PARTIE III - le vent dans les montagnes
Léandre, août
Ils avaient dix-neuf ans. C'était un jour comme un autre, comme tous les autres, dans ce quotidien qu'ils aimaient tant. Elle riait aux éclats, et c'était si simple, cette façon que Cara avait de danser, la douceur de ses gestes qui invitaient Léandre à la suivre, la sueur sur sa peau, la musique qui semblait imprégner tous les pores de sa peau, les baisers qu'elle déposait sur sa joue, sa main, son cou, la sensualité, et toute cette liberté, dans ses gestes, dans son corps, dans ses pensées qui ne l'entravaient pas, pas encore peut-être - alors Léandre prit sa main et la suivit, parce que c'était naturel et que ç'avait toujours été comme ça, parce que le soir venu, ils s'embrasseraient et un peu plus peut-être, sous les draps, après la représentation.
Ce jour-là, ils avaient dix-neuf ans, c'était leur deuxième spectacle depuis qu'ils avaient intégré l'école de danse de leurs rêves, et la dernière répétition était un vaste chaos où ils s'embrassaient à chaque occasion, pour jouer, parce que ça les faisait rire de répondre non quand on leur demandait s'ils étaient en couple.
Et puis, elle était magnifique ce soir-là dans son costume de scène, et il savait quel honneur il avait de l'accompagner, d'être le seul avec qui elle voulait bien danser. Elle, la meilleure danseuse de leur promotion, celle qui pouvait tout négocier avec l'administration. Et lui, son partenaire, talentueux, qui jetait dans chacun de ses gestes une émotion qui vous prenait aux tripes et ne vous laissait jamais repartir. Sur la scène, ils formaient le plus beau couple de la troupe.
Ce soir-là, il déferait son chignon, elle l'aiderait à ôter son costume, et sans masques, ils seraient libres. Tout serait à sa place. Enfin.
Ève, août
C'était un joyeux bazar, et c'était tout ce dont elle avait toujours rêvé. Ses amis, chacun plus libre que la minute d'avant, en harmonie - ça n'était pas arrivé souvent depuis le lycée, et chaque moment de ce type était à chérir. Un joyeux bazar, oui, où Cara préparait sa valise en dansant, ses écouteurs dans les oreilles, où Ophélie se brossait les dents tout en esquissant une mélodie d'une main au piano, où Léandre s'efforçait de trouver le beurre pour préparer les sandwichs en marmonnant en espagnol, où Milo peinait à décider quels livres il emporterait, et récitait la moitié des tirades sur lesquelles il tombait en les feuilletant. Au beau milieu de tout ça, assise à la table du salon face à Nicolas, Ève se sentait bien. Comme si tout était enfin à sa place. Comme si tout prenait sens, ne serait-ce que pour un moment.
"Vous auriez la garantie d'avoir des représentations dans toutes les grandes villes du pays, disait-il, et toute la promotion serait gérée par mon équipe.
- Mais nous aurions totale liberté quant à l'écriture et le contenu du spectacle, lança Ève.
- Je chapeauterai la mise en scène, mais vous auriez carte blanche sur l'écriture, oui. Vos amis ont déjà tous signé. Il ne manque que vous pour que la troupe soit complète."
Ève relit le contrat une énième fois, s'arrêtant sur les clauses les plus complexes, que Milo leur avait expliquées la veille, lors de la réunion du dîner.
"On part aujourd'hui. On ne se mettrait au travail qu'en rentrant. C'est un problème ? jeta-t-elle.
- Pas du tout."
Elle regarda ses amis, hésitante. Ils s'étaient toujours promis que, quoi qu'il advienne, ils auraient toujours l'art en commun, mais les secrets qui se révélaient un à un, la dispute encore récente, son propre coeur qui hurlait dans sa poitrine, tout l'incitait à prendre le temps d'y réfléchir. Elle voulait le faire, essayer, les retrouver. Consacrer sa vie à l'écriture et au théâtre, en compagnie de ceux qu'elle aimait le plus, c'était ce dont elle avait toujours rêvé. Mais pas de cette façon-là, alors qu'ils savaient à peine se parler. C'est ce qu'elle expliqua à Nicolas, en disant je signerai probablement, j'ai juste besoin d'un peu plus de temps. Il acquiesça une fois, puis une deuxième lorsqu'elle lui demanda de n'en rien dire à ses amis. Un secret de plus ou de moins ne nous fera pas davantage de mal, si ?
Quand Milo leur avait exposé son idée de voyage, la veille, ils avaient tous accepté, comme si c'était une évidence. Elle avait compris que c'était pour ses amis une manière de se racheter un peu, de compenser leur inaction cinq ans plus tôt, d'essayer de se connaître à nouveau. Ophélie avait jeté un regard hésitant en direction de Léandre, mais avait accepté, elle aussi. Alors ils avaient établi une ébauche de parcours, les principales étapes qu'ils voulaient faire, les auberges et les lieux de visite accessibles où s'arrêter. Ils n'avaient rien réservé, voulant éviter d'être tenus par un planning contraignant. Ils voulaient être libres. Pour eux. Pour elle.
C'est donc ça, aimer ?
Après quelques salutations, Nicolas s'éclipsa, et tout le monde monta en voiture, Milo au volant, Ève assise à ses côtés. Une thermos de café trônait entre eux, et une couverture était rangée sous le siège en cas de fraîcheur, de sieste ou d'un besoin de soutien émotionnel. Ils n'étaient pas vraiment préparés, c'était complétement improvisé, et pourtant, elle se sentait à sa place. Même si elle se doutait que ça ne durerait pas, elle savoura ce moment. Et, les fenêtres ouvertes, le foulard de Cara et les cheveux roux d'Ophélie flottant au vent, ils partirent.
Ils avaient une journée entière de trajet devant eux en direction des montagnes, mais ils avaient décidé de la diviser en deux pour plus de confort, et Léandre avait été chargé d'indiquer les directions à Milo. A la moitié du trajet du jour, Cara prit le volant, tandis qu'Ophélie demandait à Ève de mettre de la bonne musique, bon sang, cette radio est nulle.
Tout allait bien. Tout irait bien.
Les messages qu'Ophélie échangeait avec Amélia, ceux de Milo avec Andreas, les cours que Léandre relisait pour la rentrée, rien n'importait, rien d'autre que ça - ils étaient libres, et le monde n'attendait qu'eux.
Ils s'arrêtèrent devant l'auberge d'un village sur leur chemin. La commune était cernée par les champs de blé, et Ève ne put s'empêcher de remarquer le regard de Cara, qui semblait mourir d'envie d'aller y courir - son amie était née dans un tel endroit, dans la campagne où les oiseaux font le plus beau chant du monde, et il n'y avait au fond que là-bas qu'elle se sentait vraiment chez elle. Les lettres qu'elles échangeaient autrefois lui avait appris ce genre de choses.
Quand ils se présentèrent à l'accueil, une cinquantenaire à l'air sympathique leur sourit avec l'air de ceux qui savent pourquoi les autres sont là, et ce qu'ils fuient. Alors que Milo récupérait les clés des chambres, l'aubergiste lança distraitement :
"J'ai fait partie d'une troupe de théâtre, moi aussi, quand j'étais jeune. C'étaient les meilleurs moments de ma vie. C'est d'ailleurs là que j'ai rencontré mon époux."
Léandre jeta un regard instinctif à Cara, et se reprit vite. Ils déposèrent leurs affaires, puis Ophélie et Cara s'éclipsèrent pour aller se promener dans les champs et apercevoir le coucher de soleil, tandis que Léandre et Milo partaient acheter de quoi organiser un pique-nique improvisé. Ève les regarda partir, assise à la réception de l'auberge, triturant le bas de sa robe comme si ce simple geste suffirait à lui faire oublier l'impression furieuse qui lui traversait le coeur - cette certitude dérangeante, probablement fausse, mais tout de même omniprésente, que ses amis ne cesseraient jamais vraiment de lui échapper.
"Mademoiselle ?"
Elle se tourna vers l'aubergiste, qui lui tendait une tasse de thé. Elle observa la boisson chaude, le motif automnal sur la tasse - un peu décalé en cette saison, comme elle -, la gentillesse du sourire et la tendresse des gestes, et soudain, sans trop savoir pourquoi, parce que ses amis ne pouvaient pas la voir peut-être, elle fondit en larmes.
Elle était épuisée. Epuisée de tous ces secrets, des non-dits, de la douleur et des rêves inaccessibles qui continuaient à la hanter. Épuisée de ne pas savoir parler des choses qui importent, de pleurer sans cesse, d'être cet être impuissant alors qu'elle avait été une femme indépendante, qu'elle avait gravi des montagnes et traversé des océans - qu'est-ce qui restait de tout cela, désormais ?
Ça. La force de la résilience. La liberté à laquelle elle aspirait. Ses romans, sa poésie, sa falaise, et le combat qu'elle menait - contre la souffrance et puis, surtout, pour ses amis.
Ça, voilà.
Et puis voilà, aussi, encore, parce qu'elle était dans une auberge inconnue peut-être, face à une inconnue qui lui tendait une boîte de mouchoirs, parce que ses amis s'efforçaient de lui offrir le monde et qu'elle avait perdu l'univers, parce qu'il était temps de tout reconquérir, peut-être, Ève saisit du papier, un crayon, et écrivit. Quand ses amis revinrent, elle écrivait. Quand ils allèrent se coucher, elle écrivait. Elle ne mangea que lorsque Milo menaça de la priver de ses feuilles, n'accepta de boire un café que quand Cara la vit s'endormir sur ses mots, n'alla se coucher que lorsque Léandre la réveilla à trois heures du matin, et qu'Ophélie la guida jusqu'à sa chambre. Elle sentit à peine le matelas sous elle, les draps rêches et l'air frais qui passait par la fenêtre entrouverte. Une brise d'été, aussi douce que la poésie, comme un oiseau qui chante à travers la nuit.
Aaah, c'est très beau. Enfin une bouffée d'air frais... quoiqu'on sente que tout n'est pas encore parfait. J'ai adoré ce chapitre, l'ambiance que tu mets, avec cette auberge et son aubergiste, avec les champs de blé et un air d'été (le nom du chapitre est très bien choisi =).
La seule chose que je changerais (mais c'est très personnel, et à toi de choisir - c'est la dernière phrase du point de vue de Léandre. J'ai adoré la scène que tu nous décris là, mais je pense que "Tout serait à sa place. Enfin." est... de trop, je dirais. C'est-à-dire que je n'ai pas senti cette "ambiance" dans la première partie, contrairement à la deuxième. Si c'était pour mettre en relation les deux parties, je pense que tu n'en as pas besoin, la liberté suffit. Je ne sais pas si tu comprends ce que je veux dire... J'ai un peu l'impression que cette phrase n'est pas dans l'état d'esprit de Léandre à ce moment-là, qu'il pense plutôt à la liberté qu'au fait que tout est à sa place. Mais si tu tiens vraiment à cette phrase (je comprends, elle est très belle), je la calerais quelque part dans le point de vue d'Ève. Mais, comme je te l'ai dit, tout ça n'est que mon avis.
J'ai repéré deux "erreurs" d'accent :
- A la moitié du trajet du jour --> À la moitié
- Epuisée de tous ces secrets --> Épuisée
Et un clin d'oeil particulier à la couverture qui réconforte ;-)
À bientôt !
Merci beaucoup pour ton commentaire ! Je suis ravie que ce chapitre t'ait plu.
Je te remercie pour ta remarque sur cette phrase du point de vue de Léandre. Je la conçois comme une façon d'indiquer que Léandre se sent à sa place auprès de Cara, mais elle peut sonner faux, et je retravaillerai cela !
A très vite.
Tu n'as pas à t'excuser des impressions que tu as eues, les connaître m'est très utile !
J'espère que la suite te plaira.
Ici, attention au rebond, le seul suspense qui reste est "Ève va-t-elle signer?"
Après c'est ton choix bien entendu!!!
Ici, la phrase que je trouve la plus intéressante est "Ève les regarda partir, assise à la réception de l'auberge, triturant le bas de sa robe comme si ce simple geste suffirait à lui faire oublier l'impression furieuse qui lui traversait le coeur - cette certitude dérangeante, probablement fausse, mais tout de même omniprésente, que ses amis ne cesseraient jamais vraiment de lui échapper."
Car en fait, cela révèle l'incapacité d'Ève a lâcher prise. Est elle gentille par désintérêt, ou en fait, sa gentillesse est un besoin de contrôle ? "Servir, la evise de ceux qui ailent commander" a dit quelqu'un :)
A bientôt <3
En effet, j'aurais pu achever le roman plus tôt, et je me pose pas mal de questions sur la viabilité des parties qui viennent ! Je retravaillerai cela lors d'une réécriture, à mon avis c'est l'un des problèmes majeurs de ce roman.
J'aime beaucoup la façon dont tu interprètes le personnage d'Eve !
A très vite !