31. Déserteurs

Par Gab B

Chapitre 7 : La punition

 

Déserteurs

 

— Il a été rapporté, au deux cent soixante-deuxième jour de cette année, que les sentinelles Bann Kegal et Mevanor Kegal n’avaient pas rejoint leurs postes à l’heure de l’appel matinal. Depuis, ils n’ont assisté à aucun entraînement ni aucune patrouille et ce pendant trois jours consécutifs. Ils sont également jugés pour avoir, sans permission, sorti des armes de l’enceinte de la Cité, ignoré le couvre-feu pendant deux nuits d’affilée et pénétré dans le canyon à l’est de la vallée.

D’un signe de tête, Ekvar remercia le greffier qui venait de lire les chefs d’accusation. L’homme se trouvait à ses côtés, debout sur l’estrade de la salle du conseil militaire. Écrasé sur son siège au milieu de la pièce, le plus jeune des deux accusés paraissait mesurer la gravité de sa situation. L’aîné, manifestement plus sûr de lui, semblait attendre son tour de parole avec impatience. Autour d’eux, assis sur des gradins de pierre, se tenaient les dix-huit officiers supérieurs de l’armée qui constituaient le conseil militaire présidé par Ekvar. Ce dernier s’approcha du bord de l’estrade pour s'exprimer.

— Bann Kegal, Mevanor Kegal, en vertu du règlement militaire et des lois de la cité, votre sanction a déjà été décidée et votée par cette assemblée. Vous pouvez néanmoins, si vous le jugez nécessaire et pertinent, exercer votre droit de réponse aux accusations qui viennent d’être énoncées. Si vous apportez à notre connaissance des éléments nouveaux relatifs à votre situation et à ce jugement, le conseil se réserve la possibilité de réviser votre peine.

Sans surprise, le plus âgé des deux accusés bondit sur ses pieds, après un regard plein de confiance lancé à son cadet, toujours déconfit sur son siège. Ekvar soupira intérieurement. Il espérait que le garçon serait bref. Il n’avait pas l’intention de passer la journée à écouter Bann Kegal justifier ses bêtises et, contrairement à ce qu’il avait laissé entendre, rien ne pourrait raccourcir la sentence. Inutile de faire durer cette mascarade : ils avaient bravé les lois de la Cité, ils devaient être punis. Chacun savait que l’extérieur des murs de la ville représentait un danger pour les hommes. Le fond du gouffre, un péril plus grand encore. Depuis des centaines d’années, les Généraux qui s’étaient succédé tentaient de protéger les habitants de leur propre inconscience et de leur curiosité imprudente. Jusqu’à Ekvar, qui perpétuait la mission confiée par son prédécesseur : empêcher quiconque de se rendre au bout du canyon. Peu importait si personne ne se souvenait exactement de la raison pour laquelle de telles expéditions avaient été interdites. Elles étaient interdites. Rien d’autre ne comptait. Et Ekvar devait se charger de rappeler à l’ordre les petits malins qui essaient de l’oublier, comme les deux gamins qui se tenaient aujourd’hui devant lui.

Le prisonnier le regarda dans les yeux, le salua et commença.

— Général, membres du conseil, merci de nous accorder l’opportunité de nous défendre. Tout d’abord, nous ne nions aucun des faits cités précédemment et nous insistons pour vous présenter nos excuses. Permettez-moi simplement de vous exprimer nos motivations. Depuis toujours, nous étudions avec sérieux, travaillons avec assiduité et aidons nos parents à la tenue du quartier. Mevanor prépare une carrière dans la milice et je deviendrai moi-même administrateur. Nous ne sommes pas partis au gouffre pour réduire tous ces efforts en miettes. Nous ne sommes pas partis par goût du risque ou pour notre propre plaisir. Nous sommes partis pour l’avenir de la Cité.

Certains officiers s’étaient redressés et écoutaient avec curiosité, ce qui arrivait rarement dans cette salle. Ekvar se désola de constater qu’un déserteur de vingt ans réussissait à attirer autant d’attention. Son ton grave et son charisme naturel jouaient pour beaucoup et il avait visiblement répété son petit discours de nombreuses fois.

— Vos intentions n’ont aucune conséquence sur la sanction prononcée par le conseil. Seuls les faits nous intéressent ici, trancha-t-il pour ne pas faire durer le suspens.

— J’y arrive, répondit le prisonnier.

Il fit alors demi-tour pour faire face à son auditoire et entama son récit. Derrière lui, le Général ne pouvait plus voir les expressions de son visage, mais sa voix passionnée lui en donnait une bonne idée. Les membres du conseil, d’abord déconcertés par ce revirement, furent bientôt gagnés par l’enthousiasme du jeune homme. Il commença par exposer leur but : découvrir où partait l’eau du fleuve, pour dépasser les limites de la Cité. Il raconta leurs recherches, leur préparation et enfin l’expédition en elle-même. Ekvar n’appréciait pas les regards approbateurs qu’il lisait dans les yeux de certains de ses subalternes, mais ne voyait pas comment couper le flot de paroles de l’accusé.

— Une fois devant le canyon, continua Bann après une courte pause pour reprendre son souffle, je suis descendu le long de la falaise en rappel. Mon frère m’éclairait avec une torche pendue à une seconde corde. Je ne pouvais pas atteindre le fond du gouffre avec notre modeste équipement, mais j’en avais quand même une bonne vision. À mon grand étonnement, j’ai aperçu une ouverture dans la roche, une espèce de galerie dans laquelle l’eau s’engouffrait, mais notre matériel ne pouvait pas nous permettre d’y accéder.

La salle se mit soudain à bourdonner. Les révélations du jeune homme commençaient à lancer un débat animé. Pas convaincu du tout, Ekvar leva la main pour réclamer le silence.

— Admettons que tu dises vrai, dit-il tandis que l’accusé se retournait vers lui. Vous avez quitté la ville pour mener votre petite aventure dans le canyon. Et alors ?

Le visage rouge, l’aîné des fils Kegal eut d’abord l’air furieux, mais se ressaisit rapidement.

— Maintenant que nous savons ce qui se trouve au fond du gouffre, il est possible de continuer à l’explorer ! Il faut monter une nouvelle expédition avec plus de monde, des éclaireurs, du matériel, pour suivre le chemin ouvert par l’eau !

Les débats reprirent de plus belle, frénétiques et inintelligibles. L’assemblée paraissait divisée entre les curieux, qui voulaient en connaître davantage, et les raisonnables, qui comprenaient l’absurdité de cette histoire. Le Général balaya la salle des yeux pour essayer de discerner les avis de chacun. Assis au premier rang, le Commandant des éclaireurs affichait un petit sourire indéchiffrable. Était-ce de la moquerie, de la bienveillance ou de l’excitation qu’Ekvar lisait dans ses pupilles ?

Il soupira et se frotta le menton. Tous les officiers semblaient perdre de vue le sujet du jour : punir ces garçons pour leurs délits commis envers la Cité. Plus tôt dans la matinée, Nedim l’avait prié de prononcer une peine ferme, mais légère, aux deux jeunes éberlués enfermés depuis la veille ; suffisamment longue pour dissuader ceux qui seraient tentés de suivre leurs pas, sans pour autant froisser le nouveau héros de la ville et risquer le tumulte politique. Ekvar ne partageait pas cet avis. Aujourd’hui, tous les yeux étaient braqués sur les gamins Kegal. Autant en profiter pour punir lourdement leur inconscience et faire d’eux un exemple. Le Gouverneur avait rejeté en bloc ses propositions, la discussion s’était éternisée. Nedim pouvait bien penser ce qu’il voulait, le Général refusait d’appliquer un traitement de faveur aux fils de Subor. Contrairement à ce que semblaient croire les administrateurs, la loi concernait tout le monde de la même manière.

À nouveau, Ekvar leva la main et le silence enveloppa la salle.

— Nous en avons assez entendu, résuma-t-il sèchement. Tes explications grandiloquentes ne nous mènent à rien. Nous sommes réunis ici pour juger les faits qui vous sont reprochés. Vous vous êtes rendus coupables de toutes les accusations énoncées tout à l’heure. Pour cela, la sanction prononcée par le conseil est de soixante jours d’enfermement.

Sur un hochement de menton du Général, deux gardes escortèrent les prisonniers hors de la salle. Bann Kegal sortit la tête haute sous les jacassements de l’auditoire ; son frère, visiblement dépité, avançait derrière lui en fixant ses chaussures.

Ekvar fit signe à son Premier Commandant de le suivre et quitta la pièce à son tour. Il était contrarié par la façon dont le jeune effronté avait captivé l’assistance avec ses histoires invraisemblables. L’envie d’alourdir leur peine, pour le punir de s’être ainsi donné en spectacle, l’avait démangé. Il ne s’était retenu que par crainte de ne pas obtenir l’unanimité des voix.

Les deux hommes marchèrent en silence jusqu’au bureau du Général. Là, Ekvar s’affala dans un fauteuil.

— Je ne sais pas quelle folie habite les fils Kegal, mais cette histoire ne me plaît pas du tout, dit-il d’un ton las. Cette idée absurde d’explorer le gouffre… La Cité n’a pas besoin de ça.

Ekvar s’arrêta pour regarder par la fenêtre. Il observa d’un air songeur les ouvriers portuaires du quartier Kemel décharger des sacs de grains. Il ferma les yeux, inspira, et se tourna vers son interlocuteur qui attendait patiemment ses ordres.

— Tu ne trouves pas que leur histoire ne tient pas la route ? Deux gamins, qui sortent de nulle part, décident du jour au lendemain d’explorer le gouffre. Une sizaine seulement après l’effondrement de la mine… Coïncidence étonnante. Ils n’ont certainement pas eu l’idée tout seuls, ils doivent être liés à autre chose… Qui ? Les contrebandiers ? Tout porte à croire que la racaille se range plutôt dans l'ombre des Volbar, mais les Kegal sont peut-être également de la partie. Subor a déjà désobéi délibérément aux ordres du Haut Conseil. Il n’est pas difficile d’imaginer qu’il soit derrière la petite excursion de ses fils. Et puis les Kegal ne sont pas aussi blancs qu’ils paraissent, on m’a rapporté que des écailles non poinçonnées circulent parfois dans leurs quartiers vassaux… Je suis persuadé que ces deux garçons cachent quelque chose, il faudrait que tu arrives à comprendre leurs motivations et dénicher la personne qui les pousse à se rebeller ainsi.

Il avait réfléchi à haute voix et livré à son subordonné toutes ses réflexions, sans filtre. Une relation de confiance et d’amitié les liait depuis de longues années ; Heifri était le seul des officiers avec qui il pouvait s’épancher sans crainte. Cela ne signifiait pas que son second partageait son point de vue, comme en témoignait le léger hochement de tête qui manifestait son désaccord.

— Vous les surestimez. Ce ne sont que des gamins, personne n’ira écouter leurs affabulations ! Et puis, ces soixante jours dans les geôles vont refroidir leurs ardeurs. D’ici là, la ville sera passée à autre chose !

Le Général se contenta de froncer les sourcils et d’afficher une moue dubitative.

Après avoir encore une fois tenté de le rassurer, le Premier Commandant prit congé de son supérieur. Ekvar aurait aimé partager son optimisme, mais il ne pouvait s’empêcher de penser que les fils Kegal menaçaient sérieusement l’ordre public. Leurs idées dangereuses ne devaient pas se propager hors des murs de la commanderie.

Il allait devoir les faire surveiller de très près.

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