3- Sortilèges et Surdité

« Et je me suis arrêtée au barrage, je veux dire, j’avais un laisser-passer dans la poche. Donc, je le tends au constable, il le tamponne, quand tout à coup, son crétin de collègue, Wilburt Baladier, surgit de nul part et commencer à baratiner un charabia incompréhensible, et avant même de comprendre ce qui m’arrive, je suis au poste-»

« Doucement, doucement, ce n’est pas un concours de mots prononcés à la seconde. Reprends donc depuis le début.» Soeur Marie Charlène interrompit ma tirade, et heureusement d’ailleurs. Je pris une inspiration, bien nécessaire après cette apnée involontaire.

Je peinais grandement à me détendre. 

C’était stupide, la situation avait perdue toute son urgence et aurait également dû le faire à mes yeux. Une brève toilette avait débarrassé ma peau de la pellicule de sueur, de crasse et de rouille qui l’avait recouverte, je portais des vêtements non seulement propres et moelleux mais qui avaient l’avantage d’être secs. L’Aurateur m’avait assuré qu’il avait ésophoné Mathurin afin de le mettre au fait de la situation et je me trouvais désormais assise face à un feu ronflant à souhait, un bol de ragoût dans les mains. Enfin, un bol dans lequel il y avait eu du ragoût. On n’allait pas se mentir, même si mes mains peinaient encore à se dégourdir, la cuisine de Frère Salvateur était simplement irresistible. Cela n’avait rien à voir avec le fait que j’avais jeûné toute la journée. Son mijoté de mouton, avec cette sauce épaisse et brune, tachetée de thym, je me serais jetée dessus même en temps normal. La simple pensée d’ailleurs, me faisait dévisager mon bol vide avec mélancolie.

Non, je n’avais plus aucune raison d’être anxieuse, et je ne pouvais pas même blâmer mon état physique. Ma gorge s’était bien mise à chauffer en fanfare, mais le sirop de perpentine que Soeur Marie Charlène avait ajouté dans ma tisane commençait à faire son effet. Les Acolytes de l’Aurateur avaient la stricte interdiction de mentionner leur vie précédant les ordres, mais Soeur Marie Charlène laissait échapper quelques anecdotes qui laissaient bien deviner qu’elle avait été une guérisseuse dans la Régulière.

Je me demandais parfois, si je - non. Bref.

J’allais bien désormais, c’était le principal. Il y avait bien mon genoux qui avait posé problème, mais je ne m'attardais pas dessus. Pour être franche, je m’en étais même désintéressée à la seconde ou la Soeur m’avait demandée de poser ce fichu talon droit sur ce stupide tabouret et que j’avais poussé un hurlement à en réveiller les morts. Ce qui était normal, il devait être foulé mais rien de grave. Après tout, elle s’était occupée sans aucun problème de mon épaule -qui je le rappelle avant son passage avait plus de trou qu’initialement prévu. Une épaule, c’était une articulation, comme le genoux, et cela ne pouvait pas être bien différent. Le fait qu’il ait triplé de volume et tourné au bleu, cela n’était pas un mauvais signe, au contraire. Si cela avait été vraiment grave, je ne ressentirais plus rien. Elle ne se serait pas contentée d’emmailloter ma jambe dans un micmac de bandages blancs et de tiges en bois. Elle avait tenté par tous les moyens de croiser mon regard au lieu de le fuir, elle m’aurait prévenue enfin, au lieu de me laisser ronchonner sur ce Scepticimimus - ou autre, peu importe son petit nom pourri de mage pourri.

Le boucher de Wazemmerg, Cassini ait pitié de moi, je l’avais échappé bel.

Au passage, cette ronchonnade était complètement légitime. Me jeter des ombres aux trousses, je ne dis pas que je l’acceptais de gaité de cœur, mais je pouvais comprendre la logique. En revanche, maltraiter mon petit genoux de la sorte, à moins d’une semaine de la rentrée du Conservatoire de Boléro, c’était méchant. Je pouvais deviner sans mal la crise de nerfs grandiloquente que Maître Desjardins aurait, et le plus injuste dans cette affaire, c’était qu’il trouverait un moyen de me blâmer.

Bref, je pris donc une inspiration. Reste calme Sidonie, reste concentrée. On y va aux faits, juste les faits, simplement les faits.

“Bon, alors tout à commencé le Vendredi des Dernières Saintes Lueurs. J’étais à la fête de quartier, comme Mathurin, comme Madame Catherine, comme tout le quartier. Barnabéus, je ne l’ai pas croisé parce que je jouais à mandragore perché avec Lizzie, mais Enguerrand, le judicard, oui. On a discuté donc il pourra en attester. Monsieur Ebenezer aussi il pourra vous le confirmer car Lizzie avait encore cassé l’horloge, il est venu à quinze heures et on a discuté. Tout allait bien, jusqu’à ce que Mathurin soit rappelé de toute urgence à la maréchaussée. Ce qui me fait penser, Pierre-Emerick aussi était là, on a dansé six quatrains.”

“Pierre-Emerick, l’adjudant de ton père de loi. Et… tu as dansé six quatrains avec lui.” Soeur Marie-Charlène dit d’un air malicieux “Et il est sans fiancée,  je me trompe?”

“Alors non- enfin, oui, pas de fiancée, mais ce n’était pas ça- j’aime danser, il aime danser, on a donc dansé, bref. Nous, vu la tête du constable, on pensait que c’était un Maelstrom donc on a filé à la maison pour attraper des affaires. Bon, pendant que l’on préparait les sacs, il y a eu l’éclair d’information, et on a appris que… que la Magiversité avait explosé et que ce n'était pas un accident. On a appris dans le même temps que la Cohorte et le Syndic avaient commencé à se taper dessus et que le Chancelier avait déclaré le couvre feu.” Je pris une inspiration.

“Très bonne décision au passage, figures-toi que certains du Syndics ont essayé d’entrer dans l’Auratoire plus tôt dans la journée.”

“Pourquoi?” Je fronçais les sourcils.

“Va savoir, ils ont toujours des théories tirés par les cheveux eux. Mais je t’en prie, continue.”

“Ok, donc, couvre feu, donc, on reste à la maison. Entre-temps, Monsieur Baudouin m’appelle, car il a beaucoup de clients qui sont des veuves et des blessés de guerre donc on a besoin de garder le flux de livraison. Il me demande si je peux venir dimanche, il demandera pour moi un laisser-passer. Je dis oui. Viens samedi, Lizzie s’ennuie, donc elle sort -en ce moment sa passion, c’est jeter des cailloux dans le Canal.”

“Ah encore ça! Une de nos fidèles s’en plaignait justement. Je crois que c’est la grande mode à l’Instruction, de savoir faire des ricochets.” 

“Oui, et bien c’est une idée de merde parce que on a vraiment eu peur. Bref, Mathurin la retrouve. Le lendemain je vais faire mes livraisons, j’ai mon laissez-passer. Je fais ma ronde, je demande si ça va, ça va aussi bien que possible, les gens ne sont pas rassurés, bref. J’arrive à un barrage, je donne mon laisser passer, à Maurice, tu sais, le fils du cordonnier au coin de la rue. On discute un peu. Il me demande si ça va, si j’ai des nouvelles de Barnabéus et de sa fille Flavia, parce que c’était sa première rentrée à la Magiversité-”

“Oh par tous les Saints non!” Soeur Marie Charlène poussa un gémissement d’horreur “J’étais persuadée qu’elle rentrait l’année prochaine!”

Je retins un petit soupire de soulagement. J’avais compris exactement la même chose, de Flavia elle-même, aussi j’avais cessé de respiré quand Maurice avait commencé à paniquer sur le sujet. 

Comme toujours, Maurice comprenait tout de travers.

“Je ne sais pas pour être franche, avec le couvre-feu, les connexions astrales qui sautent de saturation, tout a été difficile à suivre. Il vaut mieux attendre d’en savoir plus- je veux dire, c’est Maurice, tu connais comment il est.” Je tentais de rester calme.

Flavia, c’était quelqu’un de vraiment adorable. Un peu -voir complètement- dans le Sotério, mais c’était également une des premières personnes à m’adresser la parole, quand Mathurin m’avait adoptée et amenée à la Capitale. 

L’univers ne pouvait pas lui avoir fait un coup pareil, je le refusais. Elle venait de rencontrer quelqu’un, j’en étais certaine. Cela faisait des semaines que j’essayais de lui faire cracher son nom.

Soeur Marie-Charlène hochait vigoureusement la tête.

“Je t’ai interrompu, excuse-moi-”

“Non, non, Flavia- mais elle va bien. Sainte Cassini veille, n’est-ce pas?” Je répliquai le plus vite possible, afin qu’elle n’ait pas le temps d’en dire plus. 

L’Acolyte me sourit alors, l’air si grinçant que je devinais trop facilement ses pensées- mais non.

Non.

Sainte Cassini veillait, en particulier sur quelqu’un comme Flavia. Je prétendais donc ne pas remarquer son air. 

« Bref, et tout à coup, Wilburt Baladier surgit de nul part pour dire qu’il y avait un mandat d’arrêt à mon égard. Je ne comprenais pas mais je l’ai suivi sans faire d’histoire. À nouveau, Maurice pourra en attester- et Madame Claudette aussi, elle était à sa fenêtre. Nous sommes donc arrivés au poste. Ils ont passé une bonne heure à me faire attendre, puis à me convaincre de signer leur confession pourrie. Quand ils se sont rendus compte que leurs réquisitoires stupides ne fonctionneraient pas, ils en sont venu à la conclusion que me casser l’arcade sourcilière serait un argument de taille pour me persuader de le faire. » Je finis mon récit. Il n’y avait pas grand chose d’autre à ajouter après tout, et Soeur Marie Charlène était visiblement de mon avis.

Elle demeura silencieuse une bonne minute, fixant le foyer de flammes bleues au creux de la cheminée. Les ombres dansaient assez étrangement le long de son visage.

« C’est… tout bonnement stupéfiant. » Elle finit par murmurer, une, ou deux, oui six fois. 

Elle ne semblait pas s’en rendre compte d’ailleurs, et ramassa mécaniquement le bol vide -tristesse de mon âme!- posé en équilibre sur mes cuisses. Le simple effleurement de ses doigts envoya une joute douloureuse le long de ma jambe droite, jusque dans mes orteils.

Cela devait être dû à mon immobilité. Rien de plus.

Elle maugréa alors quelques mots mais de manière assez inintelligibles et avant que je puisse lui demander de répéter, elle s’excusa et quitta la pièce, laissant derrière elle une fine odeur d’herbe médicinale. 

Bon, qu’elle ne comprenne pas non plus, c’était bon signe. Je n’allais avoir aucun mal à prouver mon innocence et avec un peu de chance, tout serait réglé dans la matinée. On me présenterait des excuses, je prétendrais les accepter sans faire d’esclandre, et Maître Desjardins serait si impressionné par ma retenue qu’il n’oserait pas me réprimander. Cette journée se transformerait alors lentement mais sûrement en péripétie, puis en anecdote qui ne vaudrait pas même la peine d’être mentionné, même en passant, le jour de mon mariage. Je doutais que je pourrais jamais en rire, mais j’étais tout du moins convaincue que jamais elle ne me causerait du chagrin.

Daniel en rirait- bref.

Je pris à cet effet quelques brèves inspirations dans l’espoir de détendre ma nuque et chasser un sentiment aussi inexplicable que désagréable. Je n’étais plus en danger- la conversation entre ce crétin de Will et le mage n’avait de cesse de revenir me harceler, brisant au passage mes espoirs d’être innocenté rapidement.

Ça ne servait à rien de se torturer de la sorte pour le moment. J’étais en sécurité.

Rien ne semblait pouvoir venir à bout de la raideur de mon cou. J’avais la sensation désagréable d’être observée. La faute à mes nerfs. Je tâchais de me changer les idées et laissais mon regard dériver le long de la pièce. 

L’Auratoire était décidément un bien beau bâtiment et le parloir ne faisait aucune exception. Il peignait ici, un sentiment harmonieux et doux, sans la moindre prétention de grandeur ni le plus petit soupçon d’étalage. Les murs n’étaient pas sculptés ni peints d’or, comme on aurait pu s’y attendre, mais demeuraient d’un ton bleu ciel uni, se mariant magnifiquement à la lueur des flammes ésotériques et un sol en pierres grises mais lisses. Il y avait bien quelques étagères ici et là, en bois sombre vernis, portant de manière nonchalante les carnets de Saint Émilien, le fondateur du Saint Ordre de cet Auratoire, comme s’il s’agissait de simples ouvrages de cuisine. 

Une carte ornait également un des murs. Elle pré-datait la révolution car un seul nom ornait le pays: Medelvia Rex. Le mur longeant la vallée de Dana, séparant Dixm et la Danoisie Occipitale du reste du pays n’y était pas encore représenté. C’était à vrai dire une carte de mage: seule la région de la Rhénanie y était représentée en détail. On ne s’était pas vraiment donné beaucoup de mal pour les autres, pas même pour la Danoisie Septentrionale, et hormis la Turballe, aucune ville n’était indiquée en Pictanie (et encore, il y avait une faute d’orthographe).

Après, on gémissait en disant que les gens s'offusquaient pour un rien.

Bref.

La seule folie de cette pièce, c’était le fauteuil dans lequel je me trouvais, pelucheux à souhait, d’un bleu nuit tendre, et la causeuse assortie à quelques pieds de là.

Enfin, ça et la cheminée.

Elle n’était pas riche. Elle était bien loin d’être taillée en marbre, comme elle l’aurait dû l’être pour un tel Auratoire, et était composée de la même roche que le sol. 

Cependant…

L’intégralité de la surface était gravée et faisait partie d’un réseau d’arabesques si complexe que je me demandais bien comment l’artisan avait bien pu tenir le cap. Il en allait de même du foyer, si impeccable, immaculé même, que cela en devenait presque dérangeant. Peut-être était-ce pour cela que je ne parvenais pas à me détendre, les feux magiques avaient toujours eu la fâcheuse manie de me mettre mal à l’aise. J’avais par trop de fois surpris un visage ou une oreille parmi les flammes pour demeurer tranquille face à celui-ci-

Non, je devais me calmer.

Soeur Marie Charlène l’avait invoquée elle-même. Si elle n’avait pas pris la moindre précaution contre les oreilles indiscrètes, j’acceptais de manger mon béret.

Pourtant…

Ces flammes étaient assez étranges, même pour un foyer ésotérique. Elles étaient bien trop disciplinées, et il y avait cet éclat sur la bûche blanche-

Non, il fallait que je me calme. 

Cette paranoia pouvait paraître excessive, mais à la décharge de mes petits nerfs, ces derniers jours avaient été assez nuls. Pourtant le Vendredi des Saintes Lumières avait commencé en fanfare. Mathurin avait pris sa journée, Madame Catherine avait donné la journée à ses couturières et nous avions tous rejoint les festivités. Le quartier était toujours très animé en temps de fête et rien, pas même les pénuries n’auraient pu en venir à bout. 

Même Pierre-Emerick, l’adjudant de Mathurin, d’ordinaire timide, était d’humeur joyeuse, et nous avions passé une bonne demi-douzaine de quatrains à danser comme des idiots quand les violons s’étaient arrêtés et l’état d’urgence déclaré.

J’aurais aimé que cela soit un maelstrom pour être franche-

La lourde porte grinça avec panache, et une odeur de noisette grillée m’arracha de ma contemplation. Je fis immédiatement volte face-

Aie.

Torticolis.

Bon, cette douleur, tout aussi exaspérante en vaut la peine. Soeur Marie Charlène venait de réapparaitre, un lourd plateau à la main et sur lequel se trouvait-

« Des choux! » Je m’entendis rugir de manière aussi douce et féminine qu’un porcelet, ce qui ne fut pas sans faire rire l’acolyte.

« Ah, tu ne pensais tout de même pas être privée de dessert, non? » Elle répondit joyeusement, avant de déposer le plateau sur la petite table noire. Non seulement il y avait une myriade de petits choux, mais en plus il s’y trouvait un nouveau service à tisane, fumant à souhait et de tout évidence à la cannelle.

L’odeur manqua de me rendre folle, mais grâce au ciel, Soeur Marie Charlène me tendit une assiette de patisserie avant que je ne perde définitivement la raison. Ce fut à peine si je grommelais les usages de remerciements d’usage avant de mordre à pleine dents dans la pâte- très bien.

Très bien, j’acceptais cette journée comme le prix nécessaire à ce moment, à cette crème si onctueuse, si fondante, et par tous les Saints sur ma vie, j’étais désormais dans l’impossibilité de me plaindre, mais ainsi en fut-il.

Si Maître Desjardins me surprenait, ou en venait à apprendre que je me goinfrais de pâtisserie, il ne manquerait pas de me faire passer un sale quart d’heure. Heureusement  il n’était pas là et je n’avais pour ma part aucune intention de le lui dire.

Sans compter que mon genoux nécessiterait de toute manière quelques jours de repos, donc ces choux étaient actuellement le cadet de mes soucis-

« Ce sont des pommes confites? » je m’écriais, alors qu’un délicieux éclat, aussi fondant qu’une embrasse, vint caresser mes papilles.

« Oui, Frère Siméon avait surestimé nos besoins élémentaires et Frère Salvateur put expérimenter sur la question de la conservation, non sans succès d’après moi. » Elle ajouta et je ne pouvais qu’hocher la tête pour ne pas avoir à parler, ce qui m’aurait détourné de mon assiette.

J’en vins même à méditer sur le sort de mon Esprit Familier. Il était visiblement en train de tout donner afin de se faire réembaucher.

Pendant ce temps, l’acolyte souleva le couvercle de la tisanière et une odeur de cannelle satura ce qui me restait de narines. Non pas que je m’en plaignais. 

« Du sucre? » Elle me demanda alors, et je n’en crus pas mes oreilles, ni mes yeux quand je réalisais ce que le petit ramequin contenait. Il s’agissait d’une poudre si blanche qu’elle me fit figurativement mal aux yeux. 

Du sucre.

Je ne parvenais pas à me rappeler de la dernière fois ou j’en avais vu, encore moins mangé. L’hiver dernier n’avait pas été simplement meurtrier, il avait exterminé une bonne partie des pousses et les récoltes avaient été catastrophiques. Madame Silverine elle-même avait été obligée de transiter vers le sirop de betterave pour son salon et pourtant ni son fond de commerce, ni ses clients n’étaient les plus en peine. 

Pour être franche, si Mathurin avait été le seul à travailler, nous aurions eu du mal à nous nourrir cet été.

Visiblement, la disette n’était pas pour tout le monde.

La stupeur dut se lire sur mon visage car l’acolyte eut un tic nerveux.

« Il s’agit d’une fond de réserve. » Elle tenta de se justifier et j’eus honte de moi. Cela n’avait absolument pas été mon intention, et je ne la jugeais absolument pas. 

« Je suis désolée, je suis simplement surprise.»

« Les temps sont durs, et nous avons beaucoup de chance ici de la dévotion de certains fidèles. » Elle ajouta lentement, non sans touiller ma tasse. J’observais avec fascination, voire regret, les derniers cristaux de sucre se mêler à la tisane.

« Tant mieux pour vous, non? »

Je tentai là de faire oublier mon air avide. Peine perdu, l’acolyte secoua la tête d’un air désapprobateur, avant de se pencher vers moi.

« Si tu veux mon avis, certains le font davantage pour… tranquilliser leur conscience. » Elle murmura après avoir balayé du regard la pièce de gauche à droite. 

Elle me tendit alors la tasse translucide. Il n’y avait ici, pas une seule tâche de graisse à la surface, pas un seul dépôt de gruy de carotte. Rien. C’était de la tisane à la cannelle, du sucre, de l’eau, et rien de plus.

Je me laissais cinq secondes afin de réfléchir à ce qu’elle venait de dire. Pour être franche, je ne savais pas vraiment quoi répondre à cette pique.

Grâce au ciel, je n’eus pas à le faire. Un bruit répétitif emplit le couloir, et ce fut sans la moindre surprise que la silhouette de l'Aurateur apparut dans l’embrasure de la porte.

« Par tous les Saints, notre invitée est encore debout, ma Soeur? » Il demanda tranquillement.

« Nous étions sur le point d’entamer la tisane, Aurateur. Vous joindrez vous à nous? » Elle lui répondit l’air de rien, comme si son arrivée était impromptue.

Je doutais que cela fut le cas en revanche, à la vue du plateau. Si encore la présence de la troisième tasse pouvait apparaître comme une simple précaution, il y avait un même nombre de morceaux de sucre. Même en temps normal cela m’aurait très sincèrement surprise que Soeur Marie Charlène puisse se permettre d’ajouter un morceau supplémentaire sans raison apparente. 

Même en temps de prospérité, cela demeurait du sucre blanc.

L’Aurateur s’installa alors dans le deuxième fauteuil, en face de moi, et y demeura silencieux un petit moment, humant sa tasse fumante, pour ne pas dire brulante. Sans ses gants beiges, il se serait très certainement brulé.

« Cassini ait pitié, cette soirée s’est révélée des plus particulière. » Il finit par dire paisiblement. C’était très clairement une question. 

Les Acolytes de Cassini prêtaient de nombreux serments magiques au moment de rejoindre leur Ordre. Certains faisaient voeux de simplicité, ou encore d’abstinence, c’était selon. Pour l’Ordre de la Sainte Quiétude, à qui cet Auratoire appartenait, il était plutôt question de paix et de vérité. Les Acolytes juraient tous sur la Sainte de ne jamais prononcer une parole fausse, et de ne jamais aller au conflit sans provocation préalable. L’Aurateur poussait le concept jusqu’à s’interdire la moindre question. Il n’en demeurait pas moins humain cependant et s’arrangeait toujours pour que l’on devine la question sous-jacente derrière ses paroles.

Personnellement je trouvais cela casse-pieds, pour ne pas dire hypocrite, car cela rejetait sur nous la tâche de deviner les questions derrière leurs mots.

Je pris une gorgée de tisane, afin de gagner du temps. C’était l’Aurateur, je le connaissais bien, je ne pouvais douter ni de sa bienveillance à mon encontre, ni de ses bonnes intentions. Il l’avait prouvé par le passé, et s’était d’ailleurs dépêché de le réitérer cette nuit. Oser douter de lui m’apparut odieux.

« Oui, particulière, c’est le mot. J’aimerais bien que cela s’arrête d’ailleurs. »

« J’ose espérer que tu te portes mieux.»

« Oui, merci. Merci mille fois d’ailleurs, je ne pense pas pouvoir assez vous remercier. Ce mage…”

« Il n’y a aucun remerciement à présenter, la situation est des plus limpides. » Il m’arrêta doucement « Et Scetus… n’est pas un mauvais garçon, tu dois le comprendre. Sa vie est loin d’être aisée et cet attentat n’aide pas son caractère. »

J’hochais vaguement la tête en buvant une gorgée de tisane afin de ne pas avoir à répondre. Si je comprenais parfaitement le sentiment d’horreur, pour la simple et bonne raison que je le ressentais également. Flavia- mais non, Flavia allait bien. Maurice avait compris de travers, comme toujours.

 Bref.

Je trouvais cela un peu facile de le dédouaner de la sorte, en particulier quand il avait manqué de me faire découper en petits morceaux par ses ombres. Ce qu’il aurait d’ailleurs réussi à faire, si l’Auratoire n’avait pas été apparemment enchanté pour l’en empêcher.

À en juger par son regard, il le connaissait trop pour ne pas lui être indulgent. Il devait avoir été son confesseur en rentrant de guerre.

« Ont-ils trouvé les coupables? » Je décidais alors de m’aventurer sur une autre voie. 

« Pas entièrement, non. Cette affaire est… des plus étranges, pour ne rien te cacher. » Il dit lentement, le regard un bref instant fixé sur sa tasse. « J’ai eu une brève discussion avec l’Inspecteur Balladier, comme il est d’usage en cas d’asile, et… La réaction de cet homme a été des plus troublantes. »

« C'est-à-dire? » Je dis, en essayant de prétendre que mon cœur ne s’était pas mis à tambouriner dans mon torse.

« Il semble persuadé de ta culpabilité. »

« Il se trompe. »

« Tu n’as pas à le répéter, je le sais. » Il dit tranquillement, et mon froncement de sourcils le fit sourire «  Il affirme que tu es coupable, qu’il dispose d’un témoin digne de confiance, mais rien n’échappe au regard Saint. Il sait pertinemment qu’il a commis une erreur. »

« Mais il s’obstine. »

“C’est là l’apanage des êtres humains, de ne pas souhaiter reconnaître leurs erreurs, mon enfant.”

“Oui, mais, enfin…” Je bredouillais. Cette fichue conversation me revenait en tête.

Elle n’y était pas.

« Quelque chose semble te tracasser, mon enfant. » Il dit aimablement et j’hésitais un bref instant. Quelque chose me hurlait de ne surtout rien dire.

« Cette histoire de témoin, justement, est étrange. » Je finis par me jeter à l’eau.

« Ah, comment donc? »

« Il a décrit ma robe. » J’avouais, et quelque chose sembla mourir dans mon esprit.

« Cela n’est pas très surprenant, tu la portais à l’interrogatoire, je me trompe? »

« Non, justement, elle était à la maison. Ils ont beaucoup insisté sur ce point, et voulaient apparemment évaluer son humeur ésotérique dessus mais… Cette robe, Madame Catherine venait de l’achever dans la nuit donc je ne vois pas ce qu’ils espéraient trouver dessus-» 

« Cassini ait pitié, mais bien entendu, il s’agissait de ton anniversaire hier, dix-neuf ans, c’est bien ça? » Soeur Marie Charlène s’écria et je hochais vaguement la tête. 

À ma décharge, la journée avait été assez pénible. 

Cela n’avait pas été tant dû à la subite annulation de toutes les festivités. Si je devais être franche, j'aurais été davantage soulagée que déçue. Berthe, ma meilleure amie, s’était arrangée pour me faire parvenir une carte signée par presque toute la classe de ballet -tout ceux dont l’attention m’importait. Il y avait bien eu le silence étrange de Flavia mais je ne m’en préoccupais pas. Comme Berthe n’avait eu de cesse de le répéter, notre amie avait passé tout l’été en véritable petite cachottière. Je pariais pour ma part sur un petit ami, Berthe sur une passion soudaine pour les courses hippiques. Elle finirait par réapparaitre et nous pourrions râler tout à notre aise de la frayeur qu’elle nous avait infligé.

Bref.

Le problème était survenu le samedi, quand Lizzie en avait eu assez de rester enfermée dans la maison et avait pris la poudre d'escampette. Dehors, certains de la Cohorte et du Syndic bravaient le couvre-feu pour se casser la figure. Le matin même, la maréchaussée avait retrouvé un corps dans le canal, plus proche de la charpie que de l’être humain. Quand Pierre-Emerick était passé à la maison, il racontait que tout le monde avait rendu son petit déjeuner.

La rue était dangereuse, même pour Lizzie. En particulier pour Lizzie.

Nous nous étions donc rongés les ongles pendant que Mathurin était parti à sa recherche. Madame Catherine m’avait catégoriquement interdit de mettre un pied dehors.

Grâce au Ciel, il avait fini par passer la porte, une vingtaine de minutes plus tard. Son visage était blême, sa moustache frisotait, et Lizzie était étrangement silencieuse dans ses bras. Mais elle était bien vivante, et n’était pas blessée, alors, comment ne pas pousser de soupire de soulagement?

« Il y a tout de même quelque chose qui me surprend, pour ne rien te cacher. » l’Aurateur me ramena à la réalité « Tu devais avoir une raison bien précise d’être dehors. »

Si la voix était douce, le regard en revanche racontait une toute autre histoire.

Bon. Je n’allais visiblement pas devoir attendre un face à face avec Madame Catherine pour me prendre un savon.

« Comme je l’ai dit à Soeur Marie Charlène, je faisais des livraisons pour-»

« Mais vois-tu, je trouve cela tout bonnement stupéfiant, que Madame Drèke t’ait laissé sortir de la sorte. » Il renchérit, les yeux mi-clos. « Elle devait avoir une course à faire je suppose.»

« Non-»

« Dans ce cas, je ne sais pas, Monsieur Drèke devait avoir un colis des plus important à faire livrer. »

« Non plus- »

« Tu me trouves tout bonnement perdu, ma chère enfant. Tu devais bien avoir une raison capitale afin de sortir en de pareils troubles. Dans le cas contraire, ta mère adoptive  aurait été bien sotte de te laisser sortir.”

« Alors, ce n’est pas ce qui s’est produit, enfin, pas exactement? » Je maugréais, et l’Aurateur souleva les sourcils, ce qui était davantage une sommation à continuer mon récit qu’une requête. Il n’avait pas vraiment tort, après tout, la vérité devait être rétablie.

S’il n’en avait tenu qu’à Madame Catherine, je ne serais pas à l’Auratoire, avec un genou en miette. La crétinerie m’était due et la seule erreur de Madame Catherine avait dû s’occuper, non pas d' un, mais de deux crétins.

Tout cela avait commencé la veille. Nous étions toutes les deux mortes de peur pour Lizzie, mais heureusement, Mathurin avait fini par la retrouver. Elle avait dû avoir un aperçu du hachis car il ne l’eut pas tôt posé au sol qu’elle fila à l’étage. Madame Catherine tenta de l’embrasser et de lui remonter les bretelles. Mathurin l’en avait empêché et souhaitait visiblement s’entretenir en privé avec sa femme car il me demanda de monter à l’étage m’occuper de Lizzie.

J’ignorais ce qu’ils s’étaient dit, mais quand nous redescendîmes, Mathurin était blanc comme un linge et Madame Catherine rouge écarlate. Tous deux de colère. Elle s’était alors mise à me crier dessus. Personne ne quitterait la maison. Point barre. Je n’avais pas même ouvert la bouche pour protester qu’elle s’était empressée de me faire comprendre à quel point mon travail d’été lui était insignifiant (j’avais même eu droit au terrible frémissement de narines).

Et cela valait apparemment pour celui de Mathurin. 

D’ordinaire ce dernier n’allait jamais au conflit, mais il fallait souligner que d’ordinaire, Madame Catherine n’était pas d’humeur à empêcher les gens d’aller travailler, bien au contraire. Pour elle, le travail c’était la santé, et je ne comptais plus les fois ou elle m’avait envoyé, moi et mon angine, à l’Instruction.

Inutile donc, de préciser que cela avait encore dégénéré. Mathurin était un constable de la maréchaussée. Posté à plus de trente lieu des limites de la capitale, et dans la bourgade la plus tranquille et la plus dépourvue d’histoires, bien entendu.  Il n’en demeurait pas moins un membre des forces de l’ordre, et s’il ne s’était pas présenté alors qu’une des pires crises sécuritaires de la décennie secouait la capitale et que, au risque d’insister sur un détail peu ragoutant, on venait de repêcher un hachis parmentier d’individu dans le Grand Canal. 

Personne ne se transformait volontairement en pâté, tout comme personne ne souhaitait laisser les responsables libres de recommencer.

Cela aurait fait tâche.

Quiconque doté d’un soupçon de matière grise face à cette dispute apocalyptique serait arrivé à la conclusion que le climat ne sentait pas très bon, et qu’en conséquence la démarche la plus logique serait de se terrer dans une cave. Nous étions de plus si proches du vote septentrional… Même les esprits les plus modérés s'échauffaient sur la question, et les autres…  n’avaient pas attendu les événements de dimanche pour considérer la rue comme une cour de pugilat. 

Même le couvre-feu peinait à faire maintenir l’ordre.

Loin des préoccupations normales d’une personne normale, doté d’un cerveau normal et d’un instinct de survie normal -ou qui ait à minima la décence d’exister- j’avais remarqué la petite moue de Mathurin et en avait conclu que peu importe l’issue de cette ‘discussion’, il tenterait une sortie. Malheureusement pour lui, il n’était pas exactement discret et en conséquence se ferait prendre. Je pourrais donc me servir de son échec comme diversion pour prendre la poudre d’escampette.

Ni vue ni connue.

Bon visiblement cela avait été un échec cuisant.

À nouveau, cela pouvait paraitre vraiment idiot, et le saucisson qui me servait de genoux ne pouvait qu’aller dans ce sens -enfin, il l’aurait été, si bouger ne me faisait pas hurler de douleur. Je tenais simplement à indiquer qu’il y avait un contexte.

D’ordinaire, je sais être raisonnable, mais le hic c’était que dans une semaine, je reprenais les cours au Ballet de Boléro. D’ordinaire la charge de travail était assez phénoménale, mais cette année cela allait empirer. Maître Desjardins m'avait interdit, en des termes des plus explicites, d’établir la moindre amitié particulière. Cela avait fait rougir de colère Madame Catherine, et pire encore, Mathurin avait froncé de la moustache. Il n’y avait cependant pas lieu de  s’énerver, au contraire. Mon maître de danse était connu pour trois choses:

  1. Interdire les coussinets.

  2. Un froncement de sourcil perpétuel et particulièrement destructeur de l’estime de soi.

  3. Exiger le désert sentimental de ses jeunes premières.

Bon, la numéro trois pouvait apparaître un peu étrange mais-

Oui, non, c’était étrange, mais pas le sujet. Ce qu’il fallait retenir de cette leçon, c’était que j’allais, peut-être- enfin je pouvais espérer être nommée danseuse étoile pour cette saison.

Peut-être.

Bref.

Tout ceci indiquait cependant que mon petit travail partiel de livreuse, je pouvais m’asseoir dessus. Cette semaine était donc ma dernière opportunité de constituer mon pécule et Monsieur Baudouin m’avait promis une prime si je ne le laissais pas tomber pendant cette crise. Impossible de résister. Je m’étais donc résolue à sortir à l’aube, m'extirpant doucement de ma chambre, poussant ma porte. Je comptais me saisir de mon bicycle, filer à la capitale et avec un peu de chance, rentrer pour l’heure du petit déjeuner.

Ni vue ni connue.

Visiblement Sainte Cassini avait fait la grasse matinée, ou pire encore avait choisi de favoriser le camp adverse, à savoir la nordströmique Lizzie. Du haut de ses six ans, ma petite sœur avait délicatement placé son doudoumateur -que je lui avais offert- pile dans le contre angle de ma porte. Je n’avais pas même eu le temps de me rendre compte de la catastrophe apocalyptique qu’un tintamarre insupportable avait réveillé la maisonnée.

Inutile de préciser que le savon de Madame Catherine avait été légendaire et j’avais cru de prime abord devoir faire une croix sur mes plans… jusqu’à ce que la porte d’entrée craque, et que nous entendîmes toutes les trois Mathurin pousser un soupir de déception.

Je trouvais cela scandaleux, qu’il ose utiliser mon échec afin de tenter une sortie. Certes, j’avais eu la même idée, mais il était supposé être un constable. Je comprenais cependant son dépit. Arriver si près du but pour être mis en échec par du bois sec.

Il y avait de quoi râler.

L’explosion qui devait suivre ne se fit pas tarder, et Madame Catherine cessa de me secouer les épaules pour aller botter les fesses de son crétin de mari. Cela me laissa alors assez de temps pour mettre à exécution mon plan B: me glisser par ma fenêtre.

De manière rétrospective, cela aurait dû être mon plan A.

J’étais donc sortie, pour le meilleur et pour le pire, en me prenant un regard tout à fait abominable et contrits de Lizzie. Inutile de supposer, j’allais retrouver mon lit peuplé d’une myriade d’arachnides.

Mais vu la situation actuelle, j’étais prête à accepter toutes les arachnides du monde, aussi répugnantes fussent-elles, si cela impliquait de pouvoir rentrer chez moi sans davantage d’encombres.

Soeur Marie-Charlène me dévisagea un instant, la stupéfaction l’ayant visiblement rendue muette.

« Es-tu, complètement- t’es-tu cognée à la tête, à tout hasard? » Elle finit par hoqueter.

« Euh, non-»

« Sidonie, le Chancelier apparaît-il comme une personne désintéressée? » Elle aboya de plus belle.

Je retins un petit hoquet, que je tentais de dissimuler en toux, mais même ainsi, c’était davantage un ricanement. Ces derniers temps la seule chose qui mettait tout le monde à peu près d’accord, c’était à quel point Monsieur  Commodus Corintinus Commodore III -les mages et leurs noms vraiment- était un petit con et que l’Assemblée Septentrionale ne pourrait pas venir assez vite pour lui botter les fesses hors de son siège.

« Et donc, ma petite Sidonie. Quand un sale petit prétentieux-»

« Ma Soeur, un peu de charité. »

« Je pense au contraire, que ma description était la plus charitable possible. »

« Et bien, tentez donc l’impossible, ma Soeur. »

« Cela serait pécher par le mensonge, Aurateur. »

« Inutile de s’attarder davantage. » Il soupira, avant de clore à nouveau ses paupières.

« Comme je le disais, si cet homme décrète un couvre-feu, mettant à l’arrêt la ville toute entière, ses tisseries et laboratoires alchimiques compris, tu dois bien comprendre que la situation est grave. »

« J’avais le droit de sortir, j’avais un laisser-passer- »

« Ce n’est pas une question de droit, c’est- par tous les Saints c’est du Bon Sens! La liste des morts et des blessés n’est pas assez longue à ton goût? Voulais-tu à ce point y ajouter le tiens?»

« Bien sûr que non- »

« Et pourquoi? Pour dix duccas! Nordström nous emporte-» 

« Ma chère Soeur, je vous prierais de ne pas invoquer la Maligne dans Sa Maison. » L’Aurateur dit tranquillement, les yeux mi-clos.

« Cassini me pardonne. » Soeur Marie-Charlène dit, l’air on ne pouvait moins désolée « Mais sa Sainteté ait pitié-»

« Chère Soeur, vous avez bien assez sollicité notre Sainte de Miséricorde pour la soirée. »  L’Aurateur dit, la voix si douce, si apaisante… et ma peau se hérissa toute seule. 

Mon esprit se mit à me rappeler les détails de cette façade.. Sur le moment, elle était apparue terrifiante, désormais le souvenir en était tout bonnement horrifique. Nul doute que mon esprit déformerait ma mémoire, car personne, pas même le plus fou des sculpteurs de pierre n’aurait osé insuffler un plis si dur, presque mauvais, à ses lèvres.

« Quelle pensée te trouble ainsi, mon enfant? » Une voix tranquille me ramena au monde des vivants.

Il était hors de question que je confis le fond de mes pensées, en particulier quand elles frisaient le blasphème, aussi je me laissais une seconde pour rassembler mes esprits.

« Je repensais à cette journée. » Je dis, et ce n’était pas un mensonge en soi. « Et je me demandais, l’Inspecteur répétait en boucle qu’une personne m’avait vu à l’Acropole quand- et je ne comprends pas comment c’est possible. »

« C’était probablement une stratégie afin de déterminer si oui ou non tu t’y trouvais bien. »

« D’accord, mais on était à moins d’un cycle après les faits, ils auraient simplement pu faire une évaluation de ma trace. »

« Et ils ne l’ont pas fait, est-ce cela que tu dis? » Soeur Marie Charlène fronça les sourcils. « Mais pourquoi-»

« Il doit y avoir une explication rationnelle à ce comportement. » L’Aurateur lui coupa la parole, doucement, mais fermement « L’Inspecteur Balladier peut être qualifié de bien des manières, mais incompétent notoire n’en fait pas parti. »

En effet, j’avais bien un adjectif aux lèvres mais il était assez grossier. Pour être honnête, cela pré-datait ses coups de matraques. Mathurin et lui ne s’entendaient pas du tout. 

Il trouvait, entre autres, que Balladier fricotait un tout petit peu trop avec les sphères magiques. 

« Il est inutile de te tracasser à ce sujet, cette affaire finira par se régler paisiblement. » Il ajouta « Tu n’as rien à te reprocher, il ne peut s’agir que d’une malheureuse erreur. »

Je souris, mais je n’en pensais pas moins. Il me semblait bien, au contraire, que c’était tout sauf une erreur.

« Mais c’est assez étrange, il était plus préoccupé par mon itinéraire de livraison que par ce que j’avais à lui dire sur cette journée. »

« Ah.» l’Aurateur se contenta de dire.

« Et je n’arrêtais pas de dire que je pouvais- je veux dire, on va pas se mentir, c’était un Vendredi de Lumière, et donc de fête, et il y avait bien une bonne dizaine de personnes qui pouvaient attester que je me trouvais chez moi, donc je ne comprends pas- »

« Comme je l’ai dit, il s’agit sans l’ombre d'un doute d’une erreur-»

« Mais excusez-moi, c’est une erreur idiote, parce que même si personne n'avait pu attester que je me trouvais à une cinquantaine de lieues de là. Je n’ai pas la moindre once de sang ésotérique dans le sang, alors je ne vois pas dans quel univers les golems m’auraient laissé franchir les portes adrianique de l'Acropole. »

« Ce n’est pas impossible à proprement parler. » L’Aurateur poursuivit doucement. « Il n’y a eu aucune brèche, et les golems n’ont pas été mis hors d’état d’accomplir leur devoir. Quelqu’un les a laissé passer.»

« Mais c’est impossible! » Je m’exclamai. 

Les portes adrianiques, c’était un des postes les plus prestigieux de la ville. Pour devenir un Incorruptible, il ne suffisait pas d’être un mage ésotéricien de génie, l’enquête de caractère était si poussée qu’avoir un jour vu un dessin de moteur était suffisant pour être disqualifié. Et même ainsi, ce n’était pas garanti. Les postes avaient la fâcheuse tendance d’être héréditaires, les familles pouvant remonter leur descendance jusqu’au roi Da’goberus Premier du Nom.

La seule exception à ma connaissance, c’était Barnabeus, le beau-frère d’Enguerrand, et encore, ils ne cessaient jamais d’essayer de le mettre à la porte.

« Ah, ma petite Sidonie. » L’Aurateur dit, les lèvres étirées en un fin sourire « Il n’y a rien d’impossible en matière de magie. »

« … mais donc c’était des mages? » Je secouais la tête. L’idée de faire exploser une école était déjà assez abominable ainsi, mais s’il s’agissait de surcroît d’un mage ou d’une magicienne de la haute… ils se connaissaient tous  sur la Colline. Il ou elle avait forcément côtoyé les parents des… et dans quel but? Cette crise ne profitait à personne, et très certainement pas aux mages.

Un éclat inquiétant jaillit dans le regard du vieil homme, et j’aurais presque juré que la pénombre avait grandi le long des murs.

« J’ose espérer que tu n’irais pas jusqu'à blâmer les mages de leur malheur, mon enfant. »

« Vous venez de dire que les golems avaient été détraqués par de la magie. » Je protestai, les joues rouges écarlates.

« De la magie, pas un mage. » Il souligna, comme s’il s’agissait d’une différence capitale. 

La fatigue était probablement en train de causer des ravages sous mon scalpe, car je ne voyais aucune différence entre les deux notions. À partir d’un moment, pas de flux, pas de runes. Pas de runes, pas de golems détraqués. Pas de golems détraqués, pas de golems détraqués.

Et ces flammes qui semblaient tout faire pour m’hérisser la nuque.

À moins bien entendu…

« Vous voulez dire, avec des cristaux d’ésiop? »

« Pourquoi pas? »

« Ils sont loin d’être des abrutis à l’Acropôle, non? Ils ont bien dû prévoir cette éventualité avec des contre-sorts appropriés. » Je fronçai les sourcils. Barnabeus y aurait pensé. C’était d’ailleurs la seule raison pour laquelle ils n’étaient pas encore parvenus à le renvoyer, il était trop intelligent.

« À nouveau, en matière de magie, il n’est jamais question de possibilité intrinsèque. Tout est relatif à la puissance à disposition. »

« Mais, dans ce cas là, détraquer un golem, ça aurait nécessité une quantité débilement grande de puissance et la personne en question aurait atteint un summum de non discrétion. » Je répondit, en essayant de ne pas imaginer un blaireau tellement couvert de cristaux qu’il en clignotait et cliquetait.

Ce n’était pas drôle.

« Ou alors, il pourrait s’agir d’une obscure teknologie. » Soeur Marie-Charlène souligna, visiblement de mon avis.

« Le contexte est déjà bien assez tendu ainsi, une escalade n’est dans l’intérêt de personne et très certainement pas de nos… comparses de Dixm. »

« Et l’Impérium? » Je renchéris alors. La haine que nos voisins du sud nous vouaient, et à nos mages en particulier, était après tout de notoriété publique.

« Quand bien même ils en auraient la volonté et les ressources, la science n’a à ce jour jamais triomphé face à l’ésotérisme. En supposant que cela soit possible, il semble peu probable qu’ils se gardent de clamer leur supériorité. »

« Notre Sainteté vous entende. » Soeur Marie Charlène s’écria, en se frappant par trois le front.

« Elle entend nos prières, ne vous tracassez donc pas à ce sujet. » Il renchérit « Par sa grâce, cette affaire se réglera-t-elle d'elle-même… »

J’hochais la tête, car je ne souhaitais pas faire d’esclandre mais… Loin de s’en aller, mon malaise s’était gentiment installé dans mon esprit et je me pris à fixer les flammes.

« Sidonie. » Une voix m’arracha de ma contemplation.

« Pardon, j’ai décroché. »

« Je te demandais, si par hasard, Mathurin t’avait dit quelque chose. »

« À quel sujet? »

« Je suis assez curieux concernant son opinion de l’attentat. »

« Il pense que c’est horrible, bien sûr. » Je ne parvins pas à retenir mon froncement de sourcil à temps.

« Je pensais au sujet de l’enquête. » Il insista, et je n’avais plus assez de tisane pour me laisser le temps de réfléchir.

Je devrais probablement répéter ses paroles, qui étaient anodines en soi mais…

Non. 

« Mathurin est un constable, pas un inspecteur. » Je répondis.

« Mais il doit bien avoir une petite idée, non? Il ne t’a vraiment rien dit? »

« Il est constable à Bourg Saint Maurice, cela serait assez improbable qu’il ait quelque chose à dire sur une enquête d’Acropole, ou dans le cas contraire, cela voudrait dire que les inspecteurs de la Haute Ville ont la parlotte facile, et cela serait vraiment aussi idiot que non professionnel. »

« Ah, je sais mais… tu dois excuser la curiosité du vieil homme que je suis. » L’Aurateur plaisanta doucement « Nous avons tant de questions et si peu de réponses… c’est là qu’est tout le problème. »

Il n’en était pas moins perplexe, pour ne pas dire déçu, et je n’en comprenais pas vraiment la raison. Il ne se passait jamais rien au Bourg Saint Maurice, et la raison pour laquelle tous ses habitants avaient choisi de s’y installer.

« Il vous a dit quelque chose? »

« Je te saurais gré de développer ta pensée.»

« Mathurin, quand vous l’avez ésophoné. » Je répliquais, et la lueur fugace dans son regard me déplut au plus au point. « Que vous a-t-il dit? »

« Comme je te l’ai dit, j’ai contacté Mathurin afin de l’informer de la situation, tu n’as pas de tracas à te faire. » Il dit, la voix paisible. Quelque chose hurlait dans mes oreilles.

« Mais qu’a-t-il dit? »

«  L’usuel dans ce genre de circonstances, comme tu dois bien imaginer.»

« Je ne sais pas justement, d'où ma question-»

« Sidonie, la soirée a été éprouvante pour tous, pour toi en particulier. Il serait sage d’aller te reposer et de ne pas chercher à échauffer ton esprit ce soir-»

« Mais il a bien dû dire quelque chose, au moins s’il comptait venir, il compte venir, n’est-ce pas? » Je poursuivais. Même si je savais que lui couper la parole était vraiment impoli, je ne parvenais pas à m’en empêcher. Un sentiment vraiment désagréable croissait dans mon ventre, assez pour accélérer les battements de mon cœur. Mathurin serait bien obligé de venir, non? Il ne pouvait pas m’abandonner à mon sort. Certes, je n’étais pas mal lotie, mais-

« Sidonie-» L’Aurateur m’appela, mais entre la fatigue, la douleur de ce fichu genoux, ces flammes étranges et mon cœur, le reste de ses paroles glissa sur mon esprit sans parvenir à me paraître intelligible. Je tentais par tous les moyens de couper court à cette perte de contrôle, et me mit à inspirer, et expirer, le plus lentement possible.

Il avait raison, je n’étais plus en état de réfléchir, le plus sage était de jeter l’éponge et d’aller dormir. J’aurais tout le temps de poser mes questions dans la matinée, de préférence à Mathurin. 

Un problème à la fois.

Je levais alors la tête. Si auparavant l’Aurateur semblait apathique au possible, ce n’était plus qu’un lointain souvenir. Ses sourcils étaient si froncés que cela en aurait presque été inquiétant, et à en juger par l’expression de Soeur Marie Charlène, je devais avoir manqué un sacré sermon. 

Bon.

J’avais deux options.

Ou bien je lui demandais de répéter, au risque de l’énerver davantage, ou bien je jetais une phrase aussi vague que possible et sonnait la retraite. L’option une était plus honnête, et celle que je devrais probablement préférer mais…

N’avais-je pas passé une journée bien assez difficile? Ne méritais-je pas un petit temps mort?

« Je n’arrive plus à réfléchir correctement, je vais vous écouter et aller dormir. » Je dis alors, et l’acolyte sembla retenir un soupir de soulagement. L’Aurateur se détendit également, mais pas complètement. 

« Il serait sage, en effet, que tu ailles dormir sur ces bonnes paroles. » Il dit en se levant. Son regard se perdit un instant dans le foyer de la cheminée. 

« Il serait avisé d’en discuter.. » Il murmura.

À ma gauche, les flammes crépitèrent.

 


 

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