Le jeune homme poussiéreux s’était installé près de sa trouvaille. De son grand sac, auquel pendait un poêlon en étain et nombre d’autres babioles, il avait sorti plusieurs objets bizarres : une gourde de cuir, un bocal opaque et fermé, une sorte de grille sur pieds ainsi qu’un étrange tube en forme de U. Tout en s’activant, montant les différents outils ensemble, il parlait à voix haute :
— Tu n’as aucune raison d’avoir peur. Je n’ai pas l’intention de te faire du mal. Regarde-moi, je n’ai rien de foncièrement inquiétant. Il n’y a pas plus doux que moi, je t’assure. Et un peu curieux, je dois l’admettre. Tu vois, mon peuple aime apprendre des choses et comprendre comment le monde fonctionne. Je ne sais pas si tu aimes apprendre, toi aussi. Il ne semble pas y avoir grand-chose à voir par ici. Mais si tu veux, on pourrait peut-être discuter. Je pourrais t’expliquer des trucs amusants. Ça te dit ? De toute façon, dans quelques minutes je suis certain que tu auras envie de sortir ta frimousse de là.
La logorrhée du garçon n’était effectivement pas agressive. Il monologuait distraitement, à quelques pas du panier, tout en chipotant à ses affaires. Alors que s’élevait dans les airs l’odeur alléchante de viande rissolant sur le feu, le panier s’agita doucement. Le garçon hameçonna un sourcil satisfait.
— Une petite faim, peut-être ?
Le panier s’enfonça davantage dans le sable.
— Ne te sens pas obliger de sortir. Je veux bien t’apporter un morceau, si tu le désires. Je suis sûre que tu vas aimer. Les enfants de ma ville en raffolent. Le secret c’est que la viande est trempée dans du miel.
— Je ne suis pas une enfant... émit la petite voix contrariée.
— Oh ! Loin de moi l’intention de l’insinuer. Tu devrais pourtant apprécier, j’adore moi !
Il glissa le morceau de viande réchauffé sous le bord du panier qui se souleva pour l’accueillir. Le morceau disparut aussitôt.
À l’intérieur, la petite noctambule renifla l’offrande. Elle tentait de capter un poison éventuel. Pas folle, l’abeille ! Elle ne sentit rien de spécial, mais ne goûta toujours pas. À la place, elle plaqua son visage contre la paroi de sa tortue déchue et observa l’étrange personnage qui rôdait autour d’elle. Il était retourné à sa place et ne lui prêtait aucune attention. Penché sur sa casserole, il se servit à son tour et engouffra la viande dans son gosier. Cela suffit à la jeune fille pour se jeter enfin sur sa pitance.
Son projet de demi-journée de marche sous sa tortue artisanale s’était avéré largement prétentieux. Elle avait tenu deux heures au plus avant que son rideau de feuilles ne se fasse arracher par une bourrasque cruelle. Un réflexe opportun l’avait sauvée du rôtissage. Depuis, elle attendait la nuit, blottie dans le sable, priant Naahil pour qu’elle s’en sorte.
Cette viande séchée au miel était la meilleure chose qu’il ait été donné à ses papilles de percevoir. Les insectes qui lui avaient servi de repas durant sa longue peine n’avaient pas de saveur, juste une consistance infâme qui rappelait à chaque bouchée la chance qu’avaient les êtres libres de se nourrir correctement. Elle ne s’en plaignait pas trop. À force de séjourner sur l’arbre, elle s’y était habituée. Cela lui faisait tout de même un bien fou de retrouver de la vraie viande. La fine lamelle lui laissa un goût de trop peu et le ventre de la jeune fille se mit à produire un chant bruyant.
— Si tu en veux encore, fit le jeune homme, tu es la bienvenue.
Un silence s’en suivit. Le panier se mit ensuite à ramper dans le sable sous les yeux mi-hébétés, mi-amusés du garçon. Il évoluait avec une lenteur extrême, chaque mouvement semblait calculé. Serpentant de la sorte, il arriva près de la casserole et se visa dans le sol.
Deux petites mains pâles se mirent à creuser un tunnel, repoussant le sable en petits monticules de parte et d’autres et créant plus d’ombre autour du panier. Le jeune homme trouvait la scène très distrayante. C’est avec un sourire qu’il se saisit d’une autre lamelle de viande et la glissa dans l’ouverture.
— C’est déjà plus convivial, admit-il de bonne grâce. Pourrais-je avoir l’honneur de connaitre ton nom ?
— Che fois fas fourquoi, répondit une bouche trop pleine suivie d’une déglutition sonore. Je ne connais pas le tien.
— Très juste ! Quel malotru je fais. Je me nomme Icarion Philozias, alchimiste itinérant.
Dans son cocon, la jeune fille leva les yeux au ciel. Il ne manquait plus que ça : un diurne pompeux de la vallée... Pourquoi était-il venu se perdre ici ? Ceci dit, il représentait une chance supplémentaire de pouvoir rejoindre son village. Il ne fallait pas la laisser filer.
— Evir Franchombre, consentit-elle à révéler.
— Et bien, tu n’imagines pas comme je suis enchanté, Evir ! clama joyeusement Icarion.
— Che fuis enffantée de manfer, moi, répondit-elle sincèrement.
Entre les brins qui constituaient son ombrelle, Evir, rassasiée, scrutait son bienfaiteur avec méfiance. On ne croisait jamais de diurnes dans ces terres hostiles. Il n’y aurait eu qu’un fou pour entreprendre un tel voyage sans escorte. Le jeune homme avait pourtant l’air équipé : son sac était immense. Evir aurait pu dormir dedans et avoir la place de s’étirer. Que pouvait-il bien y trimballer de la sorte ? Il avait dit être alchimiste... Qu’est-ce que c’était que ce baratin arrogant ?
Du regard, elle fouilla le bazar étalé autour d’Icarion : des outils étranges, des flacons de toutes tailles et formes, un livre aussi, mais elle ne trouva aucune arme. Il y avait bien une serpette, rien pourtant ne laissait croire qu’il pouvait se défendre autrement qu’avec sa langue bien pendue.
C’était un comportement complètement déraisonnable, voire irrationnel. Evir posa son regard observateur sur le garçon. Trop jeune pour savoir réellement ce qu’il faisait, il devait avoir eu une enfance dorée sans privations ni interdictions. Il pensait sans doute agir comme un homme à l’instant présent alors qu’il transpirait l’immaturité.
À mesure qu’elle analysait la situation de ce jeune homme, elle sentit une tension s’accumuler dans son ventre. Elle ne pouvait faire autrement que se mettre à la place du garçon. Ce faisant, elle prenait en compte les informations qu’elle avait du lieu, les risques bien connus qu’il encourait. La tension grossissait un peu plus à chaque détail que le diurne semblait ignorer. N’y tenant plus, la jeune fille explosa sous le panier agité :
— Mais bon sang ! Que fais-tu ici ? Est-ce que tu connais un peu cette région ? Tu t’es renseigné avant de quitter ta petite maison ?
— Oh ne t’inquiète pas, répondit l’autre très calme. Je sais très bien ce que je fais.
— Je ne crois pas non, vociféra encore le panier. Sais-tu que cette terre est dangereuse ? En plus du climat, qui à lui seul pourrait causer ta perte, il y a d’autres risques. Comprends-tu que demain soir cette plaine sera envahie de monstres horribles qui ne feront qu’une bouchée de toi ?
— Je ne risque rien... puisque j’ai une noctambule avec moi, hasarda le jeune homme en observant la réaction de la corbeille.
Un court instant s’écoula sans paroles. Icarion avait fait mouche. La petite était en train d’assimiler cette nouvelle donnée. L’étranger était bel et bien renseigné. Très peu de diurnes connaissaient l’existence de son peuple. Ce qui faisait de lui une menace potentielle.
— Que fais-tu ici ? réattaqua-t-elle d’un ton devenu sérieux.
— Je te l’ai dit, expliqua le jeune homme. J’aime apprendre des choses. J’ai eu vent de l’existence de ton peuple et c’est ma curiosité m’a poussée jusqu’ici.
— Ta curiosité... Pour une étude ? Je n’en crois pas un mot. Il faut bien plus pour conduire un homme à ignorer la mort.
Icarion resta circonspect. Quel âge pouvait bien avoir cette créature ? Elle n’était pas plus grande qu’une enfant, mais elle avait un raisonnement fin et une perspicacité étonnante.
— Tu m’as percé à jour, souffla-t-il. Disons qu’il faut ajouter à cette histoire un père exigeant et une envie de le faire taire.
Evir accepta cette explication pour l’instant et se calma quelque peu. Il fallait tout de même une sacrée dose d’inconscience pour se lancer dans ce périple. Un long soupir s’échappa du panier.
— Et maintenant me voilà responsable de toi en plus. Bon, il va falloir trouver un plan d’action !
— Un plan d’action, répéta le garçon incrédule. De quoi parles-tu ?
— De rejoindre mon village pour nous mettre à l’abri avant la nouvelle lune. Tu suis un petit peu ? Nous sommes au milieu d’un désert extrêmement dangereux. Tu sais, les brumeux, tout ça... Je ne peux pas sortir de là avant que la nuit ne tombe. Si je cours toute la nuit, je rattraperai peut-être mon retard. Mais toi, avec ton fatras, j’imagine que tu ne cours pas aussi vite que moi.
— Euh... soyons clairs : je ne suis pas du genre à courir du tout. La nouvelle lune n’étant que demain soir. Je pense que j’aurais le temps de traverser Passage avant la montée des brumes.
— Très bien ! fit Evir à demi soulagée. Fait comme bon te semble, moi je me mettrai en route aussitôt que Naahil se lèvera.
Le visage du jeune homme marqua un étonnement flagrant, puis son faciès se referma en une expression suspicieuse.
— Tu connais le nom de Naahil ? interrogea l’alchimiste.
— Bien sûr ! Naahil est notre déesse. La sentinelle qui éloigne les brumes. Comment toi la connais-tu ?
— Parce que c’est ainsi que les alchimistes nomment la lune. Je me demande qui a volé l’appellation à qui.
Plongeant sur ses affaires, Icarion s’empara du petit livre poussiéreux et commença à le feuilleter. C’était comme si la conversation précédente n’avait pas eu lieu. Evir le vit tourner les pages frénétiquement, allant d’avant en arrière, puis d’arrière en avant. Il cherchait une information qui, visiblement, lui échappait. Il s’emporta et se mit à jurer entre ses dents :
— Tu vas me donner ce que je veux ou je vais arracher tes pages une à une jusqu’à ce que je trouve !
Alors que l’autre rouspétait tout seul, Evir observa la trajectoire du soleil dans le ciel. La nuit ne tarderait plus, maintenant. L’ombre des dunes s’étirait sur le sable brûlant. Elle culpabilisait un peu d’abandonner le garçon à son sort, mais s’il pensait être à la hauteur, elle ne devait pas se ronger les sangs.
Un cri perçant s’éleva dans le désert, celui de l’alchimiste qui venait de trouver ce qu’il cherchait.
— Ah ah ! Je te tiens, s’exclama le garçon avant de lire le passage qui l’intéressait. Le terme de Naahil, utilisé pour nommer la lune, vient du peuple des noctambules, découvert par Archimald Polycarpe en 1494. L’appellation désignait le personnage mythologique féminin vénéré par ce peuple sauvage. Il fallut plusieurs mois d’observation, vivant parmi eux, pour comprendre qu’elle s’appliquait aussi à l’astre lunaire.
Le jeune homme releva une tête éberluée :
— C’est nous les voleurs... Je me demande si votre peuple a influencé le nôtre dans d’autres domaines.
Il replongea aussitôt dans son ouvrage. Les préoccupations des diurnes échappaient à la jeune fille. Elle, qui avait grandi dans l’urgence et avait été nourrie au combat et à et ses valeurs, avait toujours dû retenir sa curiosité, la cacher, tenter de l’oublier. Y succomber lui avait valu maintes punitions, maintes blessures aussi. Il fallait résister à ses pulsions. C’était une lutte de chaque instant, la lutte que vivaient tous les noctambules. Alors ce personnage, dont la vie entière était guidée par la curiosité, lui semblait bien privilégié. Cela suffit à confirmer sa théorie de l’enfant gâté.
Pourtant, ses interrogations éveillaient quelque chose en elle. Elle préféra chasser ces prémices de pensée et se blottit à nouveau dans le sable. Un peu de repos avant sa course effrénée lui ferait le plus grand bien.
J'aime beaucoup tes personnages, ils ont des personnalités si sympathiques et les deux ensembles : ça fait un sacré remuménage. J'ai hâte de voir comment va évoluer leur relation.
J'ai été surprise au début sur le passage de POV de l'un à l'autre. Je m'attendais à n'en suivre qu'un pour découvrir l'autre, chapitre après chapitre. Le va et vient entre les deux m'a un peu déstabilisé. J'imagine que ce n'est pas un POV de l'un à l'autre mais un narrateur omniscient ?
En tout cas, tes descriptions simples et rapides me mettent immédiatement la scène en place, j'ai une très bonne visualisation de ce qui s'y passe, de chaque mouvement des personnages, même des saveurs ! C'est vraiment très appréciable !
J'aime beaucoup le monde que tu mets en place. Tu parviens à faire venir les informations très facilement. Je ne me sens à aucun moment perdue. C'est très clair et agréable à lire !
Encore merci pour cette publication
En fait j'ai gros, gros problème de point de vue que je n'ai même pas remarqué... Tu risques donc d'être encore perturbée et j'en suis désolée.
Je crois que la suite est bien plus axée sur le point de vue d’Evir en observateur interne (faudra que je vérifie). Et je devrais probablement réécrire le début dans cette optique (d’après ce que j’ai trouvé dans les premiers secours du forum). Ça va me faire perdre plein d’élément qui enrichissent le personnage d’Icarion… Faut que je potasse la question et tes lumières sont les bienvenues.
Mais je m’occupe d’abord de ton texte 😉
Encore un tout grand merci !
les interactions entre ces deux là semblent mal parties. Je m'étonne qu'Evir n'ait pas été plus surprise du fait qu'Icarion dise avoir un noctambule dans son sac. Et s'il sait qui sont les noctambules, je m'étonne qu'il soit aussi circonspect et curieux devant Evir. Il y a plein plein de choses que j'aimerai te dire et je vais essayer dans la semaine de faire de mon mieux pour te les écrire. Je voudrais commencer par ceci : je reste sur ma faim. À plein d'endroits dans ton texte je vois des choses intéressantes mais le temps que je les savoure, elles sont déjà passées. Il y a aussi quelques éléments qui méritent une explication (pas forcément maintenant, mais j'en aurais besoin dans pas trop longtemps quand même) comme : pourquoi le chef d'Evir l'a envoyée dehors s'il savait que c'était si dangereux ? Pourquoi Icarion se balade ici (en dehors de la curiosité savante, pourquoi ici précisément) ? Je suis aussi parfois désarçonnée par ton point de vue narratif. Est-ce que tu pourrais me dire lequel tu as adopté ? J'essaierai de te lister les endroits qui me font tiquer.
A bientôt !
Eulalie
Le noctambule dans le sac d’Icarion me laisse perplexe. Mais qu’est-ce que j’ai encore écris, moi ?!? J’ai cherché et je ne vois pas. Est-ce que c’est le passage où je dis qu’Evir pourrait tenir dans le sac qui t’a induite en erreur ?
Pour ce qui est de l’étonnement d’Icarion face à Evir, dans mon idée, Icarion a lu quelques bribes sur le sujet. La voir en vrai le fascine. Je pense même que son tempérament et sa maturité l’impressionne davantage que sa physionomie. Mais tu mets en lumière une incohérence (dont je ne peux pas te parler maintenant) qui doit être corrigée.
Mais ouiiii, tu as raison ! J’ai un énorme bug de point de vue. Je me suis emmêlée les pieds entre point de vue interne, allant d’Evir à d’Icarion, et narrateur omniscient. Il faut que je revoie sérieusement tout ça. Je pense que je vais adopter le point de vue interne d’Evir. Il faudra que je joue bien le coup pour ne pas « perdre » Icarion…
« À plein d'endroits dans ton texte je vois des choses intéressantes mais le temps que je les savoure, elles sont déjà passées. »
Connaissant ma capacité à m’étaler, c’est vrai que j’ai essayé de me limiter sur ce texte. Un peu trop apparemment. Du coup, ce serait super intéressant pour moi de savoir ce qui mériterait plus d’explications. N’hésite franchement pas 😊
« pourquoi le chef d'Evir l'a envoyée dehors s'il savait que c'était si dangereux ? »
Elle ne devait y passer que trois jours, ce qui lui laissait le temps de rentrer sans danger. Ce n’était probablement pas assez clair dans le texte. J’irai voir.
« Pourquoi Icarion se balade ici (en dehors de la curiosité savante, pourquoi ici précisément) ? »
C’est sous-entendu plus tard. Beaucoup plus tard. Tu pourras peut-être me dire si ça reste dérangeant… Et si c’est assez clair.
Merci pour toutes ces remises en question salvatrices !
À bientôt,
Mawie