30 - des milliers de kilomètres

Par Yvaine

Cara, août

Un hurlement perça la nuit. 

Cara ne dormait pas, le crâne emplie de pensées tournoyantes - à propos de 

son visage dans le miroir

l'aspect de ses membres

les mots de Léandre

le sourire hésitant d'Ophélie

les vieux discours de Milo, trouvés sur Internet

et puis Ève, Ève pour qui ils prétendaient faire tout ça, alors que c'était surtout pour eux. 

C'est parce qu'il y avait tout ça, et que Cara ne dormait pas, qu'elle bondit de son lit et se précipita dans la chambre de Léandre. Elle savait que ces cauchemars étaient rares, mais tonitruants, qu'ils le faisaient trembler durant des heures, et c'est par réflexe qu'elle s'allongea à côté de Léandre, le blottit contre elle, saisit sa main et caressa doucement ses cheveux trempés de sueur. Elle lui murmura qu'elle était là, que tout allait bien, mais ça n'y changeait rien - Léandre tremblait toujours, et les larmes détrempaient l'oreiller. 

Et ça lui faisait mal, si mal de l'avouer, mais ce fut à Ève qu'elle pensa pour l'aider. C'était elle qui avait aidé Léandre lorsqu'il avait si peur, si mal, et Cara ignorait ce qu'elle avait fait, mais Léandre était toujours en vie grâce à ça. Alors Cara fit mine de se lever, et sentit son coeur s'apaiser un peu lorsque Léandre la retint d'un geste. Pourtant, elle déclara du bout des lèvres : 

"Je dois aller chercher Ève.

- N'y va pas, marmonna Léandre, recroquevillé sur lui-même comme un enfant."

Elle s'assit au bord du lit, serrant toujours sa main, et attendit qu'il se résigne. 

"Je suis un monstre, finit-il par murmurer. Elle n'a pas à faire ça pour moi."

La colère monta brusquement, et Cara dégagea sa main de celle de Léandre. Elle s'en voulut aussitôt, parce qu'il n'avait pas besoin qu'elle soit vive et enragée. Au contraire, elle devait être douce. Aussi douce qu'Ève l'avait probablement été. 

"Elle a été là pour toi quand nous ne l'étions pas, même après l'accident, souffla-t-elle alors. Elle t'a toujours aidé, Léandre, et elle ne le faisait pas pour elle, elle le faisait pour toi. Elle est comme ça, Ève : elle préfère te voir aller mieux que t'enfoncer, elle choisit l'amour plutôt que la rancœur. 

- Je ne mérite rien de tout ça."

Cara ferma les yeux. Ce n'était pas le moment de tout révéler. Il fallait être forte, pour Léandre et pour les semaines qui s'annonçaient. 

"Je suis un monstre, répéta-t-il."

Et tout explosa. Les mots qu'elle avait tant formés et déformés à l'abri de ses pensées, durant tant de semaines, de mois, d'années, tout fut prononcé, tout sortit à l'air libre, tous ces mots qui avaient eu bien assez de temps pour moisir à l'intérieur.

Tu vois, Léandre, c'est précisément pour ça que je ne peux pas te dire que je t'aime, parce que c'est trop dur tout ça, parce que je ne sais pas gérer ces moments-là, où tu te détestes et où tu es incapable de voir à quel point tout le monde t'aime. Moi, je ne sais pas essuyer tes larmes, t'aider à aller mieux, te rassurer la nuit et t'aider à affronter la vie le jour. Je ne peux pas gérer ça, moi, parce que ça m'enfonce d'être impuissante face à ça. C'est égoïste, et tu mérites mieux qu'une idiote qui te rejette pour ça. Mais je dois me préserver, tu vois, et moi, je ne sais pas gérer ça. 

Le regard de Léandre était empli de larmes, fuyant le sien, et elle savait, elle savait qu'elle n'aurait pas dû dire à voix haute ce que sa raison avait voulu taire, mais il répondit quand même tu as le droit, Cara, c'est normal, je comprends, alors que son coeur se brisait un peu plus dans sa poitrine. 

"Maintenant, soit tu m'autorises à aller chercher Ève, soit tu viens prendre l'air dehors avec moi. Mais je ne peux pas te laisser comme ça."

Il sortit avec elle, et quand il fut retourné se coucher, quelque peu apaisé, Cara fut de nouveau seule face à ses pensées. Elle se sentait si mal de ce qu'elle ressentait, et pourtant, si soulagée d'avoir enfin avoué la vérité. 

La vérité, c'était ça : elle ignorait comment gérer ses propres problèmes, et elle était terrifiée à l'idée de briser Léandre encore un peu plus si elle s'essayait à résoudre les siens. L'amour, ce n'était pas ça, pourtant. 

L'amour était déjà là. Elle refusait simplement de le laisser gagner. 

Incapable de s'endormir, elle dévala les escaliers et, dès qu'elle sentit à nouveau l'air frais sur sa peau, elle alluma une cigarette. Les pensées tournaient, tournaient, tournaient, mais elles ralentirent un peu quand elle lança sa playlist préférée dans ses écouteurs, et qu'elle se mit à danser en pleine rue, en pyjama, comme si c'était à ça que se résumait la vie, ces jours-ci.

Elle pensa à Ophélie, à la façon qu'elle avait de changer de sujet dès qu'on lui parlait de Florence, à son regard tellement plus apaisé quand elle avait regardé les champs de blé. Sans trop y réfléchir, elle tapa le nom de Florence sur son navigateur de recherche. Elle n'aurait probablement pas dû, il aurait fallu laisser Ophélie tout lui révéler avec le temps, ne pas lui voler ces mots-là. Mais Cara n'y pensa pas. 

Elle tomba sur un acte de décès. Et là, debout contre la façade d'une auberge, Cara réalisa à quel point son groupe d'amis devait être défaillant, pour qu'ils ne se parlent même pas de ça. 

C'était si violent, parce que Léandre, parce que Milo, parce qu'Ophélie, parce qu'Eve. Ève, qui savait, bien sûr. Qui ne leur avait rien dit. Ce secret ne lui appartenait pas, mais voilà - c'était peut-être un peu sa faute aussi. 

Et elle s'en voulait, elle s'en voulait tellement de penser ça, parce qu'elle savait. 

Un jour, il y a trois ans, alors qu'Ève réapprenait encore à marcher et qu'elles s'échangeaient des lettres, la tendre, la gentille Ève, lui avait écrit tu sais, Cara, parfois, j'aimerais avoir ton assurance. J'en avais, moi aussi, autrefois. Maintenant il n'en reste plus rien, parce que chaque matin un kinésithérapeute vient me voir, parce que chaque soir mon voisin m'apporte à manger, parce qu'il sait que je n'ai pas la force de me débrouiller seule. Maintenant il ne reste plus rien d'autre que les cicatrices et les vieilles photos placardées sur mon mur, qui me rappellent ce que je n'aurai jamais. Si tu savais, Cara, oh, à quel point les montagnes me manquent parfois.

Elle s'assurerait qu'Ève les revoie.

Au petit-déjeuner, Ève n'était pas là, et Cara se doutait bien d'où elle avait pu aller - comme elle l'avait fait avec Ophélie la veille, au bord des champs, regarder les papillons et effleurer les épis de blé. Elle enfila ses chaussures, s'empara d'une couverture, et laissa Léandre la suivre après avoir glissé dans son sac un morceau de brioche et une thermos de thé à l'intention d'Ève. Ils suivirent le sentier sans un mot, mais le silence n'était pas inconfortable, non - il était posé, parce que Léandre choisissait déjà les mots, ça se voyait sur son visage, et Cara les attendait patiemment. Ils vinrent alors qu'ils se trouvaient au bord d'un champ, un rayon de soleil caressant le visage doux de Léandre, ses cheveux noirs en bataille à cause de la brise - et il était si beau, si beau quand il semblait libre.

"Tu sais, Cara, j'ai réfléchi cette nuit."

Il la regarda, s'assurant qu'elle l'encourageait à poursuivre. Elle ne l'interrompit pas.

"L'amour, ce n'est pas forcément être là en permanence, rester, annuler les tournées, essuyer les larmes et accompagner les insomnies. Tu sais, l'amour ça peut aussi être un jour par-ci, un jour par-là, une nuit partagée ou un été ensemble, des lettres échangées pendant l'hiver et quelques mots prononcés au téléphone, avec des milliers de kilomètres entre nous. Mais c'est important de dire les choses, de dire la vérité, parce qu'il y a déjà trop de non-dits, et parce que, aussi, surtout, peut-être, parce que moi, je ne peux plus supporter cette incertitude. Alors je sais que tu ne veux pas d'engagement, que tu ne veux pas me regarder souffrir et te sentir impuissante - je le sais, je le comprends, et je le respecte. Mais on peut s'aimer comme ça, au détour d'un été, sans trop y penser. Je veux t'aider à aller mieux. Je veux t'accompagner. Je veux que tu ne sois plus jamais aussi seule que quand on refusait de s'avouer qu'on s'aimait. Je ne te demanderai pas la même chose en retour.

- Et si c'est trop dur, Léandre ? Si tu pars ?"

Et partir, c'était bien plus que ce que ça voulait dire autrefois.

Si tu m'abandonnes, Léandre ? Si, un beau jour, tu conduis une voiture sur une route enneigée, sur un pont, et que tu décides que tu en as assez ? 

Garder ses distances, ne pas s'avouer les choses, ç'avait un peu été une façon de se protéger. 

"Je ne partirai pas."

Il haussa les épaules avec un sourire triste.

"Et puis, c'est ça qu'il y a de beau dans l'amour : on ne sait jamais vraiment à quoi ressemblera demain."

Cela faisait sept ans qu'ils s'aimaient plusieurs nuits par mois, et elle voulait plus que ça. Elle n'imaginait pas une vie sans lui. C'est pour ça que c'était si dur.

"J'ai peur, Léandre."

Il la regarda droit dans les yeux.

"Moi aussi. Mais, Cara, cette aventure-là, je ne veux pas la vivre sans toi."

Qui pourrait rester ?

Toi. Toi. Toi. 

Et là, comme si tout était avoué par ce seul geste, sur une impulsion, Cara l'embrassa. C'était dur, c'était tendre, c'était un peu moche et très hésitant, il y avait quelques larmes de soulagement et un soupçon d'anxiété, mais c'était la seule chose qui semblait à sa place. 

Quand ils se séparèrent l'un de l'autre, Ève était là, debout au beau milieu du sentier, figée, ses cheveux emmêlés flottant dans la brise. Un sourire naquit lentement sur son visage, mais elle ne fit aucune remarque, et ils s'assirent tous les trois sur l'herbe. Ève mangea un peu, but du thé, et ce fut facile, comme si tout était là - les amitiés qui duraient des années n'étaient peut-être pas les plus belles, mais elles étaient les plus naturelles.
 

Milo, août

Un jeune homme s'avance sur la plage. Il a vingt-quatre ans, et il ne sait pas trop ce qu'il fait là. C'est l'hiver, il fait froid, la mer est déchaînée, beaucoup plus enragée que celle qu'il voit depuis sa fenêtre tous les matins et tous les soirs. Elle est en colère, cette mer. Elle l'impressionne, parce qu'il aimerait être aussi furieux, mais il n'y a plus de place en lui pour les sentiments forts. Alors il les prend, il les range dans un tiroir, sous les vieux discours, les CD et les scénarii, et il oublie où il les a mis, pendant des années. Bref, la mer est en colère, et lui ne ressent rien.

Il est venu dans ce pays pour voir une amie. Comme la première femme, elle s'appelle Ève. Autrefois, il pensait qu'elle aurait dû s'appeler Lilith, parce qu'elle était libre, déterminée et forte. Mais désormais, et depuis quatre ans, elle ne fait pas de vagues, sauf lorsqu'elle croque dans la pomme, lorsqu'elle écrit ; alors désormais, oui, il trouve qu'elle porte bien son prénom. Il ignore si elle en souffre, mais lui ne peut pas la regarder dans les yeux. Il s'en veut, parce qu'il aurait dû être là. Ça n'a aucun rapport, il le sait, mais cette souffrance depuis quatre ans lui rappelle toutes les douleurs d'autrefois. C'est comme ça.

Et cette amie, cette Ève se tient là, sur la plage, chancelante face au vent, tremblante sous son manteau. Elle a froid, il le sait, ça se voit, mais elle semble si paisible toutefois, face à l'océan enragé, comme si elle le comprenait. Peut-être est-elle restée un peu Lilith, en définitive.

Il n'ose pas s'approcher, parce qu'elle a l'air en paix et que lui, avec ses problèmes, va tout briser. Il lui parlera, bien sûr, parce qu'elle est la seule à qui il s'imagine vraiment pouvoir parler, la seule qui pourrait le comprendre sans le juger. Il a d'autres amis, mais il craint leur regard. Ève seule l'a vu dans tout ses états, suffisamment pour ne plus y prendre garde. Alors il lui parlera, bien sûr, mais pas tout de suite. Pour le moment, elle a besoin de cet océan-là, alors il s'en va.

Il la retrouvera chez elle au soir, ils parleront, elle l'aidera, il pleurera, et puis après, il saura un peu mieux où aller et comment faire pour aller mieux. Il se sentira moins seul, et elle se sentira utile. Mais pour le moment, il s'éloigne, avec cette image pour toujours gravée dans sa mémoire - une jeune femme, un jour, a regardé l'océan, l'a aimé, et l'a compris.

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coeurfracassé
Posté le 03/01/2025
Coucou !
Que d'émotions ! C'est magnifique. Vraiment. J'ai adoré la révélation de Cara, qui sonne tellement vraie... C'est une situation qui existe bien, et ça fait si mal de s'interdire d'aimer pour ça.
La façon dont tu mets en relief la relation que tout le monde a avec Ève est très bien, on sent que c'est la "maman" du groupe, même s'ils savent qu'elle souffre autant qu'eux.
J'ai adoré cette phrase, où tu dis que la vie se résume à danser en pyjama =)
Concernant le point de vue de Milo : pourquoi l'as-tu mis à la fin ? C'est vrai que ça décale le lecteur, on n'a l'impression qu'il n'est pas vraiment à sa place, comme l'a suggéré Raza. Je pense qu'il ferait meilleure impression en début de chapitre, comme les autres : le lecteur sait que ce sont des parties "à part" du roman, qui n'ont pas forcément de lien avec la suite du chapitre.
Enfin, mes remarques orthographiques :
- le crâne emplie --> le crâne empli
- c'est par réflexe qu'elle s'allongea à côté de Léandre --> là, je ne sais pas trop. Le présent m'a fait bizarre à la lecture, mais j'ai l'impression que l'imparfait est trop lourd... À toi de choisir ce que tu en fais !
- parce qu'Eve --> Ève
À la prochaine <3
Yvaine
Posté le 04/01/2025
Hello A.,

Merci pour ton commentaire ! Je suis ravie que ce chapitre t'ait plu.

Le passage du point de vue de Milo mérite retravail, j'ai du mal à le faire sonner juste. Merci pour ta remarque à ce sujet !

Je note tes remarques orthographiques pour corriger tout cela.

A très vite !
Banditarken
Posté le 18/12/2024
Wohwoh ça, c'est un chapitre dense ! Alors possiblement je suis nouille (je vois jamais venir les plot twist) mais la révélation sur Florence m'a prise de court (autant que Cara ^^)
C'est très touchant de voir la relation entre elle et Leandre, de voir les concessions auxquelles ils sont prêts pour rester avec l'autre... le chapitre était top !
Yvaine
Posté le 19/12/2024
Hello Banditarken,

Ce n'est pas la première fois qu'on me dit que la révélation sur Florence est étonnante, et j'en suis ravie ! Je craignais que ça se voie à mille kilomètres.

Merci beaucoup pour ton commentaire !
Raza
Posté le 14/12/2024
Bonsoir!
Awww c'est :')
Belle scène entre Léandre et Cara <3
Comme souvent, tes mots sonnent juste. Bravo pour cet équilibre!
J'ai 2 remarques : Le passage où Léandfe vient avec elle dehors est trop expédié (à peine une ellipse de quelques mots). La fin avec Milo est bien, mais elle ne me semvlenpas coller avec le reste du chapitre.
<3
Yvaine
Posté le 15/12/2024
Hello Raza,

Merci pour ton commentaire ! Je te remercie pour tes remarques, que je note précieusement ; en effet, le passage du point de vue de Milo nécessite d'être mieux amené.
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