32. Mensonges

Par Gab B
Notes de l’auteur : C'est parti pour le chapitre 8 !

Chapitre 8 : Les geôles

 

Mensonges

 

Bann se pavanait encore lorsqu’ils regagnèrent les geôles. Il toisait les autres détenus comme s’il allait être libéré le lendemain, comme si le conseil militaire qui venait de les condamner n’avait été qu’une simple formalité. Comme s’il avait gagné la partie. Les regards noirs qu’il recevait en retour couvraient Mevanor de honte. Les yeux baissés, le visage fermé, le jeune homme suivait son aîné d’un pas traînant. Abasourdi par ce qui s’était passé depuis qu’ils avaient franchi les portes de la Cité. Tout était arrivé si vite, comme dans un cauchemar. Il n’attendait plus que le réveil.

Le garde qui les accompagnait les poussa chacun dans leur cellule et les portes se refermèrent derrière eux dans un crissement métallique. Mevanor s’assit près de la grille qui le séparait de son frère et lui fit signe de s’approcher.

— Pourquoi t’as raconté tout ça, Bann ? chuchota-t-il d’un ton sec. T’es vraiment stupide !

L’intéressé leva les yeux au ciel.

— Calme-toi, Mev. De quoi tu parles ?

— De ton petit numéro devant les officiers tout à l’heure ! C’est n’importe quoi, on n’a rien vu du tout dans les profondeurs du gouffre !

Son frère poussa un long soupir, comme s’il voulait couper court à une discussion qu’il considérait comme inintéressante. Contrairement à Mevanor, il n’éprouvait apparemment aucun remords sur les propos qu’il avait tenus un peu plus tôt.

— On a découvert que l’eau ne s’enfonçait pas dans les enfers, mais continuait son chemin dans la roche. Cela signifie qu’elle va bien quelque part, comme on l’avait imaginé. Je n’ai pas menti là-dessus.

— Tu as dit qu’on avait vu un passage !

— J’ai dit que j’avais vu une ouverture dans laquelle l’eau s’engouffrait. Ce n’est pas complètement faux.

Le ton calme et volontairement apaisant de son frère agaçait Mevanor. Bann avait agi sans réfléchir, sans le consulter, sans aucune prudence. Le cadet lui en voulait d’avoir raconté des élucubrations devant le conseil militaire, de les avoir conduits tous les deux directement en cellule et surtout de continuer à faire le malin alors que la situation ne tournait pas du tout en leur faveur. Mais son aîné n’avait pas l’air de comprendre qu’il bouillait réellement de colère contre lui.

— D’accord, reprit finalement Bann, j’ai un peu enjolivé la réalité, mais quelle différence ça fait ? Il faut bien convaincre les dirigeants de la Cité de nous soutenir. Ce ne sont pas tes bonnes intentions qui vont nous sortir d’ici.

— En tout cas, ce ne sont pas elles qui nous y ont amenés ! répliqua amèrement son frère.

Le jeune homme, les joues en feu, parvenait difficilement à contenir son agacement. Il ne pouvait néanmoins pas se permettre de se faire remarquer devant les autres détenus qui commençaient à regarder leur échange avec curiosité.

— Cette histoire de gouffre t’a rendu fou, conclut-il avant de tourner le dos à Bann et se diriger vers sa paillasse.

Il s’allongea sur le ventre, le visage enfoncé aux creux de ses bras. Comment avaient-ils pu en arriver là ? Les plaisanteries insouciantes de leur enfance s’étaient transformées, petit à petit et sans en prendre conscience, en délits de plus en plus graves. Répréhensibles par la loi. Jusqu’où son frère irait-il pour éteindre la soif de sensations qui brûlait en lui ? Son aîné avait changé depuis quelque temps, à faire passer ses propres intérêts avant ceux des siens, et il n’était pas sûr d’apprécier ce Bann-là.

Le contact d’une boulette de papier contre son épaule le tira de ses pensées. Mevanor tourna la tête vers la cellule voisine, depuis laquelle son frère l’encouragea à lire, d’un regard qui semblait empli de contrition. À présent, assis sur sa triste paillasse, la fausse fierté qu’il avait arborée devant les autres prisonniers avait laissé place à la désillusion et le voir dans cet état de détresse brisa le cœur de Mevanor. Aveuglé par le ressentiment, ce dernier en avait oublié qu’ils se trouvaient tous les deux dans le même pétrin. À sa façon, maladroitement, Bann essayait de les en sortir. Et puis, quand ils avaient décidé de rentrer en ville après leur déconvenue au gouffre, ils s’étaient mis d’accord : ils devaient convaincre les autorités de mener une deuxième expédition, avec plus de moyens. Lorsqu’ils s’étaient retrouvés emprisonnés, le cadet avait tiré un trait sur leurs rêves d’exploration ; pas Bann, apparemment plus déterminé que jamais.

Mevanor soupira et déplia le papier, sur lequel son frère avait griffonné des excuses. Il disait qu’il était désolé, qu’il n’aurait pas dû mentir aux officiers sans le prévenir de ses intentions, qu’il avait fait ce qui lui semblait le mieux pour eux deux et pour la Cité. Ces quelques mots suffirent à adoucir un peu l’humeur du jeune homme qui retourna s’asseoir contre la grille près de son aîné.

— Tu crois qu’on va nous aider ? chuchota-t-il.

— Je pense que oui, répondit Bann sur un ton mystérieux.

Le visage de ce dernier paraissait serein. Le cadet prit un instant pour réfléchir. Après tout, le mal était fait, autant essayer d’avancer maintenant. Ils ne pouvaient plus se rétracter sans aggraver encore leur situation et si une personne pouvait les sortir de ce pétrin, c’était bien le brillant imbécile qui se trouvait en face de lui, de l’autre côté des barreaux.

— Qui nous suivra ? insista-t-il.

— Papa et maman seront derrière nous, affirma son frère.

Le seraient-ils vraiment, après la scène que ce dernier avait jouée devant eux la veille ? Bann n’avait pas l’air d’en douter. Son père s’était emporté et ses paroles avaient sûrement dépassé sa pensée. Ils ne pouvaient pas réellement les abandonner à leur sort. Ils ne feraient sans doute rien pour écourter leur peine, qu’ils jugeraient certainement méritée, mais une fois leur colère passée ils comprendraient peut-être les enjeux de reconduire une exploration au gouffre.

— Supposons que cette ouverture soit vraiment accessible avec plus de moyens. Comment on fera pour pénétrer dedans ? Elle est remplie d’eau, on ne pourra que se noyer…

Bann haussa les épaules.

— Ne t’en fais pas, répondit-il. Nous avons soixante jours pour préparer un plan convenable !

— Un plan pour quoi faire ? tonna soudain une voix près d’eux.

En prononçant ces mots, l’homme avait frappé violemment contre la grille et refermé ses doigts boudinés sur les barreaux de fer. Immense, il se tenait juste devant la porte de la cellule de Mevanor et les toisait d’un air menaçant, les poings serrés pour faire saillir les muscles de son bras. À en croire l’écusson bleu sur son épaule, il s’agissait d’un officier de la garde.

— Allez, viens avec moi, dit-il en ouvrant la grille et attrapant Mevanor par le poignet. On s’occupera de ton frère après.

Pour la troisième fois depuis le début de la journée, le jeune homme passa devant toutes les autres cellules. Certains prisonniers le regardaient d’un air amusé, d’autres affichaient de la compassion. Mevanor déglutit avec difficulté et reporta les yeux sur le dos du géant qui était venu le chercher et lui broyait le poignet. Il le suivit jusqu’à la porte rouillée d’une petite salle uniquement meublée de deux chaises. L’une était simple, en bois, l’autre comportait deux accoudoirs munis de bracelets de fers. L’homme le força à s’asseoir sur celle-ci et lui attacha les bras, l’empêchant de bouger. Puis, calmement, il s’installa sur la deuxième chaise.

— Alors, sacré spectacle que vous avez donné devant le conseil militaire.

Le géant attendait visiblement une réaction de sa part, mais Mevanor resta de marbre. Que pouvait-il ajouter ? Ce n’était même pas une question.

— Bien. T’es pas un grand bavard à ce que je vois. On va rentrer dans le vif du sujet directement dans ce cas. Tes parents affirment qu’ils n’ont pas acheté le bateau avec lequel vous êtes partis et c’est vrai. On a vérifié. Alors il venait d’où ? Qui vous l’a fourni ?

Les petits yeux noirs de l’homme le fixaient méchamment. En face de lui, Mevanor nageait en pleine perplexité. Ils avaient bravé de nombreux interdits en quelques jours, et celui pour lequel on l’interrogeait était l’utilisation d’une gabarre non répertoriée ? Par réflexe, il tenta de hausser les épaules, mais la douleur que cela provoqua dans ses avant-bras lui arracha une grimace.

— On a payé pour le faire retaper.

— Aucun batelier honnête ne donnerait pas un bateau à deux jeunes idiots sans autorisation, répliqua durement le garde.

À nouveau, Mevanor ne sut quoi répondre. L’homme pouvait toujours en douter, il n’avait pourtant pas menti.

— Admettons que tu dises vrai, reprit le géant. Comment avez-vous réussi à convaincre quelqu’un de vous le vendre ?

— On a juste rendu un service en échange. C’était bête de faire ça, mais aussi le seul moyen qu’on a trouvé pour partir, avoua Mevanor.

Il avait dit presque toute la vérité, espérant que l’honnêteté constituerait le refuge le plus sûr et que son interlocuteur se calmerait s’il répondait sincèrement à ses interrogations, mais celui-ci se redressa, gonfla le torse et agita les mains dans tous les sens comme pour faire sortir sa colère.

— Un service ? Quel service ? À qui ? Vous êtes de mèche avec le Serpent ?

Mevanor plissa les yeux. Il avait entendu des rumeurs sur le Serpent, dont on murmurait qu’il dirigeait la plupart des contrebandiers de la ville. Bizarrement, personne ne l’avait jamais vu. Sans doute ne s’agissait-il que d’une légende, mais celle-ci constituait une belle porte de sortie pour brouiller les pistes avec le garde et minimiser leur responsabilité en cas d’enquête sur les écailles braconnées qu’ils avaient transportées. Il allait acquiescer vaguement avant de se souvenir dans un éclair de lucidité que Bann allait devoir répondre aux mêmes questions que lui. Bann. Son frère mentirait certainement, mais pas là-dessus. Jamais il n’attribuerait le succès de leur expédition à quelqu’un d’autre.

— Non, au batelier. Rien de compliqué ; il avait besoin de main-d’œuvre, on l’a aidé quelques jours. Je pense qu’il espérait surtout se mettre notre famille dans la poche.

Le géant s’approcha de lui et posa un index sur son torse.

— Arrête ton baratin, gamin. Ce que vous avez fait est un crime, gronda-t-il.

La posture de son interlocuteur se voulait sans doute intimidante, mais Mevanor ne parvint qu’à le trouver ridicule. S’il s’agaçait ainsi, c’était par manque de preuve concrète contre eux. Et le jeune homme avait appris depuis longtemps à tenir un secret.

— Non, c’est une infraction, répliqua-t-il d’une voix qui tremblait à peine. Et de toute façon, mon jugement a déjà eu lieu, ma peine ne changera pas, que je réponde ou non à vos questions…

— Qu’y avait-il vraiment au fond du gouffre ? continua le garde en ignorant sa remarque.

— Un souterrain dans lequel le Fleuve s’écoule. Impossible d’en savoir plus pour l’instant, l’eau nous empêchait d’aller plus loin.

Il avait menti et même pas à contrecœur. Finalement, son frère avait peut-être raison. Voir l’état dans lequel cet homme se mettait juste parce qu’ils avaient quitté la ville trois jours lui rappelait pourquoi ils étaient partis. Pour l’aventure, l’exploration, l’ouverture au monde. Pour s’émanciper des murs de la Cité. Et avec un peu de chance, ils pourraient aller encore plus loin, s’ils trouvaient un moyen de se débarrasser de toute cette eau qui gênait la vue et le passage.

Lentement, son interlocuteur détacha son doigt de la poitrine de Mevanor. Puis il approcha son visage du sien. Leurs nez se touchaient presque.

— Et c’est ce que le Premier Cercle espérait que vous découvriez ? demanda-t-il plus calmement.

Que venait faire le Premier Cercle là-dedans ? La seule fois qu’il en avait entendu parler, son père, plutôt saoul, avait mentionné un groupe de fanatiques qui se réunissaient pour discuter politique et philosophie. Si la garde les cherchait, ils devaient être un peu moins inoffensifs qu’ils n’y paraissaient. Se pouvait-il que Nedim eût raison en leur mettant sur le dos l’explosion qui avait causé l’effondrement du temple du Fleuve ?

Mais ça n’avait pas d’importance pour le moment, puisque cette fois encore Bann ne profiterait certainement pas de l’occasion pour se dédouaner.

— Je ne connais pas de Premier Cercle, répondit-il en louchant pour regarder l’homme dans les yeux.

Ce dernier se recula et se leva, le corps lentement envahi par la colère. Mevanor vit sa poitrine se soulever, son cou se colorer de rouge, ses lèvres frémir. Il lui sembla soudain que l’énervement avait pris possession de tout son être, de la pointe de ses orteils qui tapaient contre le sol jusqu’à ses joues où le sang affluait et ses paupières dont le clignement furieux rappelait les battements d’ailes d’un insecte. Il se mit à hurler.

— Enfin, gamin, sois raisonnable ! Tu ne me feras pas croire que vous avez monté seuls cette petite expédition ! Quelqu’un vous a forcément aidé à la préparer, vous a donné accès aux archives. Nous ne sommes pas naïfs ! Et il n’y a aucune honte à admettre avoir été manipulé. Cela réduira peut-être votre peine.

Comme Mevanor secouait la tête en signe de dénégation, l’homme continua.

— Comment vous ont-ils approché ? L’un de vos amis les connaît ? Le batelier ? Quelqu’un de votre quartier ?

— Je ne connais pas de Premier Cercle.

— Vos parents alors ? insista le garde. On sait qu’ils trempent dans des affaires pas très nettes.

Piqué au vif par les accusations du géant, Mevanor voulut se lever. Il tira sur ses poignets qui cliquetèrent dans un bruit métallique. La morsure du fer contre sa peau lui fit monter les larmes aux yeux.

— Mes parents n’ont rien à voir avec ces illuminés ! s’écria-t-il.

— Donc tu sais qui ils sont, sourit son interlocuteur d’un air victorieux.

Les joues brûlantes de s’être ainsi laissé avoir, Mevanor se força à regagner son calme. Il devait arrêter de répondre à ses questions. L’homme ne pouvait rien contre lui. Sa sentence était déjà prononcée. S’il la prolongeait, ses parents la feraient annuler. S’il le frappait, sa mère le verrait lors de sa prochaine visite et le géant perdrait son poste. S’il lui interdisait les visites, son père se plaindrait à Nedim et le problème serait réglé dans la journée. Mevanor le savait et le garde le savait aussi. C’était peut-être injuste, mais la Cité fonctionnait ainsi. Un homme comme lui ne pouvait rien faire contre le fils des administrateurs Kegal.

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