite, le coude sur un roman de suspense que Dally, ma sœur, écrivait et dont j’étais le principal lecteur. J’étais friand de ses lignes, des sombres desseins qui naissaient sous son visage angélique.

Affalé sur son assise, un sourire béat plaqué sur la figure, Louis m’analysait.

— Irez-vous au bout de vos suppositions, monsieur ? repris-je, finalement.

— Ouh là, là… Pas de monsieur. Je suis encore jeune. Appelle moi Louis. On a environs le même âge, en plus.  

— J’en doute. Je pense être plus âgé.

—Voilà que vous vous trompez encore, cher coéquipier. Trente-sept est plus petit que quarante-deux, non ?

Quarante-deux ans ? Plaisantait-il ? Comment pourrais-je le croire, alors que mes boucles blondes se recouvraient de mèches blanches ? Une teinture ? Je regardai encore son visage. N’avait-il que les lèvres maquillées ? Je ne lui donnais pas plus de la trentaine.

— Peu importe, je ne suis pas ici pour parler ride et poils blancs, mais pour t’avouer que tes chaperons, ne sont autres que des personnes de petites tailles, plus communément nommés ; nains. Avez-vous songé à des nains ? Ils sont petits comme des enfants, certains en ont l'apparences, mais ils ont la force d'un homme. Si je me rapporte aux descriptions qu’ont pu faire vos témoins : buste et épaules larges, membres plus petits, démarche rapide et un peu bancale. Et pour finir une taille avoisinant le mètre trente.

— Vous êtes bien informez, cependant pourquoi songer à des nains quand vous parlez de sorcier, d’illusionniste ? le questionnai-je, incrédule.

— Hum… Perspicace. Je vois où tu veux en venir. Un illusionniste peut être n’importe qui et cacher son identité. Je te l’accorde, mais… nos chaperons, car il y en a bien deux. Comme là si bien souligner votre second, les femmes et les hommes n’ont rien en commun, ce qui signifie des goûts divergeant. D’ailleurs, le tueur préférant les garçons est plus actif que l’autre. Il suffit de voir les corps. Les femmes sont toujours positionnées avec égard, on les coiffe, les maquilles. Elles semblent presque poser pour un peintre.

— Un artiste dans la bande ?

— Ça ne m’étonnerait pas, poursuivit-il. Donc, pour revenir à mon hypothèse sur les nains. La tailles des mains sur le cou des victimes ressemblent à celles d’enfants, mais restent remarquablement larges. Les traces de semelles près des corps, tailles 33 et 34. Puis les espaces entre les pas. Tous paraient pointer du doigts un gamin perturbé. Mais un gamin ne pourrait pas venir à bout d’un adulte ou faire de lui son objet. Ainsi, l’idée des nains m’a sauté à l’esprit. Illusionniste ? Les nains que j’ai pu croiser dans ma vie manquaient de grâce. Pourquoi les victimes chercheraient-elles à les suivre, s’ils n’étaient pas illusionnés ?

Un nouveau sourire réjoui passa sur son visage. Était-il un clown dans une vie antérieure à sourire comme un abruti ?

— Des nains dis-tu ?

Je n’aimais pas vraiment tutoyer un parfait inconnu, mais son arrogance, me faisait bouillir à l’intérieur.

— Toi, tu es un faux calme, n’est-ce pas ? J’aime les gens comme toi… Ils sont marrants.

Marrant ? Était-il en train de se payer ma tête ? Allait-il continuer à faire connaissance de cette façon.

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