Je pensais qu’il ne resterait plus de moi qu’une coquille vide après la seconde et dernière épreuve. Étrangement, j’en sortis en me sentant le cœur beaucoup plus léger. Désormais, il n’y avait plus qu’à attendre de savoir si j’étais ou non admis aux oraux. C’était une perspective tout aussi effrayante, mais lointaine encore et, pour le moment, j’avais envie de respirer à pleins poumons, de marcher à grands pas.
Je rejoignis Sacha au point de rendez-vous préalablement fixé. Il était trois heures passées de l’après-midi et je n’avais toujours pas déjeuné. Pendant l’épreuve, mon estomac noué n’avait eu droit qu’à deux biscuits et une poignée de fruits secs. Désormais affamé, j’étais prêt à m’arrêter dans le premier fast-food quand soudain je l’aperçus. Mes forces me revinrent et mon ventre cessa de geindre.
Il avait choisi pour m’attendre l’angle d’une rue où s’était établi un fleuriste. C’était l’emplacement le plus charmant qui soit. Il était cerclé de bouquets qui débordaient sur le trottoir. Les passants pressés l’obligeaient sans cesse à se décaler d’un côté ou de l’autre, de telle façon qu’il ne me vit pas arriver, occupé qu’il était à les éviter. Je le fis sursauter en lui prenant la main. Il leva vers moi un regard farouche qui se détendit en me reconnaissant.
- Tu as réussi ? s’enquit-il.
- Ça, il va falloir patienter pour le savoir. Mais j’ai fait de mon mieux.
Je lui adressai un sourire et il me le rendit sans lâcher ma main. L’épaule d’un inconnu heurta la mienne, me rappelant que nous étions dans le passage. J’exerçai une pression sur le bras de Sacha pour l’inviter à me suivre :
- On y va ?
Nous avions décidé de nous rendre ensemble à Gibert avant de rentrer à la maison.
- Attends, me retint-il.
Intrigué, je le regardai ôter une bretelle de son sac à dos et ramener celui-ci contre sa poitrine. Il ouvrit la fermeture et fouilla à l’intérieur. Sa main en ressortit tenant un emballage en papier alu.
- Je me suis dit que tu aurais faim.
Mon ventre se remit à gargouiller. Je ne me fis pas prier pour prendre le sandwich préparé par Sacha.
- T’es le meilleur, dis-je juste avant d’y mordre à pleines dents.
Je songeai que nous nous serions encore plus amusés si Sacha avait apporté un casse-croûte pour lui-même. Nous aurions partagé le moment sur un banc, entourés d’une flopée de pigeons. Picorant et roucoulant. Tendrement enlacés. Heureusement, la nourriture qui m’emplissait la bouche m’empêchait d’exprimer ces pensées à voix haute. Confinées dans le secret, celles-ci s’embrasèrent jusqu’à friser l’indécence : tout à coup, j’avais envie de partir en pique-nique avec Sacha, de rouler dans l’herbe avec lui, d’embrasser tout son corps et de lui faire l’amour. Évidemment, une telle chose était à proscrire. Je ne devais pas confondre les élans de la passion avec le soulagement d’une fin de concours.
J’espérais que les livres me changeraient les idées. Ce ne fut pas le cas et le baiser que Sacha m’offrit de retour à la chambre ne m’aida pas à garder l’esprit clair. Le sac contenant nos achats était sans doute à l’origine de sa joie, mais il le délaissa pour m’entraîner dans une étreinte chaude et gourmande à laquelle je ne résistai pas. Sa main commençait doucement à s’égarer sur l’intérieur de ma cuisse quand la sonnerie du téléphone nous interrompit.
C’était ma mère.
Je jugeai plus raisonnable d’aller tranquillement prendre l’appel sur le palier, en dehors de la chambre. Les mains de Sacha quittèrent ma peau dans un dernier effleurement.
Ma mère m’appelait au sujet du CAPES. Elle voulait savoir comment je m’en étais sorti, si ça n’avait pas été trop difficile, et toutes les banalités qu’on peut imaginer. Je m’efforçai d’éviter les réponses expéditives, mais c’est elle qui coupa court en me disant que j’allais pouvoir souffler. Elle en profita pour me demander si je rentrerais pendant les vacances de printemps. Embarrassé, je m’en tirai en lui rappelant qu’il n’y avait pas longtemps que celles d’hiver s’étaient terminées et lui dis que je ne pouvais pas prévoir ce que je ferais aussi longtemps à l’avance.
Enfin délivré de cette conversation, je regagnai l’appartement. Sacha était assis par terre, le dos appuyé contre le lit. Il avait déballé nos nouveaux livres et s’occupait d’arracher les étiquettes « occasion » qui barraient les couvertures. J’en pris un que je me mis à feuilleter. Pendant un moment, nous redécouvrîmes ensemble les ouvrages qui nous avaient attirés dans le magasin. C’est alors que retentit un deuxième appel.
- Tu es très demandé, commenta Sacha, quelque peu sèchement.
Je fis une grimace et répondit à Raph qui voulait lui aussi savoir comment s’était passé le concours. Il me reprocha de ne pas l’avoir appelé moi-même dès la fin de l’épreuve. Comme je grognais qu’il exagérait, mon meilleur ami me fit taire d’un « Bref ! » sonore et me proposa d’aller fêter la fin de mes examens dans un bar le soir même.
Je jetai à Sacha un coup d’œil embarrassé.
- Ça porte malchance de faire la fête avant les résultats, prétextai-je.
En même temps, je me maudis de ne pas être retourné sur le palier. À côté de moi, Sacha roulait entre ses doigts les étiquettes décollées, les yeux baissés. Je savais qu’il ne manquait rien de ma conversation et il n’était pas idiot. Il comprenait que j’avais décliné l’offre de Raph à cause de lui. C’est que j’ignorais toujours comme le présenter à mes amis. Ce n’était plus tant l’ambiguïté de notre relation qui me gênait que le fait d’avoir dissimulé quelque chose de si gros, de si important, à savoir que j’hébergeais Sacha depuis deux mois entiers. J’avais agi comme si je n’avais pas confiance en mon meilleur ami et, à présent, j’avais peur de le blesser…
Ainsi me morfondais-je quand Raph me fit ravaler tous mes remords :
- Dis plutôt que tu veux passer la soirée avec ton mec.
- Mais n’importe quoi, mêle-toi de tes affaires ! l’envoyai-je paître, le visage enflammé, tandis qu’il s’esclaffait à l’autre bout du fil.
Je lui raccrochai au nez. Il ne méritait pas mieux.
Sacha se redressa, très intéressé. Je tournai la tête dans l’autre sens, trop mal à l’aise pour affronter son regard.
- Alors comme ça tu lui as parlé de moi ? me demanda-t-il avec une intonation presque sceptique.
C’était pire que tout. Sacha allait s’imaginer que je me servais de lui pour me vanter à tout le monde d’être en couple.
- Raph comprend tout à l’envers ! me défendis-je.
- Tu lui as dit quoi exactement ?
Je voulais lui répondre que je n’aurais jamais inventé quoi que ce soit à ses dépens, mais il enchaîna trop rapidement :
- Qu’on sort ensemble ?
- Non…
- Qu’on couche ensemble ?
Mon visage prit une couleur encore plus cramoisie, si tant est que cela était possible. Un instant, je fus incapable d’articuler un mot, mais ça n’avait pas d’importance : mon silence valait tous les aveux du monde. Il ne me restait plus qu’à m’excuser :
- J’ai fait une erreur…
Ce n’était pas seulement ma vie privée que j’avais révélée à Raph. C’était aussi celle de Sacha. Il avait le droit d’être fâché et il l’était visiblement.
- Ce serait bien que t’assumes ce que tu vas raconter à droite à gauche, gronda-t-il en s’écartant de moi.
En vain, je m’étirai à quatre pattes pour rattraper ses jambes qui s’éloignaient. Réalisant combien c’était lamentable, je me redressai et vins m’asseoir sur le lit. Un espoir dans mon cœur me souffla qu’il était encore temps de me rattraper. D’en finir avec tous ces secrets.
- Sacha, commençai-je, hésitant, et si… Si on allait retrouver Raphaël dans ce bar ?
- Je préfère éviter.
Il se servit un verre d’eau au robinet de la cuisine, le but d’une traite et le reposa dans un claquement.
La soirée était probablement fichue. La semaine était fichue. Nous étions bons pour nous engueuler jusqu’au mois prochain.
La tête baissée, je ne vis pas Sacha revenir. Ce n’est qu’au dernier moment que je le sentis s’installer à califourchon sur mes genoux et passer ses bras autour de mon cou. La seconde d’après, il m’embrassait comme si sa vie en dépendait. Sa langue cherchait ma langue, ses lèvres ne s’écartaient que pour revenir à la charge. Je répondis à son baiser par réflexe. Vaincu. Parce qu’au fond, il n’y avait rien de plus agréable. C’était suave, enivrant.
Et en même temps, ça ne l’était pas. De telles caresses réduisaient à néant tous les efforts que j’avais faits pour maintenir entre nous une relation saine. Sacha faisait cela pour que je lui pardonne de s’être fâché. Ça ne pouvait pas être autre chose. Une boule se forma au creux de mon ventre.
- Je ne te laisserai pas seul, murmurai-je en le repoussant. Ne t’inquiète pas.
Sacha se recroquevilla sur lui-même.
- Ce que tu dis et ce que tu fais sont deux choses différentes.
Ses paroles déclenchèrent en moi une vive douleur. Cependant, je restai silencieux et contins mes émotions. Je sentais qu’il avait encore quelque chose à ajouter.
- Et moi je réagis toujours pareil, dit-il au bout d’une dizaine de secondes. Je suis trop con.
C’était dit. Il regrettait d’être venu se blottir contre moi, de m’avoir autorisé à le toucher de la sorte. Les larmes de Sacha roulèrent sous ses yeux et vinrent mouiller mes vêtements. Le jour où je décidai de me rendre sur un champ de courses avait lui aussi une consistance d’aquarelle.